La Cathédrale est entourée d’amis fidèles et puissants qui la soutiennent dans son attitude de prière, comme les Hébreux soutenaient les bras de Moïse tendus vers Dieu. Ces amis sont les contreforts. Géants de seize mètres, blonds dans le bas, de plus en plus noirs, à mesure qu’ils se rapprochent de la toiture. Leur présence, leur assistance contribuent singulièrement à l’effet général de force méditante que donne tout le monument. Et des bases de ces contreforts, des assises du clocher célèbre s’élancent des filets, qui s’enflent, comme se ramassant sur eux-mêmes, et prennent leur élan pour s’élever plus haut ; et c’est bientôt toute une floraison.
Comme les contreforts de la nef, en escalier de vaisseau, sont puissants et trapus, par opposition avec ceux du clocher !
Ces contreforts ont, dans le haut une petite niche où baigne une figure dans l’ombre.
Tous les plans sont en demi-teintes. La force est réservée au noir qui cerne, sans maigreur, les grandes figures.
Les lignes d’architecture sont les seules qui comptent dans les figures sculptées de Chartres. L’instinct des artistes de génie qui travaillaient dans cette Cathédrale les avait avertis que le corps humain se profile architecturalement, qu’il engendre l’architecture, pour mieux dire, au même titre que les arbres et les montagnes.
Comme les gestes de ces figures sont vrais, simples et grands ! Elles avancent la tête avec curiosité et soumission tout à la fois… Les gestes humains, libres, sont toujours beaux. Mais ceux de ces statues, répétés durant tant de siècles, ont pris je ne sais quel caractère sacré de majesté lente.
Et cependant… Il y a trente ans que j’ai vu pour la première fois le portail latéral de droite. — Que de changements ! Je ne retrouve plus cette souplesse, cette enveloppe délicieuse grâce à laquelle ces sculptures apparaissaient comme voilées d’un brouillard matinal qui laissait voir seulement les traits de force. Je ne retrouve plus l’atmosphère créée par les vrais artistes.
Hélas ! tout a disparu sous de successives restaurations, toutes également condamnables.
Mais je viens d’avoir une vision sur laquelle je ferme les yeux pour tâcher de la retenir toujours : parmi les sculptures du portail gauche, cette femme, ce vieillard, — quelle surhumaine science du plan !
— N’est-ce pas cette science, précisément, cette science des sciences, cette science unique, ce principe de l’architecture statuaire, qui manque le plus à notre époque ?
Par ce beau temps, je vois dans toute leur netteté ces profils sobres, à la fois tout gonflés d’éloquence et ramenés, presque, aux lignes droites. Quelle audace ! Elle m’étonne toujours. On a tellement pris l’habitude de négliger le principal, que son expression est devenue incompréhensible.
Ô la beauté des voussures ! Je ne les aperçois qu’en ce moment, et voilà trois jours que j’étudie, que j’admire… Mais je suis un peu ébloui de tant de splendeur.
Que n’ai-je fait mes études ici, devant ces voussures ! Peut-être, il est vrai, ne les aurais-je pas comprises, jadis. N’est-ce pas le résultat, le fruit des efforts de ma vie entière que je cueille, à cette heure où mes admirations se fondent sur de si solides certitudes ? — Puisse mon exemple avoir quelque autorité auprès des vrais amants du Beau !
Glorieux auteurs du Parthénon, reconnaissez ici l’œuvre de vos frères, de vos égaux. De la grande science du plein air sculptural, les Gothiques savaient autant que vous.
Et moi — si ce retour personnel m’est permis — n’ai-je pas marché tout ensemble sur vos traces et sur les leurs ? Ne me suis-je pas approché de vous un peu, maîtres grecs, maîtres gothiques, avec la statue de Balzac, dont on peut dire tout ce que l’on voudra, mais qui n’en est pas moins un pas décisif pour la sculpture de plein air ?…
Le secret du Gothique ! Tâchons de comprendre les Grecs : si nous y parvenons nous n’aurons que peu d’efforts à faire pour comprendre notre douzième et notre treizième siècle.
Austères et aimables études ! Avec quel enthousiasme je les poursuis ! Je reçois aujourd’hui la récompense de tant d’années d’obstination au travail.
J’entre…
D’abord, l’extrême éblouissement ne me laisse percevoir que de lumineux violets ; puis, mon regard peu à peu distingue une arcade immense, sorte d’arc-en-ciel ogival qui apparaît auprès du ressaut des piliers.
Le mystère s’évanouit lentement, lentement l’architecture se précise. Et l’admiration s’impose, irrésistiblement.
Auguste RODIN, Les Cathédrales de France, Librairie Armand Colin, 1914, Paris
Chapitre XII, CHARTRES