SUR LA PÉNITENCE : appliquons aux maux spirituels de nos âmes des remèdes spécifiques

Pour se convertir efficacement, il ne suffit pas de se préserver du péché en évitant de le commettre, il faut l'expier après l'avoir commis.

BOURDALOUE

 

 

Ce n'est pas sans raison que les Pères ont considéré le péché, surtout quand l'habitude en est formée, comme une dangereuse maladie que la pénitence avait à combattre, et contre laquelle il était nécessaire qu'elle employât les plus souverains remèdes. En effet, dit saint Chrysostome, de là dépend la destinée ou bienheureuse ou malheureuse du pécheur : bienheureuse, si, touché du zèle de son salut, il se résout à user de ces remèdes salutaires que lui prescrit la pénitence ; malheureuse, si le dégoût qu'ils lui causent lui en donne de l'horreur, et si la répugnance qu'il sent à se vaincre les lui fait rejeter. Car il n'y a, ajoute ce Père, que des frénétiques qui, frappés d'un aveuglement encore plus déplorable que leur mal même, refusent de s'assujettir à ce qui les doit infailliblement guérir. Convenons donc, mes chers auditeurs, de deux obligations bien essentielles que la loi de Dieu nous impose, et qui regardent les deux sortes de remèdes que nous devons prendre contre le péché ; ceux-là pour nous en garantir, et ceux-ci pour nous en punir ; ceux-là pour n'y plus tomber, et ceux-ci pour l'expier ; les premiers, remèdes préservatifs ; et les seconds, si je puis ainsi parler, remèdes correctifs ; et, par un simple usage des uns et des autres, mettons-nous en état, sinon d'être absolument assurés de notre pénitence, au moins d'en avoir une certitude morale, et d'être bien fondés à croire qu'elle nous a fait rentrer en grâce avec Dieu, et qu'elle nous y doit conserver.

 

Il n'y a personne (et ceci regarde la première obligation) ; non, Chrétiens, il n'y a, j'ose le dire, personne qui, par les différentes épreuves qu'il en a faites, pour peu qu'elles aient été ou accompagnées ou suivies de réflexion, n'ait reconnu ce qui peut le préserver du péché, et ce qui est propre à le maintenir dans l'ordre. Je défie les âmes les plus volages et les moins attentives à leur conduite, de n'en pas demeurer avec moi d'accord. Car enfin, quelque dissipé, quelque inconsidéré , quelque emporté même, et quelque aveuglé que soit un pécheur, il ne l'est jamais tellement que, dans le cours de ses passions les plus déréglées, il n'observe encore malgré lui ses pas, ou plutôt ses égarements et ses chutes, et que, dans ses chutes, pour graves qu'elles soient, il ne se rende souvent au fond de son cœur ce témoignage secret : Si j'usais de telle et de telle précaution, le péché n'aurait plus tant d'empire sur moi, et je pourrais même entièrement par là le prévenir et l'arrêter. Or je dis, mes Frères, que la preuve convaincante d'une sincère conversion est de prendre dans la voie de Dieu ces précautions nécessaires, de suivre sur cela ses vues particulières et ses connaissances, d'être sur cela fidèle à soi-même, de s'écouter soi-même, et de ne rien négliger de tout ce qu'on juge avoir plus de vertu pour nous soutenir et pour nous défendre.

 

Ainsi, mon cher auditeur, vous avez cent fois éprouvé que le plus certain et le plus puissant préservatif contre la cupidité et l'amour du plaisir qui vous domine, est l'application et le travail ; que, assidu à un exercice qui attache l'esprit et qui le fixe, vous vous conservez sans peine, ou avec beaucoup moins de peine, dans l'innocence ; et que tandis que vos jours étaient, comme parle le Prophète, des jours pleins, c'est-à-dire des jours pleinement et utilement employés, le péché ne trouvait nulle entrée dans votre cœur ; vous le savez : cependant vous aimez le repos et la tranquillité ; votre penchant vous porte à une vie oisive et molle ; et ce fonds de paresse qui vous est naturel, et que vous entretenez, vous éloigne de tout ce qui gêne l'esprit et qui captive les sens. En quoi consiste par rapport à vous l'efficace de la pénitence ? c'est à vous prémunir de ce côté-là vous-même contre vous-même ; c'est à vous occuper, puisque le grand soutien de votre faiblesse est l'occupation ; à vous occuper par un esprit de religion, quand vous n'y seriez pas engagé d'ailleurs par d'autres intérêts et d'autres devoirs ; à vous occuper par un esprit de pénitence, car c'est une pénitence en effet très agréable à Dieu ; à vous occuper, sans rien rejeter, de tout ce qu'il y a de plus pénible et de plus fatigant dans l'emploi que la Providence vous a commis ; à vous charger de tout le fardeau, fût-il encore plus pesant, et en dussiez-vous être accablé : pourquoi ? parce qu'au moins êtes-vous par là réduit à l'état bienheureux de ce solitaire qui disait, au rapport de saint Jérôme : Je n'ai pas le loisir de vivre, et comment aurais-je le loisir de pécher ? Vivere mihi non licet, et quomodo fornicari licebit ? Bien  loin donc d'envisager cette vie laborieuse comme une servitude, rendez grâces à Dieu de vous avoir donné dans votre état un moyen si honnête et si raisonnable, si présent et si sûr, pour vous détourner du vice ; et de vous avoir fait trouver dans votre condition même un remède contre ces passions si vives que fomente l'oisiveté, et que le seul travail peut amortir.

 

J'en dis autant de vous, qui n'ignorez pas et ne pouvez ignorer à combien de chutes et de rechutes votre fragilité tous les jours vous expose, et quel frein serait capable de vous retenir : que, contre les plus importunes ou les plus violentes attaques, vous trouveriez dans la fréquente confession un secours toujours prêt et presque toujours immanquable ; que , muni du sacrement et de la grâce qui y est attachée, on en est, et plus fort dans les occasions, et plus constant dans ses résolutions ; que plus vous vous en éloignez, plus vous vous affaiblissez, plus vous vous relâchez ; que, pour marcher dans la voie du salut avec persévérance, il vous faut un conducteur et un guide, un homme qui vous tienne la place de Dieu, et qui, par ses conseils, vous affermisse dans le bien ; que l'obligation de recourir à lui et de lui rendre compte de vous-même, est comme un lien qui arrête vos légèretés et vos inconstances ; en un mot, que c'est dans le sacré tribunal, et entre les mains de ses ministres, que Dieu, pour parler avec l'Apôtre, a mis ces armes dont nous devons nous revêtir, pour résister et pour tenir ferme au jour de la tentation. Vous en êtes instruit, hélas ! et vos propres malheurs ne vous l'ont que trop appris.

 

Cependant la confession vous gêne, surtout la confession fréquente ; cette loi que le ministre du Seigneur vous impose de vous présenter à lui de temps en temps, comme au médecin de votre âme, pour lui découvrir vos blessures, vous paraît une loi onéreuse, et vous avez de la peine à vous en faire un engagement. Si d'abord vous vous y êtes soumis, si vous l'avez acceptée, vous rétractez bientôt votre parole, et vous secouez enfin le joug. Puis-je présumer alors que votre pénitence ait eu cette bonne foi, cette sincérité qui la doit rendre valable devant Dieu ? Si cela était, dans le besoin pressant où vous vous trouvez, mon cher auditeur, vous seriez au moins disposé à vouloir guérir ; et, dans cette disposition, vous chercheriez le remède. Convaincu par vous-même de son utilité et de sa nécessité, sans attendre qu'on vous l'ordonnât, vous seriez le premier à vous le prescrire. Vous accompliriez à  la lettre et avec joie la condition que le prêtre, selon les règles de son ministère, a prudemment exigée de vous. Il vous verrait au jour marqué revenir à lui, pour reprendre auprès de lui de nouvelles forces. Vous vous feriez même de votre fidélité et de votre exactitude, non seulement un devoir, mais une consolation. Et que ne fait-on pas tous les jours pour un moindre intérêt ? Au retour d'une maladie dont vous craignez encore les suites, à quoi ne vous réduisez-vous pas ? de quoi ne vous abstenez-vous pas ? Est-il régime si rebutant, si mortifiant, que vous ne suiviez dans toute sa rigueur, et tel qu'il vous est prescrit ? avez-vous de la foi, si, lorsqu'il s'agit de votre salut, vous tenez une conduite tout opposée ? et raisonnez-vous en chrétiens, si vous n'observez pas pour votre âme ce que vous observez avec tant de soin, et même avec tant de scrupule, pour votre corps ?

 

Achevons, et disons un mot de la seconde obligation. Pour se convertir efficacement, il ne suffit pas de se préserver du péché en évitant de le commettre, il faut l'expier après l'avoir commis ; il faut exercer contre soi-même cette justice vindicative que Dieu exercera un jour contre le pécheur impénitent. Or voici, mes chers auditeurs, le dernier désordre qui, dans la plupart des chrétiens, rend la pénitence inutile et sans effet. Quelque usage que nous fassions du sacrement de la pénitence, nous ne nous corrigeons pas, parce qu'à mesure que nous péchons, nous ne nous punissons pas ; et, sans en chercher d'autre raison, nous vivons des années entières dans l'iniquité, parce que notre amour-propre nous inspire la mollesse, et qu'ennemi d'une vie austère, il nous entretient dans l'habitude d'une malheureuse impunité.

 

Si le châtiment du péché, je dis le châtiment volontaire, à quoi, comme arbitres et juges dans notre propre cause, nous nous condamnons, et qui est proprement par rapport à nous ce qui s'appelle pénitence ; si le châtiment du péché suivait de près le péché même ; si nous avions assez de zèle pour ne nous rien pardonner ; si, malgré notre délicatesse, autant de fois que nous oublions nos devoirs et pour chaque infidélité où nous tombons, nous avions le courage de nous imposer une peine et de nous mortifier, j'ose le dire, Chrétiens, il n'y aurait plus de vice qu'on ne déracinât, ni de passion qu'on ne surmontât.

 

Je ne prétends point pour cela que la pénitence soit une vertu servile, et qu'elle n'agisse que par la crainte. Car on peut, dit saint Augustin, se punir par amour, on peut se punir par zèle de sa perfection, on peut se punir pour venger Dieu, on peut se punir pour se régler soi-même ; et si c'est par crainte que l'on se punit, on peut se punir par une crainte filiale et qui procède de la charité, en s'obligeant, pour rentrer en grâce avec Dieu et pour lui payer le juste tribut d'une satisfaction qui l'honore, à faire telle ou telle œuvre de piété, à pratiquer telle ou telle austérité, à se retrancher tel ou tel plaisir permis, à se priver de telle ou telle commodité.

 

Aussi, quand l'Eglise autrefois punissait par des peines canoniques et proportionnées chaque espèce de péché, elle ne croyait pas ôter par là aux fidèles cet esprit d'adoption qu'ils avaient reçu dans la loi de grâce, ni leur imprimer cet esprit de servitude qui avait régné dans l’ancienne loi. Son intention, en observant cette sévérité de discipline, était de soutenir les uns et de ramener les autres, de seconder les efforts de ceux-ci clans leur conversion, et de maintenir ceux-là dans une sainte persévérance. Telles étaient les vues de l'Eglise ; et Dieu bénissant sa conduite, l'on voyait de là tant de chrétiens conserver sans peine la grâce de leur baptême, et l'on ne pouvait douter de la pénitence et de la douleur de ceux qui l'avaient perdue, quand, pour un seul péché mortel, ils jeûnaient des années entières, et se soumettaient sans résistance à des exercices aussi laborieux qu'humiliants. L'innocence florissait alors, et la pénitence était exemplaire, parce que le péché n'était point impuni. Mais aujourd'hui l'on en est quitte, et l'on en veut être quitte à bien moins de frais : et que s'ensuit-il ? c'est qu'aujourd'hui l'on pèche beaucoup plus hardiment ; que l'on demeure dans son péché beaucoup plus tranquillement, que l'on s'en repent beaucoup plus faiblement, que l'on y renonce beaucoup plus rarement, et que presque toutes nos pénitences sont vaines ou du moins très suspectes. Ces peines prescrites par l'Eglise ont été modérées ; et dès là l'inondation des vices a commencé, dès là la discipline s'est énervée, dès là le christianisme a changé de face. Tant il est vrai que le pécheur a besoin de ce secours, et qu'il ne faut point compter qu'il soit pleinement converti, tandis qu'abandonné à lui-même et à sa discrétion, disons plutôt à sa lâcheté, il n'aura que de l'indulgence pour lui-même, et ne cherchera qu'à s'épargner.

 

Or, faisons maintenant, Chrétiens, ce que faisait l'Eglise dans les premiers siècles, entrons dans les mêmes sentiments, remplissons-nous du même esprit, conformons-nous aux mêmes pratiques. Souvenons-nous que si l'Eglise s'est relâchée en quelque chose sur ce qui concerne l'usage de la pénitence, ç’a été sans préjudice des droits de Dieu, et que là-dessus elle n'a ni voulu ni pu se relâcher en rien ; que si elle a consenti à changer quelques règles qu'elle-même avait établies, elle n'a point touché à l'obligation essentielle de satisfaire à Dieu, qui n'est pas de son ressort. De là concluons qu'à le bien prendre, cette condescendance de l'Eglise ne doit point servir à autoriser notre lâcheté, parce qu'il est toujours vrai que plus nous nous ménagerons, et moins Dieu nous ménagera ; que plus nous nous flatterons, et moins Dieu nous pardonnera ; que moins nous nous punirons, et plus Dieu nous punira : car le droit de Dieu, et le même droit, subsistera toujours.

 

Ainsi, persuadés que le péché doit être puni en cette vie ou en l'autre, ou par la vengeance de Dieu, ou par la pénitence de l'homme : Aut a Deo vindicante, aut ab homine pœnitente, n'attendons pas que Dieu lui-même prenne soin d'en tirer toute la satisfaction qui lui est due. Prévenons les rigueurs de sa justice par la rigueur de notre pénitence. Armons-nous d'un saint zèle contre nous-mêmes, prenons les intérêts de Dieu contre nous-mêmes, vengeons Dieu aux dépens de nous-mêmes. Si ceux que Dieu nous a donnés ou que nous avons choisis pour médecins de nos âmes sont trop indulgents, suivant l'excellente maxime de saint Bernard, suppléons à leur indulgence par notre sévérité. S'ils ne sont pas assez rigides ni assez exacts, soyons-le pour eux et pour nous, puisque c'est personnellement de nous qu'il s'agit, et que nous devons plus que tout autre nous intéresser pour nous-mêmes : Si medicus clementior fuerit, tu age pro te ipso. Appliquons aux maux spirituels de nos âmes des remèdes spécifiques, et, selon la différence des péchés, employons pour les punir des moyens différents : la retraite et la séparation du monde, pour punir la licence des conversations ; le silence, pour punir la liberté et l'indiscrétion de la langue ; la modestie dans les habits et dans l'équipage, pour punir le luxe ; le jeûne, pour punir les excès de bouche et les débauches : le renoncement aux plaisirs innocents pour punir rattachement aux plaisirs criminels. Quis scit si convertatur, et ignoscat (Jonae., III, 9.) !

 

Qui sait si le Dieu des miséricordes ne se convertira pas à nous ? qui le sait ? ou plutôt, qui en peut douter, après la parole authentique qu'il nous en a donnée ? En un mot, mes chers auditeurs, retranchons la cause du péché, assujettissons-nous, quoi qu'il nous en coûte, aux remèdes du péché, et par là nous rentrerons dans le chemin du salut et de la gloire.

 

BOURDALOUE, SERMON POUR LE QUATRIÈME DIMANCHE DE L'AVENT

 

La Sagrada Forma, Claudio Coello, El Escorial, Sacristie

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