L'un des plus grands efforts de la religion

 

Alors son maître le fit appeler, et lui dit : Méchant serviteur, je vous ai remis tout ce que vous me deviez, parce que vous m'en avez prié.

Ne fallait-il donc pas avoir pitié de votre compagnon, comme j'ai eu pitié de vous ?

Sur cela, le maître indigné le livra aux exécuteurs de la justice.

ÉVANGILE DE SAINT MATTHIEU

mardi de la troisième semaine

 

N'attendons pas un traitement moins rigoureux de la part de Dieu, si nous ne pardonnons pas les injures que nous prétendons avoir reçues.

 

Je l'avoue, Chrétiens : le pardon des injure est difficile, et il n'y a rien dans le cœur de l'homme qui n'y répugne. C'est ce que le christianisme a de plus sublime, de plus héroïque, de plus parfait. Pardonner sincèrement et de bonne foi, pardonner pleinement et sans réserve, voilà, dis-je, à en juger par les sentiments naturels, la plus rude épreuve de la charité et l'un des plus grands efforts de la religion.

 

Ce que nous craignons communément le plus, et ce qui nous serait dans la vie plus fâcheux et moins soutenable, c'est, Chrétiens, qu'on nous traitât comme nous traitons les autres, qu'on nous jugeât comme nous jugeons les autres, qu'on nous poursuivît et nous condamnât comme nous poursuivons et condamnons les autres.

Notre injustice va jusqu'à ce point, de ne vouloir rien supporter de ceux avec qui nous sommes liés par le nœud de la société humaine, et de prétendre qu'ils nous passent tout, qu'ils nous cèdent tout, qu'en notre faveur ils se démettent de tout. Si, par un retour bien naturel, ils se comportent envers nous selon que nous nous comportons envers eux ; s'ils s'élèvent contre nous, de même que nous nous élevons contre eux ; et s'ils nous font ressentir toute la rigueur qu'ils ressentent de notre part, nous en paraissons outrés et désolés. Mais à combien plus forte raison devons-nous donc craindre encore davantage que Dieu ne se serve pour nous de la même mesure dont nous nous servons pour le prochain, c'est-à-dire qu'il ne devienne aussi implacable pour nous que nous le sommes pour nos frères, et que le pardon que nous ne voulons pas leur accorder, il ne nous l'accorde jamais à nous-mêmes ?

Or c'est justement à quoi nous nous exposons par notre inflexible dureté et par nos inimitiés. En ne voulant pas nous conformer à sa conduite, nous l'obligeons de se conformer à la nôtre ; et nous obstinant à ne rien pardonner, nous lui donnons un droit particulier de ne nous pardonner jamais.

Comment cela ? le voici. Parce qu'alors nous nous rendons singulièrement coupables, et coupables en quatre manières. Observez-les : coupables envers Dieu, coupables envers Jésus-Christ, Fils de Dieu, coupables envers le prochain substitué en la place de Dieu, et coupables envers nous-mêmes. Coupables envers Dieu, dont nous violons un des préceptes les plus essentiels ; coupables envers Jésus-Christ, Fils de Dieu, que nous renonçons en quelque sorte dès que nous renonçons au caractère le plus distinctif et le plus marqué du christianisme; coupables envers le prochain substitué en la place de Dieu, et à qui nous refusons ce qui lui est dû, en conséquence du transport que Dieu lui a fait de ses justes prétentions ; enfin, coupables envers nous-mêmes, soit en nous démentant nous-mêmes de la prière que nous faisons tous les jours à Dieu, soit en prononçant contre nous-mêmes, par cette prière, notre propre condamnation.

Non, Chrétiens, tant que vous serez inflexibles pour vos frères, n'espérez pas que Dieu jamais se laisse fléchir en votre faveur. Vous vous prosternerez à ses pieds, vous gémirez devant lui, vous vous frapperez la poitrine et vous éclaterez en soupirs pour le toucher : mais la même dureté que vous avez à l'égard d'un homme comme vous, il l'aura envers vous ; et malgré vos gémissements et vos soupirs, n'attendez de lui d'autre réponse que ce foudroyant anathème : Point de miséricorde à celui qui n'a pas fait miséricorde.

 

Chose étrange, mes chers auditeurs ! Nous sommes chrétiens, ou nous prétendons l'être.

En vertu de la profession que nous en faisons, nous n'avons pas une fois recours à Dieu pour implorer sa grâce, que ce ne soit au nom de Jésus-Christ, comme frères de Jésus-Christ, comme membres de Jésus-Christ. Et cependant nous prenons des sentiments tout opposés à ceux de Jésus-Christ, nous tenons une conduite toute contraire à la sienne, nous le désavouons et nous le déshonorons, en désavouant son Évangile et déshonorant le christianisme, où par une vocation particulière il nous a spécialement appelés.

De ne vouloir pas pardonner, c'est se rendre coupable envers Dieu, coupable envers Jésus-Christ Fils de Dieu, et je dis encore coupable envers le prochain substitué en la place de Dieu : troisième raison qui engage Dieu à nous juger nous-mêmes selon toute la sévérité de sa justice et sans indulgence.

 

Nous disons tous les jours à Dieu : Seigneur, pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés : Dimitte nobis, sicut et nos dimittimus (Matth., VI, 12). Nous le disons ; mais si nous comprenons le sens de cette prière, et que nous ayons l'âme ulcérée d'un ressentiment qui la pique, et qu'elle n'ait pas encore guéri, cette prière de sanctification devient pour nous une prière d'abomination ; et je soutiens que nous ne la devons proférer qu'en tremblant; que nous la devons regarder comme une sentence de mort, et comme l'anathème le plus terrible qui puisse tomber sur nos têtes. Et en effet, n'est-ce pas ou nous démentir nous-mêmes, ou nous condamner nous-mêmes ?

Nous démentir nous-mêmes, si nous pensons d'une façon et que nous parlions de l'autre ; si, ne voulant pas sincèrement et de bonne foi que Dieu mette cette égalité parfaite entre son jugement et le nôtre, nous osons néanmoins lui tenir un langage tout opposé.

Nous condamner nous-mêmes, si, consentant à ce que Dieu ne nous pardonne qu'autant que nous pardonnerons, nous ne pardonnons pas ; et si, pour rentrer en grâce auprès de lui, nous ne remplissons pas une condition sans laquelle nous semblons conséquemment lui demander qu'il nous réprouve.

Car qu'est-ce à dire : Pardonnez-nous, mon Dieu, de même que nous pardonnons, lorsque réellement et dans la pratique nous ne pouvons nous résoudre à pardonner ? Dimitte nobis, sicut et nos dimittimus.

 

Jamais Joseph ne ressentit plus de consolation que lorsqu'il embrassa ses frères qui l'avaient vendu. Il en pleura, non pas de douleur, mais de la joie la plus douce et la plus solide. Quoi qu'il en soit, Chrétiens, nous sommes pécheurs, car voilà toujours où il en faut revenir, et pécheurs en toutes manières.

Comme pécheurs, nous avons un besoin infini que Dieu nous pardonne.

Pardonnons, et espérons tout de sa miséricorde dans le temps et dans l'éternité bienheureuse.

 

BOURDALOUE, SUR LE PARDON DES INJURES

La chaire de Saint Paul - Saint Louis à Paris où prêchait Bourdaloue

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