SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE : le voyage que fit en Grèce Hadrien, l'an 126

L'église romaine, de son côté, regarda le triomphe d'Ignace comme une de ses gloires personnelles, et, de tous les athlètes chrétiens qui ont consacré pour jamais le Colisée par leur sang, il n'en est aucun dont le nom plane avec autant de majesté sur ce magnifique monument de la grandeur et de la férocité de la Rome impériale.

 

 Evariste ne survécut pas longtemps à l'immolation de l'évêque d'Antioche. Dès l'année 108, il passa à une vie meilleure, et alla reposer dans la crypte Vaticane.

 

Son successeur fut Alexandre. Il était né à Rome d'un père qui portait le même nom, dans le quartier que l'on nommait Caput Tauri, qui paraît être le même que Suétone appelle Capita Bubala. Nous avons sur ce pontife des Actes que nous ne prétendons pas accepter dans toute leur teneur, mais qui contiennent plusieurs traits auxquels il serait injuste de refuser une valeur historique.

 

 Un magistrat romain, nommé Hermès, avait été converti à la foi par le saint pape. Les Actes le font préfet de Rome, ce qui est peu probable, si l'on considère le nom de ce personnage qui semble plutôt avoir été un affranchi. Rien n'empêche cependant de reconnaître en lui un officier plus ou moins supérieur de l'administration ; ces charges ayant souvent été confiées à des affranchis, dès les premiers temps de l'Empire. Ce néophyte souffrit le  martyre,  et on  l'ensevelit dans son praedium sur la voie Salaria. On construisit à cet effet dans une arenaria une vaste crypte en briques, du style romain le plus sévère. Cet édifice par son étendue et ses proportions indique qu'il fut construit pour y recevoir les assemblées chrétiennes, en même temps qu'il conservait la mémoire du martyr. De tout temps, ce lieu fut connu sous le nom de Cimetière de Saint-Hermès.

 

 Le martyre du magistrat fut suivi de celui d'un tribun chargé de la garde des prisons, et nommé Quirinus. Son corps fut enseveli au cimetière de Prétextat, dont nous avons raconté la fondation. Un fragment de son sarcophage, découvert récemment par M. de Rossi, présente le buste du martyr avec le laticlave, insigne de l'ordre sénatorial. En mourant, Quirinus laissait une fille nommée Balbina. Elle est comptée parmi les vierges de l'église romaine, et c'est à elle que cette église est redevable de la possession des chaînes de saint Pierre. Ces chaînes précieuses, dont l'apôtre avait été lié dans son cachot, devaient être scellées à la muraille, et sans doute elles avaient servi depuis à d'autres captifs. Le père de Balbina, ayant autorité dans les prisons, était à portée de satisfaire le pieux désir de sa fille. Celle-ci remit les chaînes à Théodora, femme d'Hermès, qui avait embrassé le christianisme avec son mari. Ces renseignements sur un objet si sacré n'occupent que quelques lignes dans les Actes de saint Alexandre, mais ces lignes sont d'un haut intérêt pour l'archéologue. Il est certain qu'à la paix de l'Eglise, Rome chrétienne était en possession des chaînes de saint Pierre. Elle n'a pu les obtenir que par un concours de circonstances analogue à celui que nous venons de relater, et qui n'offre rien que de très naturel. Il faudrait être totalement étranger à la connaissance des moeurs des chrétiens, pour s'étonner du désir que le pontife et les fidèles de Rome éprouvaient de posséder un si glorieux souvenir du martyre du prince des apôtres, ainsi que de l'empressement que deux néophytes auront mis à réaliser cette pieuse pensée.

 

 Balbina ne tarda pas à unir à la couronne des vierges celle des martyrs, et le cimetière de Prétextat reçut sa sainte dépouille, comme il avait reçu celle de son père. Quant à Théodora, appelée à son tour devant le juge, elle confessa qu'elle était chrétienne. On lui trancha la tête, et elle alla reposer, près de son mari, dans leur crypte de la voie Salaria.

 

 L'espace qui nous est laissé ne nous permet pas de détailler ici les décrets rendus par Alexandre sur la liturgie ; la place nous manquerait pour les explications dont il faudrait les entourer. Nous avons laissé passer de même les ordonnances de plusieurs de ses prédécesseurs relatées au Liber pontificalis, toujours dans le but de ne pas trop nous étendre. C'est pour nous un regret ; mais le point de vue que nous avons choisi, celui du développement du christianisme au sein de la société romaine, offre assez d'importance par lui-même, pour expliquer comment nous réduisons tous nos efforts à le préciser le plus qu'il nous est possible.

 

La fin du pontificat d'Alexandre, en 117, coïncide avec la mort de Trajan. Il eut pour successeur Sixte, Romain de naissance, dont le père se nommait Pastor, et qui habitait la région appelée Via lata. Son élévation sur la chaire de saint Pierre se fit sans bruit dans Rome, qui saluait, à ce moment, de ses acclamations le fils adoptif de Trajan, Aelius Hadrien, montant au trône impérial. Le nouveau César, dont nous n'avons à nous occuper que dans ses rapports avec l'Eglise, apportait, pour les hautes fonctions qu'il allait remplir, une nature aussi riche qu'elle était incomplète. "Il avait, comme le dit le docte historien de l'Empire, tous les dons et toutes les faiblesses, toutes les grandeurs et toutes les puérilités, toutes les ambitions et toutes les hontes". (DE CHAMPAGNY, Les Antonins, t. II)

 

Sous son règne, l'Eglise offre un groupe de martyrs assez considérable, et, si le nombre des fidèles allait toujours croissant, on voit que, soit dans un lieu, soit dans un autre, ils étaient fréquemment décimés. Hadrien n'avait aucun intérêt à les soutenir contre la fureur et la superstition populaires; il les laissait donc à leur sort, et l'Eglise cueillait de nouvelles palmes dons ces premières années du deuxième siècle, théâtre d'un progrès si marqué pour elle dans les rangs de la population romaine. À la tête des martyrs de. Rome sous Hadrien, nous avons à inscrire un chef militaire nommé Placidus, plus connu sous le nom d'Eustache ou mieux Eustathe. Ses Actes, qui ne peuvent compter parmi les documents historiques, servent au moins à conserver sa mémoire qui est célèbre dans toute l'Eglise.

 

Une jeune vierge, nommée Sérapie, était née à Anlioche, et avait été amenée à Rome par sa mère qui portait le nom de Sabina. Celle-ci était issue de la race des Hérodes, et avait épousé un Romain nommé Valentin. Devenue veuve, elle vivait avec sa fille dans une grande opulence. Sérapie avait eu le bonheur d'être initiée au christianisme, et elle était parvenue à conquérir sa mère à la foi. Sa récompense fut d'être elle-même bientôt appelée à rendre témoignage à la pureté de l'Evangile. On lui trancha la tête. Sabina ne tarda pas à être dénoncée à son tour et subit le même sort. Nous constatons encore à la même époque, dans un cimetière de la voie Aurélia, un groupe de martyrs composé d'une mère et de ses trois filles. Leurs noms significatifs datent évidemment de leur baptême, et couvraient quelque appellation illustre, ainsi que nous l'avons reconnu pour Lucine qui n'était autre que Pomponia Graecina. La mère se faisait honneur de s'appeler Sophie (Sagesse), et les trois filles étaient Pistis (Foi), Elpis (Espérance), et Agapé (Charité). Toutes les quatre mêlèrent leur sang dans un commun martyre, et des lampes brûlaient encore devant leurs tombeaux au temps de saint Grégoire le Grand.

 

Le voyage que fit en Grèce Hadrien, l'an 126, apporta d'une manière inattendue un adoucissement à la situation des chrétiens. Le prince avait entrepris la visite de l'Empire. Après avoir parcouru la Gaule,  la Grande-Bretagne,  l'Espagne et la côte d'Afrique, il vint à Athènes, où l'appelaient toutes ses tendances de poète et d'artiste. Durant son séjour en cette ville, il reçut un mémoire en forme ayant pour objet la défense du christianisme. Cette première des apologies présentées par les chrétiens à la puissance impériale avait pour auteur Quadratus, qui venait de succéder au martyr Publius sur le siège épiscopal d'Athènes.  Une autre défense fut présentée en même temps à Hadrien. Elle avait été rédigée par Aristide, qui avait quitté l'école de Platon pour celle de l'Evangile. Enfin une troisième était signée du nom d'Ariston de Pella.

 

Une telle démarche, à laquelle les chrétiens n'eussent pas même songé sous Néron et sous Domitien, était devenue possible après la lettre de Trajan à Pline, et plus encore sous un empereur comme Hadrien qui affectait certains dehors de bienveillance et d'humanité. Le moment semblait venu de réclamer contre cette disposition cruelle, qui laissait la vie de tant d'hommes vertueux et inoffensifs à la merci d'un dénonciateur prévenu ou hostile. Enivré de ses admirations pour la Grèce et désireux de se montrer bienfaisant comme un dieu, César consentit à mitiger quelque peu la légalité dirigée contre les chrétiens. Il  adressa donc à Minucius Fundanus, proconsul d'Asie, une instruction qui devait faire loi, et dans laquelle il décidait que si, à l'appui de leurs poursuites contre les chrétiens, les habitants de la province avaient à faire valoir des griefs susceptibles d'être produits en justice, ils auraient à porter l'affaire devant le tribunal, mais qu'ils s'abstiendraient désormais des démarches tumultueuses au théâtre ou des cris sur la place publique. S'il se rencontre un accusateur, et qu'il parvienne à prouver que les chrétiens commettent quelque chose contre la loi, ce sera au juge de statuer selon la gravité du délit. Si le dénonciateur n'a eu d'autre but que la calomnie, le juge aura à instruire sur cette manoeuvre cruelle, et à en punir l'auteur.

 

Au fond, l'Empire s'engageait peu, car il demeurait toujours loisible d'accuser un chrétien de violer la loi, puisque la loi était le paganisme ; mais les meurtres provoqués au moyen de l'émeute allaient devenir plus rares, et la puissance publique semblait entrer dans cette voie de modération qui laissa par le fait en liberté un nombre immense de chrétiens, et rendit l'Eglise assez forte pour affronter les guerres d'extermination, auxquelles elle devait être en butte pendant la durée du troisième siècle.

 

DOM GUÉRANGER

SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 267 à 273) 

 

Cecilia

SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome

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