Personne, dit le Sage, ne sait s'il est digne de haine ou d'amour ; c'est un des secrets que Dieu s'est réservé pour nous obliger à vivre dans une dépendance plus absolue de sa grâce.
BOURDALOUE
Comme il est évident que la pénitence est une partie de la justice, et que c'est ainsi que les Pères de l'Eglise nous ont fait concevoir cette vertu, l'ayant toujours considérée comme une volonté sincère dans le pécheur de se faire justice à lui-même, de la faire à Dieu, et, pour rendre à chacun ce qui lui est dû, de la faire encore au prochain si le prochain a été offensé, il s'ensuit qu'une des principales fonctions de la pénitence chrétienne est de réparer les effets du péché. Mais, supposant l'indispensable et l'incontestable nécessité de cette réparation, il s'agit, mes chers auditeurs, d'en bien comprendre l'étendue, parce que c'est de là que dépend l'exacte mesure de la pénitence. Or, pour cela, je m'attache à deux importantes maximes de l'Ecriture, qui doivent corriger en nous deux des plus visibles et des plus dangereux abus à quoi nous soyons sujets, lors même que nous voulons retourner à Dieu, et dans le projet et le plan de conversion que nous nous formons. Voici une instruction bien solide, et dont je vous prie de profiter.
Première maxime. Pour se convertir efficacement à Dieu, il ne suffit pas de faire pénitence, mais il faut faire de dignes fruits de pénitence. C'est ce que prêchait Jean-Baptiste , cet homme envoyé de Dieu pour préparer au Seigneur un peuple parfait. C'est ce qu'il enseignait aux Juifs qui venaient l'entendre dans le désert, et qui se présentaient à lui pour être baptisés. C'est la conclusion qu'il tirait et qu'il leur adressait à tous, quand il leur disait, avec ce zèle et cet esprit d'Elie dont il était rempli : Facite ergo fructus dignos pœnitentiœ (Luc, III, 8.). Car, comme remarque saint Grégoire, pape, par là ce divin précurseur déclarait que les fruits de la pénitence doivent être distingués de la pénitence même, comme la substance de l'arbre l'est de ses fruits. Par là il leur donnait à connaître que la pénitence ne se réduit pas uniquement à pleurer les péchés passés, mais à se mettre en état de ne les plus commettre dans l'avenir : Transacta flere, et illa deinceps non committere ; que pleurer les péchés passés, et même y renoncer pour toute la suite de la vie, c'est le fond et comme la racine de la pénitence ; mais qu'il doit naître de là des fruits de grâce et de salut, sans lesquels la pénitence ne peut être qu'un arbre stérile, et exposé à la malédiction. Par là il accomplissait dignement son ministère, soit à l'égard des pécheurs endurcis, en les obligeant à faire pénitence, soit à l'égard des pécheurs pénitents, en leur apprenant à faire de dignes fruits de pénitence : Atque ita generalem omnibus exhibebat doctrinam non pœnitentibus, ut pœnitentiam agerent ; pœnitentibus, ut dignos pœnitentia fructus facerent.
Or, quels sont, encore une fois, ces fruits salutaires, ces fruits de pénitence ? les voici : réparer les pernicieux effets du péché par des œuvres directement contraires au péché même, selon ses différentes espèces. Je m'explique. Réparer les effets de l'usurpation ou d'une possession injuste, par la restitution ; réparer les effets de la médisance ou de la calomnie par le rétablissement de l'honneur et de la réputation ; réparer les effets de l'emportement et de l'outrage par l'humilité de la satisfaction ; réparer les effets de l'inimitié et de la haine par la sincérité de la réconciliation. Voilà, dit saint Grégoire, les dignes fruits,les fruits proportionnés, les fruits nécessaires, les fruits non suspects de la pénitence. Tout ceci est essentiel : écoutez-moi.
Dignes fruits de pénitence, parce qu'il faut pour les produire que le pécheur fasse des efforts dont il n'y a que la vraie pénitence, je veux dire que la pénitence surnaturelle, et même la plus surnaturelle, qui soit capable. En effet, par quel autre motif que celui d'une pénitence très parfaite et toute surnaturelle, un riche avare pourra-t-il se résoudre à rendre un bien qu'il a injustement acquis ou injustement retenu, mais dont il ne peut plus se dépouiller sans déchoir du rang où il est, et dont la restitution lui devient par là quelque chose de plus triste et de moins supportable que la mort même ? par quel autre motif un homme hautain et fier pourra-t-il gagner sur lui de faire des démarches humiliantes pour satisfaire, aux dépens de son orgueil, à ceux qu'il a offensés ? et s'il est offensé lui-même, par quel autre motif lui persuadera-t-on d'étouffer le ressentiment de l'injure qu'il a reçue, et de se réconcilier de bonne foi avec son plus mortel ennemi ? Ce ne peut être là, Seigneur, que l'ouvrage de votre main, et un tel changement ne peut venir que de vous : la vertu de l'homme ne va point jusque-là. Il faut non seulement que votre grâce vienne à son secours, mais la plus puissante de vos grâces. Il faut qu'elle lui fasse concevoir et enfanter ces résolutions héroïques ; et sans elle, l'esprit corrompu du monde la ferait immanquablement avorter. C'est par cette grâce, ô mon Dieu, que vous triomphez des cœurs les plus rebelles et les plus durs ; c'est par elle que les hommes les plus violents et les plus féroces deviennent doux et traitables comme des agneaux ; par elle que l'usurpateur du bien d'autrui consent à se dessaisir de tout ce qui ne lui appartient pas, et quelquefois même encore de ce qui lui appartient, en rendant, comme Zachée, non seulement au double, mais au delà. Et si vous daignez aujourd'hui, Seigneur, donner bénédiction à ma parole, qui est la vôtre, c'est par un effet de celle pénitence victorieuse que l'on verra peut-être dans ce saint temps des miracles qu'on n'espérait plus, mais dont vos serviteurs vous béniront, et qui édifieront plus votre Eglise que les miracles mêmes par où elle s'est établie : je veux dire des injustices réparées, des calomnies rétractées, des querelles pacifiées, des inimitiés éteintes, des cœurs réunis ; dignes fruits, puisque le Saint-Esprit en est l'auteur, et que ce sont évidemment ceux que saint Paul appelle fruits de lumière, fruits de bonté, de justice, de vérité : Fructus enim lucis est in omni bonitate, et justitia, et veritate (Ephes., V, 9.).
Fruits proportionnés à quoi ? à l'offense. Autrement, la pénitence est non seulement défectueuse, mais odieuse ; non seulement réprouvée de Dieu, mais condamnée même du monde ; car le monde même veut ici de la proportion. Vous vous êtes enrichi aux dépens de la veuve et de l'orphelin, et vous vous en croyez quitte pour quelques bonnes oeuvres dont ni l'orphelin ni la veuve ne profiteront ; vous avez déchiré la réputation de votre frère, et, sans qu'il vous en coûte rien de plus, vous vous contentez de vous acquitter envers lui des simples devoirs d'une charité commune ; vous avez, pour perdre votre ennemi, exagéré et inventé, et toute votre pénitence se termine à gémir devant Dieu et à prier. Prière exécrable, dit le Sage ; et moi, appliquant cette expression à mon sujet, je dis pénitence exécrable, parce que celui qui la fait, en la faisant même, ne veut pas écouter la loi ni l'accomplir : c'est la raison qu'en apporte le Saint-Esprit : Qui declinat aures suas, ne audiat legem, oratio ejus fiet execrabilis (Prov., XXVIII. 9.). Non, non, mon cher auditeur, il n'en va pas comme vous le pensez : dans l'ordre inviolable et indispensable que Dieu a établi, la médisance ne se répare point par la prière, et l'injustice par l'aumône ; pour avoir devant Dieu le mérite d'une pénitence efficace, il y faut observer les proportions prescrites par le droit divin ; et, au lieu de se faire une pénitence selon son goût, ou même selon sa dévotion, il faut se faire une dévotion et une pénitence selon les règles de la droite conscience. Or, jamais une conscience droite ne vous permettra de rendre précisément à Dieu ce que vous avez enlevé au prochain, ni d'appliquer à la charité ce que vous devez à la justice : A Dieu, vous dira-t-elle, ce qui est à Dieu, et à César, ce qui est à César : voilà la loi éternelle et invariable qu'elle vous oblige à suivre.
Fruits nécessaires : car en vain imaginerions-nous des tempéraments et des accommodements, des explications et des tours ; malgré tous les tours et toutes les explications, malgré tous les accommodements et tous les tempéraments, il en faudra toujours revenir à la décision de saint Augustin, contre laquelle ni la cupidité, ni l'iniquité, ni le relâchement de la morale, ni la corruption des usages du monde, ne prescriront jamais. Si, pouvant restituer un bien dont la conscience est chargée, vous refusez de le rendre : quelque témoignage que vous puissiez donner d'un cœur contrit et pénitent, vous contrefaites la pénitence, mais vous ne la faites pas : Non agitur pœnitentia, sed fingitur ; et si c'est véritablement et sincèrement que vous la faites, poursuit ce saint docteur, le péché ne vous est pardonné qu'à condition que le dommage sera réparé : Si autem veraciter agitur, non remittitur peccatum, nisi restituatur ablatum. Or, ce qui est vrai des biens de la fortune l'est également de l'honneur. Allez, tant qu'il vous plaira, aux pieds des prêtres, confesser votre injustice ; prosternez-vous, humiliez-vous, accusez-vous : si cependant vous ne prenez pas et ne voulez pas prendre les mesures convenables pour rétablir ce que vous avez détruit, ou en supposant ce qui ne fut jamais, ou en révélant ce qui devait être éternellement caché dans les ténèbres, et ce qui l'aurait été sans la malignité de votre cœur, ou sans l'indiscrétion de votre langue, qu'est-ce que votre pénitence ? un fantôme, rien davantage ; que dis-je ? c'est un crime, c'est un sacrilège : Non remittitur peccatum, nisi restituatur ablatum.
Fruits certains et non suspects. En effet, on ne soupçonnera jamais un pécheur qui veut bien se soumettre à cette réparation, de n'être pas solidement converti ; c'est un gage dont les censeurs, même les plus rigides, je veux dire, dont les confesseurs les plus sévères ne sont pas en droit de se défier. Dans tous les autres fruits de la pénitence, il peut y avoir de l'ostentation et de l'hypocrisie ; mais ici, ni l'hypocrisie, ni l'ostentation n'est point à craindre ; car il n'arrive guère qu'un homme se détermine à quelque chose d'aussi mortifiant qu'il l'est de rendre ce qu'il pourrait garder, ou de se dédire de ce qu'il a témérairement et faussement avancé, quand il n'est converti qu'en apparence. Il faut l'être en effet pour se condamner ainsi soi-même, et pour ne se faire nulle grâce ; la pénitence alors ne peut donc être douteuse. Non pas, après tout, qu'on ait une assurance entière de son état : personne, dit le Sage, ne sait s'il est digne de haine ou d'amour ; c'est un des secrets que Dieu s'est réservés pour nous obliger à vivre dans une dépendance plus absolue de sa grâce. Mais, de toutes les remarques à quoi l'on peut reconnaître les vrais pénitents, la plus infaillible, c'est, sans contredit, cette généreuse réparation des effets et des suites du péché : réparation qui remet le calme dans une âme ; réparation qui nous affranchit des remords de la conscience ; réparation qui nous fait goûter cette bienheureuse paix où consiste, selon Tertullien, la félicité du pécheur justifié : Facite ergo fructus digns pœnitentiœ.
Mais, Chrétiens, quelle est l'illusion de notre siècle ! au lieu de juger de la pénitence par ses fruits, qui sont à toute épreuve, on en veut juger par des pratiques très équivoques, et qui souvent ont plus d'éclat que de solidité. Voici ma pensée : on voudrait voir, comme autrefois, les pécheurs humiliés sous la cendre, couverts de cilices, exténués de jeûnes : beaux dehors, mais, du reste, dehors trompeurs, si cependant, et avant toutes choses, on ne les oblige pas à satisfaire aux devoirs naturels de la charité et de la justice. Ces lois de police et de discipline, que l'Eglise, dans la suite du temps, a trouvé bon de mitiger, on les voudrait encore dans toute leur rigueur, et je les y voudrais moi-même ; mais à cette condition essentielle, que d'abord ces lois fondamentales, ces lois capitales, dont jamais ni l'Eglise, ni Dieu même n'ont dispensé, fussent observées; et c'est à quoi l'on ne pense pas. Cela veut dire que, par un esprit pharisaïque, on s'attache à l'écorce de la pénitence, tandis qu'on en laisse les fruits.
Seconde maxime de l'Ecriture : il ne suffit pas, dit saint Paul, de faire le bien devant Dieu pour glorifier Dieu, il faut encore le faire devant les hommes pour édifier les hommes : Providentes bona, non solum coram Deo, sed etiam coram hominibus (2 Cor , VIII, 21.). Ainsi parlait l'Apôtre ; et je dis, par la même règle : il ne suffit pas de faire pénitence devant Dieu, il faut encore la faire devant les hommes : on la fait devant Dieu en reconnaissant son péché, mais on la fait devant les hommes en réparant le scandale du péché, et en ôtant même jusqu'aux apparences du péché ; sans cela (c'est la décision expresse de saint Thomas et de tous les autres théologiens après lui), sans cela, point de pénitence.
Que ne puis-je, mes chers auditeurs, vous faire comprendre ce point de morale dans toute son étendue et dans toute sa force! Il faut que la pénitence répare le scandale du péché. Car, malheur à nous si nous tombions dans l'erreur des hérésiarques qui, corrompant la loi de Dieu sous ombre de la réformer, réduisent toute la pénitence à ne pécher plus ! Malheur à nous si nous venions à nous persuader que tout le mystère de notre justification fût compris dans ces paroles du Fils de Dieu mal entendues, quand il dit à cette femme adultère : Allez, et ne commettez plus la même faute : Vade, et jam amplius noli peccare (Joan., VIII, 11.) : en sorte que ce fût assez pour une âme criminelle de dire : J'ai quitté mon péché, sans qu'il lui en coûtât davantage. Plus vaine peut-être, reprend saint Grégoire, du témoignage qu'elle se rend de ne plus pécher, qu'elle n'est humble du souvenir d'avoir péché ; ou tranquille et contente d'elle-même, parce que son péché n'est plus, et prétendant à tous les droits de l'innocence des Justes, sans participer à l'humiliation des pécheurs. Abus, dit ce grand pape : le scandale du péché est une partie du péché ; et tandis que le scandale n'est point réparé, quoique le péché cesse, ou, pour parler plus clairement, quoique vous cessiez de le commettre, il n'est point absolument détruit. Il faut donc que la pénitence, après avoir pourvu à l'un, s'applique à l'autre ; et parce qu'elle ne le peut faire qu'aux dépens du pécheur même, règle admirable de saint Augustin, il faut, si c'est une pénitence efficace, qu'elle abolisse le péché dans la personne du pécheur, et qu'elle confonde le pécheur pour anéantir le péché ; autrement, poursuit ce Père, quel exemple tirera le prochain de votre conversion ? Et s'il est vrai que votre péché ait eu les suites funestes que vous déplorez vous-même ; s'il est vrai qu'en vous égarant vous en ayez égaré tant d'autres, n'est-il pas de l'ordre que vous serviez à les ramener, et n'est-ce pas une justice que vous leur rendiez ce que vous leur avez fait perdre, en les édifiant par votre pénitence autant que tous les avez scandalisés par les dérèglements de votre vie ?
Cependant, Chrétiens, ce n'est guère ainsi que l'on raisonne dans le siècle ; et n'est-il pas plein de ces âmes mondaines qui, jugeant selon les désirs de leur cœur, malgré tous les oracles du Saint-Esprit, se font une prudence, mais une prudence charnelle, de sauver du débris tout ce qu'elles peuvent en sauver ; de se réserver, dans l'état même de leur prétendue pénitence, tout ce qui peut servir ou de ressource ou de consolation à leur amour-propre, tous les agréments de la société, tout l'éclat de la prospérité, tout le luxe et le faste de la vanité, en un mot, tout l'extérieur du péché ? qui, non contentes de paraître toujours telles qu'elles ont été, et par conséquent de l'être toujours, puisqu'il n'est presque pas possible dans la pratique de séparer l'un de l'autre, et de retenir les apparences du péché sans en conserver le fond ; qui, dis-je, non contentes de tenir toujours au dehors la même conduite, et de suivre le même train de vie, veulent encore agir en cela par principe et par raison ? Or, c'est à ces âmes préoccupées et séduites que j'aurais bien aujourd'hui à représenter les conséquences de cette erreur, en leur opposant la vérité que je prêche ; car est-ce ainsi, leur dirais-je avec tout le zèle que Dieu m'inspire pour leur salut, est-ce ainsi que tant de fameux pénitents se sont convertis ? Quand, touchés de l'esprit de Dieu, ils sont entrés dans la voie de la pénitence, est-ce ainsi qu'ils y ont marché ? L'humilité, l'austérité, la retraite, n'est-ce pas le parti qu'ils ont généreusement et hautement embrassé ? Comment, dans l'ancienne loi, les Achab, les Nabuchodonosor, ont-ils paru devant Dieu et devant les hommes ? Ne se sont-ils pas montrés, ou plutôt n'ont-ils pas cherché à se montrer sous le sac et en posture de suppliants, pour rétablir, par une déclaration authentique, ce qu'ils avaient détruit par leurs exemples scandaleux ? A quoi se sont condamnés tant de pécheurs revenus à Dieu dans la loi de grâce ? où se sont-ils confinés ? dans des solitudes, dans des déserts, dans des monastères, faisant un divorce éclatant avec le monde, et, sans écouter le sang et la chair, se croyant obligés d'édifier le monde par le renoncement même au monde. Aurions-nous des Thaïs et des Pélagie, si illustres par leur pénitence, si cette maxime n'avait pas passé pour constante dans notre religion ? Quoi donc ? ces Saints se trompaient-ils ? était-ce ignorance dans eux, ou folie ? se chargeaient-ils inutilement d'un joug qu'ils ne devaient pas porter ? ne connaissaient-ils pas les voies de Dieu, et est-ce à nous seuls qu'ils les a révélées ?
Ah ! Chrétiens, concluons, au contraire, que, puisqu'ils marchaient dans des voies droites et saintes, notre égarement est d'en vouloir prendre de plus spacieuses et de plus larges, mais directement opposées au terme où la vraie pénitence doit nous conduire. Apprenons comme eux à faire cesser non seulement le mal, mais les apparences du mal ; et, pour cela, ne nous contentons pas de craindre Dieu, mais respectons encore le monde. Car le monde, tout profane qu'il est, mérite quelquefois d'être respecté ; et il ne le mérite jamais mieux que lorsqu'il condamne jusqu'aux apparences du péché, que lorsqu'il s'en scandalise, que lorsqu'il nous en fait des crimes. Si le monde nous paraît en cela un censeur sévère, édifions-nous de sa censure et de sa sévérité. S'il est injuste, profitons de son injustice. S'il est railleur et médisant, rendons grâces à Dieu de ce que sa médisance même sert à nous rendre plus vigilants, plus réguliers, plus chrétiens. Bénissons le ciel de ce que le monde, au milieu de sa corruption, a encore ce reste de zèle pour l'intégrité et la pureté des mœurs, et de ce que le vice n'a pas encore prévalu jusqu'à pouvoir obtenir du monde que le monde l'approuvât. Si le monde nous paraît porter sur cela trop loin sa délicatesse, ne nous figurons pas si aisément que le monde ait tort ; et mettons plutôt tout le tort de notre part, de ne vouloir pas en croire le monde, même dans une chose où le jugement même du monde s'accorde si bien avec le jugement et la loi de Dieu. Ne respectons pas seulement les sages et les forts, mais, aussi bien que l'Apôtre, les imprudents et les faibles. Abstenons-nous comme lui, non seulement de ce qui est criminel et illicite, mais de ce qui nous semble innocent et permis. Pourquoi aurions-nous dans notre conduite plus de liberté que saint Paul ? Enfin, évitons tout ce qui donne lieu aux discours du monde, tout ce qui fonde le jugement téméraire, tout ce qui autorise et qui favorise le péché, tout ce qui l'autorise dans autrui, et tout ce qui le favorise dans nous.
Par là nous rendrons notre pénitence efficace ; et, après avoir retranché la matière et la cause du péché, après avoir réparé les suites et les effets du péché, il ne nous reste plus qu'à nous assujettir aux remèdes du péché : c'est le sujet de la dernière partie.
BOURDALOUE, SERMON POUR LE QUATRIÈME DIMANCHE DE L'AVENT