Les clochers de Laon et de Reims sont frères ou sœurs.
Quels perpétuels rappels de l’une l’autre, et quelle variété entre les Cathédrales ! Qu’elle est nombreuse, la Cathédrale, et qu’elle est unique ! — Variété dans l’unité, il ne faut pas se lasser de répéter ces mots. Le jour où ils seraient tout à fait oubliés, plus rien dans le monde français ne serait à sa place.
C’est l’analogie qui relie les choses et leur assigne leurs rangs. Cette tour de Reims est un psaume, — cette tour : elle pouvait s’interrompre, continuer, qu’importe, puisque la beauté est dans le modelé ?
Le Portail.
Ces figures d’évêques, vraiment capables de lancer la foudre ; ces serviteurs, humbles, qui tiennent le Livre ; cette grande figure majestueuse de femme : la Loi.
L’admirable saint Denis du portail nord : il porte sa tête dans sa main, et deux anges, à la place de la tête, soutiennent une couronne. — Y puis-je voir un symbole ? Celui-ci : les idées, coupées, interrompues dans leur essor, se rejoindront, règneront, plus tard, tout un jour qui n’aura pas de fin…
La Vierge du trumeau, à la figure illuminée, c’est la vraie femme française, la femme de province, la belle plante de notre jardin.
Sculpture parfaite, aux savantes oppositions. Les grands plis du manteau d’apparat laissent dans la lumière la poitrine et la tête délicieuses.
Le trumeau est orné de petites figures saillantes. Si les détails ne sont pas grecs, les plans le sont, et déterminent, et soutiennent la beauté générale de la composition.
Tapisseries de Reims.
Ces admirables dessins, ces couleurs, réservées comme celles des fresques, cette touchante histoire de la Vierge, est-ce que tout cela ne met pas l’âme en fleur ? Et n’est-ce pas cet effet que l’artiste a voulu exprimer ? Tous les fonds et les intervalles sont remplis de fleurettes qui, sur la tapisserie, ne se rattachent à rien, — qu’à notre âme.
Ces tapisseries sont des œuvres d’un art suprême.
Et c’est à nous ! Les Égyptiens, les Grecs — du moins, je le crois — n’ont pas eu cela. Ce sont, tissés, des grains multicolores de poussière, la poussière de notre passé ! Et ce sont des fresques de primitifs, et des estampes japonaises, et des vases de Chine : tout y est pressenti.
Quel luxe ! et quelle sagesse dans le luxe !
Gris-argent rehaussé de bleu, de rouge, la tapisserie s’assortit pourtant à la pierre ; elle a la couleur de l’encens.
On n’a pas besoin de savoir quel est le sujet de la composition pour se rendre compte de sa beauté. Ici la Mesure règne ; c’est son empire, c’est son trône. — Mais les sujets aussi, par eux-mêmes, apportent un élément de beauté, dont le brodeur sait tirer admirablement parti :
C’est la présentation de Jésus à Siméon : les admirables draperies de la Vierge ! C’est l’adoration des Mages : quel relief, expressif de la majesté, dans ces figures royales ! C’est la fuite en Égypte, où la Vierge sur l’âne est accompagnée d’anges, gracieux tout autant que ceux d’un Botticelli. C’est le massacre des Innocents. Et ces compositions se divisent et se répartissent selon l’ordre d’une architecture pompéienne. On a le sentiment de feuilleter un livre d’heures, d’une splendeur incomparable. Des portraits en pied, parfaits, complètent ces Stanze d’un autre Vatican. Je revois le portrait du prophète, parlant aux foules : il affirme, il évangélise.
Un gris suave harmonise toutes ces tapisseries. À leur long séjour dans cette Cathédrale, qu’elles illuminent, elles doivent la teinte des siècles. Ce fil a l’âge de cette pierre. Et ce sont des collaborateurs au même ouvrage, ceux qui ont mis ici pierre sur pierre et point d’aiguille sur point d’aiguille. Le tissu et le minéral se rejoignent, s’unissent, se prolongent, amoureux l’un de l’autre.
Feuille morte, relevée de ton ; poussière de diamant ; nielles incrustées, d’un beau rouge cerise : ces tons adorables ont vécu ensemble, se sont fondus et leur union constitue aujourd’hui je ne sais quoi, d’une richesse, d’une splendeur inouïe.
Et les draperies, dans le style de leurs plis, font penser à Holbein.
Le pignon de David a été réparé aussi. On n’y voit plus rien. L’ancien était visible d’en bas ; le moderne ne fait pas cet effet. On sent que l’esprit, usé, n’a pu atteindre à l’effet, et ce David insignifiant est là, à la place de l’original. Il ne rejoint pas le regard qui monte d’en bas.
Porte romaine.
La partie restaurée de la porte romaine est abîmée, perdue. Le corps de la porte, malgré ses blessures, garde toute sa jeunesse. À la moulure, quand elle a disparu, suppléent les oves et les raies, profondément entaillés.
Statue de la Place Royale.
La statue de Louis XV, à Reims, est un noble exemple du bel arrangement. Il y a des noirs heureux à l’arrivée des figures sur le piédouche, et la statue elle-même est admirable de sagesse, irréprochable en ses plans ; et en dehors de la beauté des figures, le cartouche est si facilement heureux ! Les ignorants et même certains connaisseurs, las de cette somptuosité, ont bafoué cette belle œuvre. C’est la bourgeoisie de Louis-Philippe qui prétend en remontrer aux contemporains de Louis XV…
Portail de Saint-Rémi.
Cette figure rongée par les siècles : les siècles n’ont pas atteint ce qu’il y a de plus précieux dans sa beauté ; ils ont respecté les grands volumes. Et, telle que la voilà, cette figure reste l’amie du temps, et de tous les temps.
C’est la sœur de ces beaux tronçons grecs que j’ai vus, plâtres moulés, où la première et la seconde couches de marbres, usées, effacées, détruites, ont été comme enlevées. Vous pensez bien que le plan s’en trouve un peu détérioré. Mais il reste visible à qui sait regarder, puisque, le plan, c’est le volume même. Le temps ne peut rien contre les plans justes. Il ne ronge que les figures mal faites. Elles sont perdues sitôt que touchées ; l’usure, dès la première atteinte, dénonce le mensonge. Mais une figure, sortie admirable des mains de l’artiste, reste admirable toute rongée qu’elle puisse être. L’œuvre des mauvais artistes n’a point de durée, parce qu’elle n’a jamais existé essentiellement.
Ce beau monument montre toute la puissance raisonnée, mesurée, du style.
Je reviens toujours à ce mot, « discipline », pour définir cette sobre et forte architecture. Elle me rassure, elle me satisfait. Quelle science absolue des proportions ! Les plans seuls comptent et tout leur est sacrifié. C’est la sagesse même. Ici, je reprends mon âme à quelque chose de solide, qui m’appartient : car je suis un artiste et je suis un plébéien, et la Cathédrale a été faite par les artistes, pour le peuple.
La sensation du style éveille d’une façon particulièrement impérieuse, en moi, cette idée de possession tranquille.
La sensation du style ! Qu’elle va loin ! Par une route obscure la pensée remonte ou redescend jusqu’aux catacombes, jusqu’à la source de ce grand fleuve, l’architecture française.
Très longtemps, il a été convenu que l’art du Moyen Âge n’existait pas. C’était — répétons sans nous lasser, pour la confondre, l’injure qu’on ne s’est pas lassé de rabâcher trois siècles durant — «la barbarie». Même aujourd’hui, les esprits les plus hardis, ceux qui se vantent de comprendre l’art gothique, font encore des réserves. — Or, cet art est une des faces majestueuses de la beauté.
Que le mot puissant prenne ici tout son sens : cet art est très puissant ! Je pense à Rome, à Londres ; je pense à Michel-Ange. Cet art donne à la France une figure sévère. Il n’y aura eu que trop de temps perdu à chercher l’accord entre le mièvre et le beau — «l’idéal» d’aujourd’hui !
Auguste RODIN, Les Cathédrales de France, Librairie Armand Colin, 1914, Paris
Chapitre X, REIMS