SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE : la mémoire de Clément se présente entourée d'une auréole particulière dans les origines de l'église de Rome

La persécution de Domitien  n'était pas éloignée ; peut-être ce terrible symbole la désignait-il déjà ; à moins que l'on ne doive voir ici l'ensemble de toutes les persécutions qui s'étendirent de Néron à Dioclétien, et qui furent l'épreuve décisive de l'origine divine de l'Eglise.

 

 Clément était prédestiné à la gloire des martyrs, mais il devait attendre longtemps encore sa couronne. Vespasien laissa l'Eglise jouir de la paix durant tout son règne ; comme dit Eusèbe, "il n'eut pas même la pensée de nous nuire". (Hist. eccles., lib. III, cap. XVII.) Nous lisons néanmoins dans le Liber pontificalis que "Clément avait fait plusieurs écrits par zèle pour la foi chrétienne, et que ces écrits attirèrent sur lui une persécution qui aboutit au martyre". Il est certain que, sur la fin de son règne, Vespasien devint ombrageux à l'égard des philosophes. Ces hommes aux doctrines indépendantes constituaient une sorte d'opposition dans l'Etat, et cette opposition était plus gênante sous le régime d'un homme nouveau qui était venu occuper la place des Césars, profitant de la lassitude que les Césars avaient inspirée, pour fonder une nouvelle dynastie. Les philosophes discouraient volontiers sur le gouvernement, et Vespasien, qui ne voulait pas être sanguinaire, n'était pas non plus sans savoir que les stoïciens affectaient de ne pas craindre la mort. Une répression tempérée lui sembla nécessaire. Il était d'ailleurs sous l'influence de Titus, qui trouvait avantageux de couvrir du nom de son père les actes de rigueur qu'il jugeait utiles à sa politique, se réservant de devenir "les délices du genre humain", quand une fois il serait assis sur le trône impérial.

 

 On vit donc, sur les dernières années de Vespasien, partir pour l'exil, sous la prévention de regretter la république, Helvidius Priscus, Hostilius et Démétrius le Cynique. D'autres encore furent inquiétés, et plusieurs même mis à mort. Bientôt une sentence capitale, extorquée à Vespasien, vint atteindre Helvidius dans son exil. C'est au milieu de cette réaction impériale qu'eurent lieu l'exil de Clément et la fin de son pontificat qui ne dépassa pas l'année 76. Comment se fit-il qu'un prince résolu à n'inquiéter personne pour ce qui tenait aux questions purement religieuses, en vint à sévir contre le chef des chrétiens ? Comment le successeur de Pierre, oubliant les enseignements si formels de l'apôtre,  se serait-il immiscé dans la querelle politique, au point d'avoir partagé le sort des ennemis de Vespasien ?

 

 Pour la solution de ces questions, il est nécessaire de se souvenir qu'il s'était produit, autour du nouveau maître du monde, des faits capables d'éveiller la sollicitude pastorale de Clément et de l'obliger à élever la voix, afin d'écarter le scandale qui menaçait son troupeau. Nous avons constaté plus haut l'affectation avec laquelle les membres de la tribu Succusane avaient acclamé la Paix éternelle à l'avènement du nouvel empereur, et comment plusieurs chrétiens de cette tribu, notamment Cornélius Pudentianus, prévoyant que, sous ce nom, Rome allait s'enrichir d'une nouvelle divinité, avaient préféré offrir leur hommage à Vespasien, en substituant l'Hilarilas publica à la Pax aeterna. La nouvelle divinité inaugurée par les Flaviens prit en effet son rang parmi celles de Rome, et le temple de la Paix fut dédié solennellement en l'année 76.

 

Vespasien avait séjourné dans la Palestine, il était allé consulter les mystérieux oracles du mont Carmel, et sa vanité de vieux soldat un peu crédule avait été flattée des compliments que des gens intéressés, abusant de certains passages des prophéties de l'Ancien Testament, lui offraient comme à celui qu'on y désignait sous le nom de Prince de la Paix. Les juifs ne firent pas défaut dans cette occasion. Leur haine pour les chrétiens s'accommodait d'un procédé qui éloignait de Jésus de Nazareth un titre glorieux, pour le reporter à César. Dans son Histoire de la guerre des Juifs, livre hautement estimé de Titus, Josèphe ouvrait la voie à cette profanation des Ecritures sacrées, en les appliquant sans pudeur à Vespasien. (Lib. VII, cap. XII.) Beaucoup de païens dans Rome, chez lesquels, depuis longtemps, l'attente vague d'un prince et d'un empire fondé sur la paix était répandue,  comme on peut le voir dans Cicéron et dans Virgile, se laissaient volontiers persuader que le jour de ce monarque bienfaisant avait lui enfin. Le temple fut inauguré ayant à son fronton cette inscription solennelle : PACI AETERNAE. Parmi les médailles des sixième et septième consulats de Vespasien, plusieurs la reproduisent, et d'autres y font allusion.

 

 On n'a donc pas droit de s'étonner que Clément n'ait pu souffrir, sans protester, cette dérogation à la gloire du Fils de Dieu au profit de César ; qu'il ait parlé, qu'il ait même écrit pour venger l'honneur du Christ de l'indigne trahison de la Synagogue et des prétentions de la vanité impériale. Sans vouloir fronder le pouvoir de César, il a dû enseigner résolument que les prophéties regardaient un tout autre personnage que Vespasien, et les délations l'auront atteint auprès de Mucianus, l'un des agents autrefois de la tyrannie de Néron, maintenant chargé de la police de Rome, en ce qui concernait les proscriptions. Tel est le sentiment de Bianchini, auquel nous adhérons pleinement. Clément se vit donc à son tour frappé d'une sentence d'exil, Vespasien étant consul pour la septième fois, et Titus pour la cinquième ; ce qui donne l'an 76. C'était jusque dans la Chersonèse, sur le Pont-Euxin, qu'on le reléguait, et il ne devait plus revoir Rome. Le pieux pontife dont l'humilité avait décliné tout d'abord la succession de Pierre, et qui avait recommandé au clergé de Corinthe de ne pas tant s'attacher aux dignités de l'Eglise, joignit l'exemple au précepte, en abdiquant lui-même les honneurs du premier siège. Il avait occupé environ huit années la chaire de saint Pierre. Le Liber pontificalis dit qu'après Clément le siège apostolique vaqua vingt-deux jours ; preuve évidente de l'abdication du pontife, puisqu'il ne souffrit le martyre que vingt-cinq ans après, la chaire de saint Pierre étant occupée par Evariste.

 

Fidèle au plan que nous nous sommes imposé dans ces récits, de nous borner à la chronique locale de l'église romaine, nous ne suivrons pas Clément dans son exil en Chersonèse. Les Actes qui en détaillent les circonstances remontent à la plus haute antiquité ; mais nous n'avons pas à les discuter ici. Ils racontent que Clément trouva dans cette presqu'île un nombre considérable de chrétiens déportés avant lui, et employés à l'exploitation des carrières de marbre qui étaient riches et abondantes en Chersonèse. La déportation de ces chrétiens se rapportait sans aucun doute à la persécution de Néron, et la peine dont ils avaient été frappés était celle que la loi romaine appelait Ad metalla : terme par lequel on entendait les carrières aussi bien que les mines de métaux. La joie des chrétiens à la vue de Clément s'explique d'elle-même ; son zèle à propager la foi dans cette lointaine contrée et les succès de son apostolat n'ont rien qui doivent surprendre. Le miracle d'une fontaine jaillissant de la roche à la parole de Clément, pour désaltérer les confesseurs, est un fait analogue à cent autres que l'on rencontre dans les Actes les plus authentiques des saints. Enfin l'apparition d'un agneau mystérieux sur la montagne, où il marque de son pied le lieu d'où l'eau va jaillir, reporte la pensée vers les premières mosaïques chrétiennes sur lesquelles on voit encore le symbole de l'agneau debout sur un monticule verdoyant.

 

La mémoire de Clément se présente entourée d'une auréole particulière dans les origines de l'église de Rome.  A ce moment où les apôtres ont disparu, il semble éclipser Linus et Cletus, qui cependant avaient reçu avant lui l'honneur de l'épiscopat. On passe comme naturellement de Pierre à Clément, et les églises orientales ne célèbrent pas son souvenir avec moins d'honneur que l'église latine. Il fut bien véritablement le pontife universel, et l'on sent déjà que l'Eglise tout entière est attentive à ses actes comme à ses écrits. Cette haute réputation lui a fait attribuer tout un cycle d'écrits apocryphes, qu'il est aisé de démêler de ses écrits véritables ; mais il est à noter que les faussaires qui ont jugé à propos de lui prêter leurs propres oeuvres, ou de bâtir des romans à son sujet, s'accordent à le faire naître de race impériale.

 

Le successeur de Clément sur la chaire romaine fut Cletus. Dans le cours d'un pontificat de six années, il vit mourir Vespasien, Titus occuper deux ans le trône impérial et s'ouvrir le règne néfaste de Domitien. Durant cette période, Rome reçut d'importants embellissements. Le capitole fut réédifié après un incendie, les thermes de Titus furent construits ; le colosse de Néron fut consacré au Soleil, moyennant une nouvelle tête entourée de rayons d'or mise à la place de celle du tyran. Mais un monument qui intéresse à la fois Rome et l'Eglise chrétienne, est l'amphithéâtre de Vespasien, ce formidable et sublime colosse qui fut dédié par Titus. Dans les jeux qui signalèrent son inauguration, il périt dix mille hommes et cinq cents bêtes féroces. L'arène de cet amphithéâtre, ainsi que nous l'avons dit, fut celle où se livra la bataille entre le paganisme et le christianisme. Les ruines imposantes d'un tel monument sont encore aujourd'hui la plus complète et la plus grandiose manifestation de la Rome impériale.

 

Cletus songea à élever à vingt-cinq le nombre des prêtres employés dans le ministère sacré ; c'est la première origine des prêtres cardinaux de ce clergé romain que nous voyons, au temps de saint Cyprien, chargé du gouvernement de l'Eglise universelle durant la vacance du Siège apostolique, communiquant avec les évêques, et portant des règlements pour le maintien de la discipline générale. Il ne nous reste pas d'autres renseignements sur les actes du gouvernement de Cletus.

 

Il fut enseveli dans la crypte Vaticane, près du corps de saint Pierre. En lui finirent les trois évêques qui avaient partagé l'honneur d'avoir été les vicaires du prince des apôtres, et dont les noms sont restés inséparables.

 

DOM GUÉRANGER

SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 213 à 219) 

 

Cecilia

SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome

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