Avançons : voici quelque chose encore de plus important et de plus fort.
Quelque vains et quelque injustes que nous supposions les jugements du monde, nous n'en craignons pas tant après tout l'iniquité et la malignité, que nous en craignons la vérité.
Car pourquoi ces jugements critiques et désavantageux, quand nous venons à les connaître, nous sont-ils si sensibles, ou pourquoi y sommes-nous si sensibles nous-mêmes ? avouons-le de bonne foi ; parce que nous ne les trouvons que trop véritables. S'ils l'étaient moins, ils nous troubleraient beaucoup moins ; et s'ils étaient évidemment faux, on les négligerait. Ils ne nous blessent que parce qu'ils sont trop bien fondés, que parce qu'ils trouvent et qu'ils doivent trouver dans les esprits trop de créance, que parce que nous n'avons rien à y opposer.
Et certes, sur tel les jugements outrés que la passion et la vengeance inspire contre nous, nous nous faisons aisément raison. Nous en appelons au témoignage de notre conscience et à la vérité connue ; et le témoignage de notre conscience, la vérité qui nous favorise, est un soutien pour nous contre la témérité et l'injustice : mais il y a une censure du monde équitable, droite, désintéressée ; une censure à laquelle il est évident que la passion n'a point de pari ; une censure irréprochable, et qui porte avec soi sa conviction ; et c'est celle-là qui nous fait trembler.
Donnons plus de jour à cette pensée.
Nous haïssons, dit saint Augustin, non seulement la calomnie qui nous impose, mais la vérité qui nous reprend ; et si nous y prenons bien garde, souvent la vérité qui nous reprend nous choque et nous aigrit bien plus vivement que la calomnie qui nous impose. Car nous avons de quoi repousser la calomnie et de quoi la confondre ; mais la vérité, en nom convainquant, nous confond nous-mêmes. La calomnie qui nous impose, se détruit avec le temps et se dissipe ; mais la vérité qui nous reprend, s'éclaircit toujours d'un jour a un autre ; et à mesure qu'elle s'éclaircit, elle découvre notre honte, et ne nous laisse rien à répliquer.
Triste image du jugement de Dieu. Car, dit saint Jérôme, ce qu'il y a pour nous de plus redoutable dans ce jugement, ce n'est ni la majesté du juge, ni sa puissance, ni sa grandeur, mais sa vérité : cette vérité qui s'élèvera contre nous ; cette vérité qui nous accusera, qui nous convaincra, qui nous condamnera, qui nous confondra : non pas cette faible vérité des hommes, mais cette invincible vérité de Dieu, cette immuable vérité de Dieu, cette irréfragable vérité de Dieu, cette vérité qui ne peut être ni désavouée, ni contestée, ni éludée ; en un mot, ô mon Dieu, cette vérité qui environne votre trône, et que l'Ecriture appelle pour cela votre vérité : Et veritas tua in circuitu tuo (Psalm., LXXXVIII, 9.).
Voilà, reprenait saint Jérôme, ce que j'ai à craindre. Car pour la vérité des hommes et de leurs jugements, quelque forte qu'elle fut contre moi, peut-être m'en pourrais-je défendre ; quelque évidente qu'elle parût, peut-être pourrais-je l'obscurcir ; peut-être au moins, à force de subtilités et de prétextes, pourrais-je l'affaiblir.
Mais contre la vérité de Dieu, que ferai-je et que dirai-je, moi pécheur, moi ver de terre ? Si je veux entrer en discussion avec elle, disait le saint homme Job, de cent crimes qu'elle me reprochera, je ne répondrai pas sur un seul. Si j'entreprends de me justifier, ma propre justification deviendra ma condamnation. Si je me crois innocent, dès là je me rendrai coupable. Quand il y aurait en moi quelque trace ou quelque rayon de justice, Cette justice humaine, éclairée de la vérité de Dieu, s'effacera, s'évanouira. Ah ! Seigneur, concluait-il, vous dont la lumière sonde les plus profonds abîmes, vous à qui nul ne peut résister, que votre vérité est adorable ! mais qu'elle est redoutable !
Il y a en effet, Chrétiens, entre la vérité des hommes et la vérité de Dieu, des différences infinies : mais le caractère le plus distinctif et le plus particulier de la vérité de Dieu, c'est qu'en nous jugeant elle nous fermera la bouche ; qu'en nous condamnant et en nous réprouvant, elle nous réduira à la malheureuse et cruelle nécessité d'approuver nous-mêmes, par un aveu forcé de notre injustice, l'arrêt de notre réprobation, aussi est-ce votre vérité, Seigneur, et ne convient-il qu'à votre vérité d'exercer sur nous un tel empire : Et veritas tua in circuitu tuo.
Revenons aux jugements des hommes.
BOURDALOUE, SUR LE JUGEMENT DERNIER
La vérité sortant du puits, Jean-Léon Gérôme, Musée Anne de Beaujeu, Moulins