SUR LA PÉNITENCE : Tollite verba, et convertimini (supprimez toutes les paroles inutiles, et convertissez-vous)

On aime ce qui est la matière et la cause du péché, mais on n'aime point dans le fond le péché même ; en un mot, on voudrait pouvoir se contenter, et ne pas pécher.

BOURDALOUE

 

 

Et venit in ornnem regionem Jordanis,prœdicans baptismum pœnitentiœ, in remissionem peccatorum.

Jean-Baptiste vint dans tout le pays qui est le long du Jourdain, prêchant le baptême de la pénitence pour la rémission des péchés. (Saint Luc, chap. III, 3.)

 

Quelque malheureuse que soit la condition de l'homme dans l'état du péché, si toute pénitence était véritable, ou s'il était toujours aisé de discerner la vraie pénitence de la pénitence imparfaite et fausse, le pécheur, dans son malheur même, aurait de quoi se consoler, parce qu'il pourrait au moins envisager la pénitence comme une ressource infaillible et comme un fonds certain de tranquillité et de paix. La grande misère du pécheur, dit saint Chrysostome, c'est qu'étant assuré comme il l'est de la réalité de son péché, il ne peut jamais être absolument assuré de la validité de sa pénitence. Ce qui rend son sort déplorable, c'est que bien souvent la pénitence qu'il a faite, ou qu'il a cru faire, ne doit pas moins le troubler que son péché même ; c'est que tous les oracles de l'Ecriture lui apprennent qu'il n'y a que la vraie et la parfaite pénitence qui sauve l'homme, et qu'au contraire il y en a cent autres, ou parce qu'elles sont fausses et vaines, ou parce qu'elles sont imparfaites et insuffisantes, qui ne le sauvent pas. S'il lui arrive de s'y tromper, si, faute de discernement, il vient, dans la pratique même de la pénitence, à prendre le faux pour le vrai, et à compter pour suffisant ce qui est défectueux, dès là il tombe dans l'abîme des plus infortunés pécheurs, puisque sa pénitence même, qui devait être sa justification et son salut, devient encore une des causes de sa condamnation et de sa perte. Voila, s'il entend bien sa religion, ce qui doit le faire trembler.

 

Voulez-vous, Chrétiens, calmer aujourd'hui vos consciences, autant qu'il est possible, sur un point si important ; et pour cela, voulez-vous savoir quelle est la véritable pénitence, ou, pour mieux dire, en quoi consiste le discernement juste que vous devez faire de la véritable pénitence ? C'est ce que je vais vous apprendre, et voici en peu de paroles tout mon dessein.

 

J'appelle véritable pénitence, pénitence sûre, celle que le saint précurseur, Jean-Baptiste, prêchait aux peuples qui le venaient chercher dans le désert, quand il leur disait : Faites donc de dignes fruits de pénitence : Facite ergo fructus dignos pœnitentiœ (Matth., III, 8.). Il ne se contentait pas qu'ils fissent pénitence ; mais, pour pouvoir compter sur leur pénitence, il voulait qu'ils en jugeassent par les fruits. Car la pénitence n'est solide, ni recevable au tribunal de Dieu, qu'autant qu'elle est efficace : et peut-elle être autrement efficace que par les fruits qu'elle produit ? Facile fructus dignos pœnitentiœ. Je les réduis à trois, et je dis, après tous les Pères de l'Eglise, que la pénitence efficace est celle qui retranche la cause du péché, celle qui répare les effets du péché, celle qui assujettit le pécheur au remède du péché. Trois caractères qui font d'une part la perfection de la pénitence, et de l'autre la sûreté morale du pécheur pénitent ; trois caractères que je vous prie de bien remarquer, et qui vont partager ce discours. Retrancher généreusement ce qui est la cause ou la matière du péché. Réparer pleinement ce qui a été l'effet et la suite du péché. S'assujettir fidèlement à ce qui doit être le remède du péché. Si votre pénitence, mon cher auditeur, est accompagnée de ces trois conditions, vous pouvez, sans être téméraire et présomptueux, faire fond sur elle : mais qu'une de ces trois conditions lui manque, c'est assez pour la rendre inutile, ou même criminelle.

 

Remplissez-nous, mon Dieu, de votre esprit, de cet esprit de zèle qui animait Jean-Baptiste, c'est ce que je vous demande pour moi ; de cet esprit de componction qui touchait les Juifs, et qui les disposait à profiter des grandes vérités qui leur étaient annoncées par ce fidèle ministre ; c'est ce que je vous demande, non point seulement pour moi, mais pour toutes les personnes qui m'écoutent. Adressons-nous encore à Marie. Ave, Maria.

 

Je fonde la première proposition sur deux principes également incontestables, et dont notre seule expérience doit nous convaincre, pour peu que nous ayons soin de nous étudier nous-mêmes, et de discerner les mouvements de notre cœur. Car voici d'abord ce que nous y devons reconnaître, et c'est une observation qu'a faite avant moi saint Augustin. Quelque corrompue, dit ce Père, que soit la nature de l'homme, depuis le péché et par le péché, on n'aime point, après tout, le péché comme péché. Il n'appartient qu'aux démons d'être disposés de la sorte ; et on pourrait même douter s'ils portent jusque-là leur obstination et leur malice. On aime ce qui est la matière et la cause du péché, mais on n'aime point dans le fond le péché même : c'est-à-dire on aime le plaisir que Dieu défend, mais non pas parce qu'il le défend. On aime le profit de l'usure, qui est injuste ; mais on l'aime parce qu'il est commode, et non pas parce qu'il est injuste. On aime la vengeance , qui est criminelle ; mais on l'aime parce qu'on croit que l'honneur y est engagé, et non pas parce qu'elle est criminelle.

 

Je dis plus : on voudrait, s'il était possible, pouvoir séparer l'un de l'autre ; et, par une précision dont le libertin s'accommoderait volontiers, on voudrait que ce qu'on aime ne fût pas défendu de Dieu ; on voudrait que Dieu ne s'offensât pas du plaisir que l'on recherche en satisfaisant sa passion ; en un mot, on voudrait pouvoir se contenter, et ne pas pécher. Mais parce que ces deux choses sont inséparables, et que dans la conjoncture où je suppose le pécheur, le désir qu'il a de se contenter l'emporte par-dessus la crainte qu'il a de pécher ; de là vient, dit saint Augustin, que sans aimer le péché, que haïssant même le péché, il pèche toutefois dans la satisfaction qu'il se procure : pourquoi ? parce qu'il aime au moins ce qu'il sait et ce qu'il ne peut ignorer être la cause ou la matière du péché. Or, cela suffit pour le rendre malgré lui-même transgresseur et prévaricateur de la loi de Dieu.

 

Voilà le premier principe ; et prenez garde, Chrétiens : ce n'est donc point précisément par la haine du péché, considéré comme péché, qu'il faut distinguer les pécheurs efficacement convertis d'avec ceux qui ne le sont pas ; puisqu'il est certain que les plus endurcis pécheurs, tandis qu'ils ont un reste de religion, conservent encore, ou du moins peuvent conserver cette haine du péché. Ce n'est point, dis-je, par cette haine générale, par cette haine spéculative du péché, qu'il faut juger du mérite de la pénitence, puisqu'on sait bien qu'il n'en coûte rien au pécheur pour haïr le péché de la sorte, et que la pénitence la plus vaine peut avoir cela de commun avec la pénitence la plus solide.

 

Mais par où devons-nous commencer à faire dans nous-mêmes le discernement de la vraie pénitence, et de ce que j'appelle ici détestation sincère et efficace du péché ? Ecoutez-moi, Chrétiens, et jugez-vous. En voici l'induction pratique. C'est par le retranchement actuel et effectif de ce que nous reconnaissons être en nous la cause du péché, de ce qui fomente, et qui fait subsister dans nous ce corps de péché, que Dieu veut que nous détruisions en nous convertissant à lui : Ut destruatur in vobis corpus peccati (Rom., VI, 6.). C'est par le renoncement à mille choses agréables, qui font dans l'idée de l'homme charnel la douceur de la vie, mais qui sont aussi par là même le poison mortel de nos âmes et l'aiguillon du péché. C'est par la fuite des objets qui excitent dans nos cœurs ces pernicieux désirs, que la concupiscence, selon l'Ecriture, ne peut concevoir sans enfanter le péché : Deinde concupiscentia cum conceperit, parit peccatum (Jac, I, 15.). C'est par l'exacte fidélité à éviter des entretiens dont nous savons bien que la scandaleuse licence corrompt la pureté des mœurs, puisque c'est de là que viennent les premières plaies, et souvent les plus incurables que nous fait le péché. C'est par la sévère, mais salutaire, mais nécessaire détermination à nous interdire des sociétés et des commerces qui sont pour nous comme les liens du péché ; des représentations et des spectacles dont l'unique effet est d'émouvoir les passions les plus vives, et de répandre dans l'imagination et dans les sens les plus dangereuses semences du péché ; des assemblées où l'esprit impur est comme dans son règne, et en possession de tendre à l'innocence les pièges les plus inévitables du péché ; des lectures où notre damnable curiosité est si souvent et si justement punie par les malignes impressions qu'elles laissent du péché. C'est par le sacrifice entier et sans réserve de ces amitiés dont nous nous apercevons bien, que la tendresse malheureuse, quoique couverte d'un voile de pudeur, n'est au fond qu'un raffinement de sensualité, et qu'un déguisement de péché. C'est par le prompt et éternel divorce avec cette personne dont les artifices, aussi bien que les charmes, et souvent bien plus que les charmes, sont les amorces fatales du péché. C'est par la sainte violence que chacun de nous doit se faire sur tout cela, puisque ce sont là, dans la pensée de l'Apôtre, les armes de l'iniquité et du péché : Arma iniquitatis peccato (Rom.,VI, 13.). En un mot, c'est par cette circoncision évangélique qui, ne s'arrêtant pas à la surface, ni au changement extérieur de l'homme, dépouille l'homme de ce qu'il a dans le cœur de plus intime, de ce qui est en lui l'origine du péché.

 

Oui, c'est par là que le chrétien doit mesurer l'efficace et la vertu de sa pénitence ; et s'il est dans l'obligation d'approcher de ce sacrement que Jésus-Christ a institué pour la réconciliation des pécheurs, c'est par là qu'il doit commencer à accomplir le grand précepte de l'Apôtre : Probet autem seipsum homo (1 Cor., XI, 28) : Que l'homme s'éprouve lui-même, et autant qu'il le peut, dans cette vie ; qu'il s'assure de lui-même. Or il le peut par là, reprend saint Chrysostome ; et moi j'ajoute qu'il ne le peut que par là.

 

Supprimez toutes les paroles inutiles, et convertissez-vous solidement : Tollite verba , et convertimini (Osée., XIV, 13.). Ainsi parlaient les prophètes, exhortant à la pénitence le peuple de Dieu ; et c'est, pécheur à qui je parle, le ministère dont je m'acquitte aujourd'hui. Vous détestez, dites-vous, votre péché ; vous y renoncez, du moins le croyez-vous ainsi. Mais peut-être vous flattez-vous dans le témoignage que vous vous rendez ; et votre contrition prétendue n'est rien moins devant Dieu que ce qu'elle vous paraît. Peut-être êtes-vous plus touché de la honte de votre péché que de sa malice ; du remords et du trouble qu'il vous cause, que de l'injure qu'il fait à Dieu ; de l'embarras où il vous jette, que de la disgrâce de Dieu qu'il vous attire : si cela est, contrition toute humaine. Peut-être votre erreur vient-elle de ce que vous confondez les grâces de la pénitence qui sont en vous, avec la pénitence qui n'y est pas ; les désirs de conversion que Dieu vous inspire, avec votre conversion même, dont vous êtes encore bien éloigné : c'est-à-dire, peut-être vous croyez-vous changé et converti, lorsque vous souhaitez seulement de l'être : si cela est, contrition apparente. Mais voulez-vous sortir de cette incertitude ? voulez-vous bien connaître ce que vous êtes ? Tollite verba : sans vous arrêter aux paroles toujours équivoques, toujours suspectes, voici la règle que vous devez prendre. Entrons dans le détail ; il n'y aura rien qui ne convienne à la chaire.

 

Vous êtes un homme du monde, un homme distingué par votre naissance, mais dont les affaires (ce qui n'est aujourd'hui que trop commun) sont dans la confusion et dans le désordre. Que ce soit par un malheur ou par votre faute, ce n'est pas là, maintenant, de quoi il s'agit. Or, dans cet état, ce qui vous porte à mille péchés, c'est une dépense qui excède vos forces, et que vous ne soutenez que parce que vous ne voulez pas vous régler, et par une fausse gloire que vous vous faites de ne pas déchoir. Car de là les injustices, de là les duretés criantes envers de pauvres créanciers que vous désolez ; envers de pauvres marchands aux dépens de qui vous vivez ; envers de pauvres artisans que vous faites languir ; envers de pauvres domestiques dont vous retenez le salaire. De là ces frivoles et trompeuses promesses de vous acquitter ; ces abus de votre crédit, et ces chicanes infinies pour éloigner un paiement ou pour l'éluder. De là ces dettes éternelles qui, en ruinant les autres, vous damnent vous-même. Retranchez cette dépense ; et si vous voulez que je sois bien persuadé de la vérité de votre contrition, ayant peu, passez-vous de peu. Ne vous mesurez pas par ce que vous êtes, mais par ce que vous pouvez. Otez-moi ce luxe d'habits, cette superfluité de train, cette vanité d'équipage, cette curiosité de meubles. Réduit à la disette et à une triste indigence, supportez-la, mais supportez-la en chrétien ; et puisqu'il le faut, faites-vous-en un mérite et une vertu. Sans cela, en vain pleurez-vous votre péché : en vain formez-vous mille repentirs, ou plutôt en vain les témoignez-vous ; ces repentirs, ce sont des paroles, et Dieu vous demande des effets : Tollite verba, et convertimini.

 

Vous aimez le jeu, et ce qui perd votre conscience, c'est ce jeu-là même ; un jeu sans mesure et sans règle ; un jeu qui n'est plus pour vous un divertissement, mais une occupation, mais une profession, mais un trafic, mais une attache et une passion, mais, si j'ose ainsi parler, une rage et une fureur ; un jeu dont on peut bien dire, à la lettre, que c'est un abîme qui attire un autre abîme, ou même cent autres abîmes : Abyssus abyssum invocat (Psalm., XLI, 8.). Car de là viennent ces innombrables péchés qui en sont les suites, de là l'oubli de vos devoirs, de là le dérèglement de votre maison, de là le pernicieux exemple que vous donnez à vos enfants ; de là la dissipation de vos revenus ; de là ces tricheries indignes, et, s'il m'est permis d'user d'un terme plus fort, ces friponneries que cause l'avidité du gain ; de là ces emportements, ces jurements, ces désespoirs dans la perte ; de là souvent, et plus que de la fragilité du sexe, ces honteuses ressources où l'on se voit forcé d'avoir recours ; de là cette disposition à tout, et peut-être au crime, pour trouver de quoi fournir au jeu. Retranchez ce jeu ; et parce qu'il est bien plus aisé de le quitter absolument que de le modérer, quittez-le : faites-en une déclaration publique ; donnez à Dieu une preuve de la sincérité de votre contrition, en coupant la racine du mal ; et, pour vous assurer vous-même que vous ne voulez plus pécher, imposez-vous la loi de ne plus jouer. Sans cela, vous aurez beau dire comme le publicain de l'Evangile : Seigneur, soyez-moi propice ; je reconnais mon péché ; votre voix est la voix de Jacob, mais vos mains sont les mains d'Esaü : Tollite verba, et convertimini.

 

Enfin, examinez-vous devant Dieu, et, juge équitable de vous-même, défait de toute prévention, voyez ce qui sert de sujet au péché ; mais voyez-le préparé et résolu à n'en excepter rien, à n'en retenir rien dans le sacrifice que vous en devez faire. Voilà par où vous connaîtrez si vous êtes pénitent. Attaquer le péché, non en idée, mais en substance ; en saper le fondement et le renverser, c'est ce que saint Paul appelle courir, non pas au hasard, mais à dessein d'arriver au terme : Sic curro, non quasi... aerem verberans (1 Cor., IX, 26.) ; c'est ce qu'il appelle combattre, non pas en donnant des coups perdus, ni en frappant l'air, mais en faisant tomber l'ennemi que vous poursuivez, et en remportant sur lui une pleine victoire. Je passe au second principe.

 

On n'est pas toujours maître de ses pensées, ni des premiers mouvements de son cœur ; mais on est toujours responsable de ses actions et de sa conduite : et quand on vient, par exemple, à succomber dans une occasion dangereuse d'où la loi de Dieu nous obligeait de sortir, mais où, malgré la loi de Dieu néanmoins, l'on est demeuré, on n'a jamais droit alors de dire : Je n'ai pu me défendre de ce péché; mais on doit dire : Je ne l'ai pas voulu, ou je ne l'ai que très faiblement et peu sincèrement voulu. Appliquez-vous.

 

Je l'avoue, Chrétiens, un pécheur converti de bonne foi, dans l'état même de sa conversion, peut encore avoir des faiblesses, et, tout converti qu'il est, il peut déplorer sa misère avec le même sujet et dans le même esprit que saint Paul, en disant comme cet apôtre : Sentio aliam legem in membris meis repugnantem legi mentis meae, et captivantem sub leqe peccati (Rom., VII, 23.) : Infortuné que je suis ! je sens dans moi-même une loi qui me tient captif sous le joug du péché, et qui combat contre la loi de ma raison. Mais remarquez, dit saint Chrysostome (réflexion admirable et édifiante pour ceux qui m'écoutent), remarquez que quand saint Paul parlait de la sorte, il protestait au même temps, avec une sainte confiance, qu'il n'avait rien d'ailleurs à se reprocher : Nihil mihi conscius sum (I Cor., IV, 4.) ; qu'il était fidèle à la grâce ; qu'il marchait dans la voie du salut, non seulement avec circonspection, mais avec tremblement ; qu'il traitait rudement son corps ; qu'il le châtiait et le réduisait en servitude : Castigo corpus meum, et in servitutem redigo (Ib., IX, 27.). Or, ce témoignage de sa fidélité, de sa vigilance, de son austérité de vie, de son attention sur soi-même, le mettait à couvert de toute illusion. Lorsqu'il se plaignait de la révolte de ses passions, et qu'il gémissait dans la douleur de se voir réduit à un état si humiliant, c'était une douleur sincère et pleine de bonne foi. Mais le langage hypocrite, c'est de parler comme saint Paul, et de se conduire comme le mondain. Le langage hypocrite, c'est de se plaindre de sa faiblesse, et cependant de l'exposer à des tentations où toute la force, toute la vertu même des Saints suffirait à peine pour résister. Le langage hypocrite, c'est de gémir sur la violence de ses passions, et toutefois de se précipiter aveuglément dans des périls où l'on sait que les passions même les plus modérées ne pourraient presque se contenir ; c'est de s'écrier : In felix ego homo (Rom.,VII,24.) ! Malheur à moi, d'être né si sensuel et si fragile ! et, malgré cet aveu, de rechercher contre l'ordre de Dieu des occasions où la fragilité, de simple malheur qu'elle était, devient un crime, ou du moins la source de tous les crimes. Telle est l'hypocrisie de la pénitence ; et c'est par là, mes chers auditeurs, que vous en devez juger.

 

Vous êtes faible, j'en conviens : la loi du péché règne en vous ; la concupiscence vous domine ; vous portez dans vous-même et avec vous-même votre ennemi, qui est votre chair. Mais voilà pourquoi je prétends que vous vous jouez de Dieu, si, dans le moment que vous pleurez votre péché, vous n'en voulez pas retrancher l'occasion. Voilà pourquoi je soutiens que vous mentez au Saint-Esprit, et qu'il y a dans votre pénitence une contradiction énorme, si, vous confessant faible d'une part, vous n'en êtes pas de l'autre plus circonspect et plus vigilant. Car, avec quel front pouvez-vous dire comme David, en gémissant et en pleurant : J'ai péché contre le Seigneur : Peccavi Domino (2 Reg., XII, 13.), tandis que vous vous obstinez à ne pas éloigner de vous un danger prochain, où, sans commettre d'autre péché, vous péchez déjà et contre le Seigneur, et contre vous-même, en risquant votre conscience et votre salut ? Comment pouvez-vous alléguer à Dieu l'infirmité de votre âme, et vous servir de ce motif pour toucher sa miséricorde : Quoniam infirmus sum, sana animam meam (Psalm., VI, 3.) tandis qu'à cette Infirmité vous joignez encore l'infidélité et la malignité ? Je dis infidélité et malignité de demander à Dieu qu'il vous guérisse, et de ne vouloir pas vous préserver de ce qui vous tue ; de reconnaître que vous êtes malade, et d'agir comme si vous jouissiez d'une pleine santé ; d'appeler le ciel à témoin de votre douleur, et de ne vous résoudre jamais, en vertu de cette même douleur, à rien sacrifier ni à vous séparer de rien, n'est-ce pas, encore une fois, vouloir imposer à Dieu et aux hommes ?

 

Non, non, mon cher auditeur, tandis que vous en usez de la sorte, il n'y a dans votre pénitence que dissimulation et que mensonge ; et il ne vous est plus permis, en vous plaignant comme saint Paul, de vous appliquer ces paroles qui ne peuvent vous convenir : Non quod volo bonum, hoc ago ; sed quod odi malum, hoc facio (Rom., VII, 19.). Car, au lieu que cet homme apostolique était inconsolable de ce qu'il ne faisait pas le bien qu'il voulait, et de ce qu'il faisait le mal qu'il ne voulait pas, par une opposition extrême de vous à lui, tandis que vous persévérez dans l'occasion du péché, vous voulez tout le mal que vous faites, et vous ne voulez nullement le bien que vous ne faites pas. L'efficace de la pénitence consiste donc à sortir généreusement de l'occasion pour vaincre le péché, et non pas à vouloir vaincre le péché en demeurant dans l'occasion : et c'est ici où j'aurais besoin de tout le zèle des prophètes pour confondre l'aveuglement et l'endurcissement des pécheurs.

 

Car voici, Chrétiens, où le relâchement des mœurs nous a conduits. On traite un confesseur d'homme difficile et scrupuleux, on se rebute de lui, et on le quitte lorsque, fidèle à son ministère, il suspend, pour ceux qui refusent d'éviter certaines occasions, la grâce de l'absolution. Mais quand la suspendra-t-il donc, et quelle preuve plus évidente peut-il avoir de la mauvaise disposition avec laquelle un mondain se présente à ce sacrement, que de le trouver résolu à retourner toujours dans les mêmes compagnies, et à fréquenter les mêmes lieux où tant de fois son innocence a fait naufrage ? Si jamais il peut et il doit user du pouvoir qu'il a reçu de lier les consciences, n'est-ce pas alors ? Il voit, et vous le voyez vous-même, que l'affreuse continuité de tant de rechutes roule uniquement sur une occasion que vous lui marquez, et il ne peut gagner sur vous de vous en détacher. S'il consentait, malgré cet obstacle, à vous délier et à vous absoudre, bien loin que vous dussiez louer sa lâche condescendance et l'approuver, n'en seriez-vous pas scandalisé, ou ne devriez-vous pas l'être ? et de dispensateur qu'il est des mystères de Dieu, n'en deviendrait-il pas le dissipateur ?

 

A Dieu ne plaise, Chrétiens, que je prétende par là autoriser les sévérités indiscrètes que l'on voudrait quelquefois, et peut-être sans fondement, imputer aux ministres de Jésus-Christ dans l'administration de la pénitence ! Mais à Dieu ne plaise aussi que j'autorise jamais les dangereuses et criminelles facilités de quelques ministres à ce divin tribunal ! Or, y en aurait-il jamais eu de plus dangereuse et même de plus criminelle, que de réconcilier et d'admettre à la participation des sacrements un pécheur obstiné à ne pas sortir de certaines occasions ? Ce sont, dites-vous, des occasions qu'il n'est pas en votre pouvoir de quitter ; et moi je réponds que vous les quitteriez dès aujourd'hui, si de là dépendait l'avancement de votre fortune temporelle, et si par là vous sauviez tel et tel intérêt que vous avez à ménager dans le monde. Ces occasions, ajoutez-vous, sont des liens que vous ne pouvez rompre sans éclat, et par conséquent sans scandale : et moi je vous dis que le grand scandale est de ce que vous ne les rompez pas ; et que, scandale pour scandale, s'il était vrai que vous en fussiez réduits là,  encore vaudrait-il mieux essuyer le scandale salutaire qui fait cesser le péché et qui sauve votre âme, que de soutenir comme vous faites le scandale mortel qui vous perd, et qui est le surcroît du péché même.

 

Mais Dieu dans ces occasions me protégera, et j'ai en lui cette confiance. Confiance réprouvée, dit saint Chrysostome, qui n'aboutit qu'à tenter Dieu et qu'à fomenter l'impénitence de l'homme ; confiance outrageuse à Dieu, et qui ne sert qu'à endurcir le pécheur. Ah ! mon Dieu, que ne prêche-t-on éternellement cette vérité ! que ne la prêche-t-on et à temps et à contre-temps! que ne la prêche-t-on partout et sans égard, puisque c'est de là que dépend la conversion, la réformation, la sanctification du monde chrétien !

 

Quoi qu'il en soit, mes chers auditeurs, ne comptez pas sur votre pénitence ; et, quelque fervente qu'elle vous paraisse d'ailleurs, tenez-la pour vaine, si elle ne va, non plus seulement à retrancher la matière et la cause du péché, mais encore à réparer les effets du péché : c'est la seconde partie.

 

BOURDALOUE, SERMON POUR LE QUATRIÈME DIMANCHE DE L'AVENT 

 

Profane Love (Vanity), by Tiziano

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