SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE : l'apologie de saint Justin

A ce moment l'église romaine possédait dans son sein un homme arrivé à la foi chrétienne, après avoir fréquenté les diverses écoles de la sagesse mondaine.

 

 Tour à tour disciple de Zenon, d'Aristote, de Pythagore et de Platon, il avait frappé à toutes les portes, hors à celle d'Epicure, cherchant la vérité ; mais il ne l'avait rencontrée qu'à l'école du Christ, où s'étaient enfin fixés son intelligence et son coeur. Il était né sous Trajan à Flavia Neapolis, ville samaritaine transformée par Vespasien en colonie romaine, et sortait d'une famille grecque. Le désir de puiser à la source apostolique une plus parfaite intelligence de la doctrine divine à laquelle il avait désormais voué sa vie, l'amena à Rome, où il changea son nom grec Symmetrius en celui de Justin qui en était la traduction latine. L'église romaine ne tarda pas à apprécier le mérite de ce philosophe que la foi chrétienne avait conquis pour toujours, et il fut élevé à l'ordre de prêtrise. Une candeur et une générosité d'âme, telles que les païens n'en auraient pu même concevoir l’idée, formaient son caractère, et il était véritablement digne de servir d'organe aux remontrances de l'Eglise, en cette solennelle occasion.

 

 Avant l'année 150, l'apologie de Justin fut déposée entre les mains d'Antonin à qui l'auteur l'adressait, ainsi qu'à Marc-Aurèle et à Lucius Verus, qui y sont qualifiés l'un et l'autre de philosophes. Le ton de ce mémoire est d'une fermeté et d'un désintéressement de la vie, qui durent étrangement étonner ces gentils. Justin se plaint des violences dont les chrétiens vont devenir de nouveau les victimes. Il les montre résolus à tout braver, plutôt que de renoncer à leur foi ; mais en même temps il s'applique à faire voir que c'est cette foi même qui les attache à la vertu, dont la pratique est si favorable à la société et au pouvoir qui la régit. Il établit que les chrétiens sont sujets fidèles par motif de conscience, et que César n'a pas plus à craindre d'eux qu'ils n'ont eux-mêmes peur de César. Après avoir réfuté l'absurde accusation d'athéisme dont on les chargeait, il aborde les dogmes qui sont l'objet de leur croyance, et il en montre le fondement et la beauté. Il n'est pas jusqu'à la croix elle-même, si odieuse aux païens, qu'il ne confesse et ne relève comme un trophée glorieux.

 

Mais il importait aussi de dissoudre les calomnies atroces lancées de toutes parts contre les chrétiens, à la suite des découvertes que la police romaine avait faites sur les moeurs des carpocratiens. Justin se trouve donc amené à dévoiler tous les mystères de l'initiation chrétienne, le baptême avec ses rites et ses engagements à la vertu, le sacrifice avec la transformation du pain et du vin en le corps et le sang de Jésus, n'omettant rien de ce qui se passait dans les assemblées des fidèles. Pour découvrir ainsi à des païens jusqu'aux mystères que la discipline de l'Eglise ne permettait de confier aux catéchumènes qu'à la veille de leur baptême, il avait fallu la dernière extrémité ; et l'avocat du christianisme fut, sans doute, autorisé par le pouvoir compétent à déroger pour cette circonstance à la loi de l'arcane, que l'on sait avoir été fidèlement maintenue dans l'Eglise avant et après l'apologie de saint Justin.

 

 A la fin de ce mémoire éloquent dans sa simplicité, Justin formule l'unique demande des chrétiens à César. Elle consiste à réclamer l'application des mesures prescrites par Hadrien au proconsul d'Asie Minucius Fundanus. Si un chrétien est dénoncé, que l'accusateur fasse contre lui la preuve d'un autre délit que du délit du christianisme ; autrement, que l'accusé soit renvoyé de la plainte.

 

 Les espérances furent dépassées. Le vieil empereur termina la question en adressant, vers l'an 152, un rescrit à l'assemblée des villes d'Asie. C'était en cette contrée que le soulèvement contre les chrétiens s'était produit avec plus de violence, à l'occasion des tremblements de terre. Antonin rappelle dans ce rescrit la décision donnée autrefois par Hadrien, et, enchérissant sur ce que cette décision avait déjà de favorable, il statue que si l'accusation de christianisme est encore portée contre un particulier, le dénonciateur, lors même qu'il ferait la preuve de son accusation, sera puni lui-même comme coupable d'un délit. Cette disposition fut aussitôt mise en pratique dans l'Empire, et Justin lui-même nous l'apprend indirectement, lorsque, s'adressant aux juifs, dans son Dialogue avec Tryphon, il leur dit : "Vous ne pouvez plus aujourd'hui nous maltraiter, parce que ceux qui ont empire sur vous, vous le défendent ; mais dans le passé, toutes les fois qu'il vous a été possible, vous l'avez fait." (Cap. XVI.)

 

 La nécessité où nous sommes de réduire nos récits nous oblige à ne faire que mentionner le rôle du prêtre Justin dans l'église romaine, en qualité de chef de l'école chrétienne qui commence à lui, et se poursuit jusque dans le cours du troisième siècle. Nous ne dirons non plus qu'un seul mot, d'après saint Jérôme, du grand travail qu'il publia pour la réfutation des hérésies qui avaient paru jusqu'alors, ainsi que du traité spécial qu'il écrivit contre Marcion, lequel, s'étant implanté dans Rome, continuait de tendre des pièges ; mais ce qu'il importe de faire ressortir, c'est l'abondance des citations qu'il emprunte aux Evangiles et aux autres livres du Nouveau Testament. Il a fallu toute l'insolence de l'école hégélienne pour oser parler d'une fabrication lente et successive de ces textes sacrés que nous voyons cités mot à mot tels que nous les avons, par saint Clément au premier siècle, et au deuxième par saint Justin et saint Irénée. C'est trop perdre de vue la dignité, la circonspection, les communications incessantes qui faisaient le caractère de l'immense société chrétienne. La période des Antonins est la plus civilisée dont ait joui l'Empire ; c'est aussi celle où l'Eglise s'accrut davantage, quant au nombre et à la considération de ses membres.

 

 Parmi les recrues que fit à Rome le christianisme sous les Antonins, il faut placer celles que lui fournit la famille Annia. Antonin avait pris dans cette famille sa femme Annia Faustina, et Marc-Aurèle était le propre neveu de cette impératrice. Or les monuments de Rome souterraine nous apportent la preuve incontestable de l'entrée des Annii dans l'Eglise chrétienne.

 

Voici donc d'abord une Annia Faustina. Le goût avec lequel sont traités les objets sculptés sur le sarcophage, et qui représentent des génies faisant la vendange,  ne dément pas la fin du deuxième siècle. La Lucinia Faustina qui vient ensuite, et dont le sarcophage offre même un peu plus d'archaïsme, ne saurait être contestée à la famille Annia dans laquelle on rencontre cinq femmes au moins avec le cognomen de Faustina. Acilia Vera n'est pas moins authentiquement un membre de la même famille, dans laquelle est usité le cognomen Verus.  Marc-Aurèle le porte sur ses inscriptions et sur ses médailles : Marcus Annius Aurelius Verus. Quant à Annius Catus, le nomen est exprès, et nous n'avons pas à justifier le cognomen. Les quatre inscriptions sont de la même époque, à en juger par les caractères.  Si on veut les descendre jusqu'aux premières années du troisième siècle,  il n'en demeure pas moins certain que ces Annii chrétiens ont dû vivre vers la fin du règne de Marc-Aurèle et sous celui de Commode, auxquels ils étaient unis par le sang.

 

Leur présence au cimetière de Lucine donne lieu à M. de Rossi de se demander quel lien pouvaient avoir les Annii avec les Caecilii, dont on trouve en si grand nombre les marbres dans cette région des catacombes. Il résout aisément la question, en rappelant qu'une Annia Faustina, petite-fille de Marc-Aurèle et nièce de Commode, épousa un Pomponius Bassus. Or le lien d'alliance qui unissait les Pomponii aux Caecilii date, ainsi que nous l'avons vu, des temps mêmes de la république, et la célèbre Lucine qui fit creuser la crypte de la voie Appienne, près du terrain des Caecilii, était à la fois Pomponia et Caecilia.

 

Mais il est temps de revenir à Cornélius Pudens, que nous avons connu dans sa première jeunesse, à l'avènement de Vespasien. Les Actes de sainte Praxède, rédigés malheureusement trop tard, ne peuvent être considérés comme un document incontestable dans toutes leurs parties ; mais ils renferment, comme nous l'avons dit, certains détails que les monuments ont confirmés, et l'on peut s'en aider dans une certaine mesure pour éclairer et compléter les récits. Sans s'inquiéter de la chronologie, le rédacteur a confondu les deux Pudens, et par suite il a ouvert la voie à des difficultés inextricables. Maintenant que les deux personnages sont reconnus parfaitement distincts, toute difficulté est levée. Rien donc ne s'oppose à ce que disent les Actes, que Pudens prolongea sa vie jusqu'au pontificat de Pie Ier. On l'ensevelit au cimetière de famille, près de son père, l'hôte de saint Pierre, et de sa mère Priscille qui avait donné son nom à la catacombe.

 

La région où reposèrent ces nobles et primitifs chrétiens est encore reconnaissable par la forme des loculi, et par le style antique des peintures sur le stuc dont les parois sont ornées. C'est là que M. de Rossi a découvert l'antique image de la Vierge dont nous parlerons plus tard.

 

DOM GUÉRANGER

SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 295 à 301) 

 

Cecilia

SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome

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