Au milieu de tant de soins, le pieux pontife eut à subir une dure épreuve : ce fut, dans Rome, l'invasion des hérésies orientales.
Depuis la défaite de Simon le Mage, la chrétienté romaine avait joui d'une paix profonde relativement à la doctrine. Les hérésies judaïsantes avaient fini par s'épuiser, même en Orient ; mais le père du mensonge ne renonçait pas à séduire les âmes, en propageant des systèmes hostiles à la foi. L'Orient lui tenait en réserve, pour attaquer le symbole chrétien, d'un côté le panthéisme qui faisait le fond des théogonies égyptiennes ; de l'autre le dualisme qui, de la Perse, infectait une partie de l'Asie. Simon avait, du premier coup, essayé une synthèse de ces erreurs diverses ; mais il s'était éteint rapidement, et son hérésie multiple allait être reprise en sous-oeuvre. L'explosion eut lieu en Orient cette fois encore. Au même moment où un sectaire nommé Saturnin émettait son enseignement fondé sur le dualisme, Basilide produisait la théorie panthéiste de l'émanation sous des obscurités calculées qui devaient en voiler les conséquences aux âmes honnêtes. Son disciple Carpocrate eut moins de pudeur, et dans cette branche de la secte se produisirent bientôt les plus infâmes pratiques. Ce furent ces horreurs qui, ayant été constatées malgré le mystère dont les carpocratiens les entouraient, donnèrent lieu aux atroces calomnies que les païens firent planer, durant plus d'un siècle, sur les chrétiens et sur leurs assemblées. Incestes, promiscuité, anthropophagie, rien n'était mieux démontré que ces crimes, par les découvertes que fit la police de l'Empire dans ces bas-fonds de l'hérésie. Les carpocratiens se vantant d'appartenir au christianisme, il fut aisé aux ennemis de la nouvelle religion, en s'adressant à la crédulité populaire, de répéter et de faire croire en tous lieux que telles étaient les moeurs des sectateurs du Christ.
Un autre rameau du panthéisme, à l'état d'hérésie chrétienne, fut le système de Valentin qui prétendait posséder la gnose supérieure. Un amas de rêveries d'où sortaient ces "interminables généalogies" que saint Paul avait signalées d'avance ( I Tim., 1), formait le caractère de cette secte qui s'étendit et séduisit beaucoup d'imaginations, jusqu'à ce qu'épuisée par les divisions et subdivisions qu'elle enfantait, elle s'affaissât sur elle-même. Valentin, philosophe égyptien, puis chrétien, avait aspiré à la dignité épiscopale. On le trouva suspect, et son ambition déçue l'entraîna dans la voie de la perdition. Après avoir tenté quelques essais en Orient, il eut l'idée de se montrer à Rome. La vigilance d'Hygin ne tarda pas à démasquer ses mauvais desseins. Par trois fois, il fut condamné et signalé aux fidèles comme un docteur d'impiété, et, ne trouvant pas de crédit pour sa secte, il quitta Rome et s'en alla en Chypre, où il donna pleine carrière à son dogmatisme insensé.
A peine Valentin avait-il délivré l'église romaine de sa présence, qu'un autre sectaire oriental venait à son tour y chercher fortune. C'était Cerdon, disciple de Saturnin, et, comme lui, apôtre du dualisme. Il fut aisé à Hygin de démêler le loup sous ses peaux de brebis. En face de la majesté du siège de Pierre, Cerdon ne put tenir longtemps. Il abjura son erreur ; mais le sectaire ne pouvait mourir en lui. Il revint à son vomissement, et Hygin se vit contraint de le dénoncer et de l'expulser de l'Eglise. Ce fut au milieu de ces labeurs que le zélé pontife quitta ce monde, pour aller recevoir la récompense de sa fidélité dans la garde du dépôt de la foi. Il mourut en l'année 142 , et son corps fut déposé, près de ceux de ses prédécesseurs, à l'ombre de la crypte Vaticane.
Pie Ier fut élu à la papauté en remplacement d'Hygin. II était d'Aquilée, et avait un frère, nommé Pastor, qui servait l'église romaine en qualité de prêtre. Il est probable que le nom sous lequel ils sont connus l'un et l'autre n'était que leur cognomen. Quoi qu'il en soit, on trouve sur les fastes, à l'année 163, un consul du nom de Pastor.
Les premiers jours du pontificat de Pie furent troublés par l'arrivée d'un nouveau sectaire que l'Orient dirigeait encore sur Rome. C'était Marcion, né à Sinope en Paphlagonie. Excommunié pour un crime par son évêque qui était aussi son père, il venait demander sa réhabilitation à l'église romaine. On lui répondit que cette faveur pourrait lui être accordée, lorsque son évêque aurait levé la sentence portée contre lui. Marcion, dans sa colère, réplique que, puisque l'église romaine lui déniait sa communion, il allait désormais tout mettre en jeu pour la déchirer. Il alla donc trouver l'hérétique Cerdon, qu'il dépassa bientôt en audace, et scandalisa la chrétienté de Rome, en dogmatisant avec fureur, non seulement sous le pontificat de Pie, mais jusque sous Eleuthère. Prenant aussi pour base la doctrine des deux principes, il jugea à propos de simplifier les systèmes orientaux, afin d'arriver à un enseignement plus acceptable aux imaginations moins fantastiques de l'Occident.
Ces efforts de l'hérésie pour s'implanter dans Rome devaient être vains. Quelques chrétiens sans doute pouvaient être séduits et payer cher leur imprudence ou leur vanité ; mais rien n'était capable de porter atteinte à la pureté de l'église mère. Sa foi, maintenue indéfectible par la prière du Christ, la rendait semblable au rocher, sur lequel le serpent ne saurait laisser sa trace. (Origène, In Matth., sect. XII.) Pour l'hérétique et pour l'hérésie, elle n'avait que des anathèmes ; mais durant plusieurs siècles il lui faudra vivre ayant, non dans son sein, mais près d'elle, de dangereux et obstinés sectaires. Ses vrais enfants ne seront pas trompés ; ils savent tenir à leur place ces prédicants de l'erreur. "Il est en effet, écrivait saint Justin à l'époque où nous sommes parvenus, il est des hommes qui se professent chrétiens et qui ne tiennent pas la doctrine de Jésus-Christ. Nous, ses disciples, nous n'en sommes que plus fermes dans la foi ; car il nous avait annoncé leur venue. En dépit de leur prétention de se couvrir du nom de Jésus, nous ne les désignons pas autrement que par le nom de l'auteur de leur secte. Nous ne communiquons avec aucun d'eux, sachant que, dans leur impiété, ils ne sont pas les adorateurs de Jésus, et ne le confessent que de bouche. Semblables aux gentils, qui appellent Dieu l'ouvrage de leurs mains, c'est eux-mêmes et eux seuls qui s'imposent le nom de chrétiens, et ils participent à des sacrifices qui ne sont que crime et impiété." (Dialog. cont. Tryph., cap. XXXV.)
Cependant un bruit de persécution s'était fait entendre sous le bienveillant Antonin. Le péril des chrétiens ne venait pas de quelque nouvel édit, mais de l'aveuglement du peuple qui s'en prenait à eux et réclamait leur supplice, lorsque quelque calamité venait à tomber sur une ville ou sur une province. Le règne d'Antonin ne fut pas exempt de ces secousses qui agitaient les populations, et tenaient en éveil leurs mauvais instincts. Des tremblements de terre dans l'Asie Mineure et dans l'île de Rhodes, l'inondation du Tibre, la peste et la famine, de fréquents incendies à Antioche, à Carthage, à Narbonne, à Rome même, où le feu dévora trois cent quarante maisons ; c'était plus qu'il n'en fallait pour surexciter les fureurs de la multitude contre les chrétiens. Il dut y avoir et il y eut en effet çà et là quelques martyrs, et on avait lieu de craindre que la persécution ne vînt à s'étendre. Antonin, par son caractère personnel, ne causait aucune inquiétude à l'Eglise ; mais son futur successeur, Marc-Aurèle, qui affectait des tendances vers la philosophie, ne préparait-il pas aux chrétiens des épreuves sur lesquelles la prudence les obligeait de compter ? Il était notoire que la philosophie ne dédaignait pas seulement le christianisme, mais qu'elle le jalousait et le haïssait. Le rhéteur Fronton, précepteur du jeune prince, était soupçonné d'être ennemi des chrétiens, et il se montra tel dans la suite. Lucien poursuivait de ses sarcasmes leur religion dans ses Dialogues, et l'épicurien Celse venait de publier un livre contre le christianisme, sous le titre ambitieux de Discours ami de la Vérité. L'auteur s'était donné la peine de lire les livres des chrétiens, et l'attaque était conduite avec habileté et malice, comme à l'égard d'un adversaire plus redouté encore que méprisé.
Entre les systèmes de la philosophie, c'était la nuance stoïcienne qu'avait adoptée le jeune Marc-Aurèle, et il s'en donna les airs toute sa vie. Ce genre de sagesse avait cela de commode que ses sectateurs pouvaient emprunter au christianisme, en fait de morale, tout ce que bon leur semblait, et s'en parer comme d'un produit de leur école. Epictète avait été un grand maître dans ce système d'assimilation, et l'on ne peut disconvenir que beaucoup de traits de sa morale ont été délicatement choisis dans celle des chrétiens. Quant à Celse, il ne se faisait pas faute d'être épicurien ; mais les deux tendances s'unissaient en parfaite alliance pour faire la guerre au christianisme, qui réprouvait à la fois l'orgueil du stoïcien et les honteux abaissements du sensualisme. Quant aux rites païens, ils faisaient partie de la constitution de l'Empire ; les uns et les autres les pratiquaient extérieurement sans y attacher d'importance, à moins qu'il ne s'agît d'y soumettre les chrétiens par la violence et par les supplices.
Dans cette situation, il pouvait être avantageux de tenter auprès d'Antonin ce qui avait réussi jusqu'à un certain point à Quadrat et à Aristide auprès d'Hadrien. Une nouvelle apologie du christianisme, déposée aux mains des maîtres du monde, aurait l'avantage d'être un appel à l'opinion publique, en même temps qu'à la conscience probe d'Antonin. La disposition peu bienveillante de la philosophie envers le christianisme, à la veille d'un règne comme celui qui se préparait, semblait aussi demander que l'apologiste lui-même ne fût pas étranger à la philosophie.
A ce moment l'église romaine possédait dans son sein un homme arrivé à la foi chrétienne, après avoir fréquenté les diverses écoles de la sagesse mondaine.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 288 à 294)