SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE : ainsi parla la vierge

Leur conversation sainte durait encore, lorsque Tiburce, impatient de revoir son frère, entra et vint suspendre ce colloque digne des anges.

 

 Epouse de son frère chéri, Cécile était devenue sa soeur. Tiburce l'aborda par un baiser fraternel ; mais quelle fut sa surprise de sentir émaner des cheveux de la vierge un parfum qui rappelait celui des fleurs les plus fraîches du printemps ! L'hiver régnait encore à ce moment, où, s'il tempérait déjà ses rigueurs, la nature n'avait pas repris sa vie et son éclat.

 

" D'où vient, Cécile, cette odeur de roses et de lis en la saison où nous sommes ? s'écrie le jeune homme. Quand je tiendrais en ce moment dans mes mains le plus odorant faisceau de ces fleurs, il ne répandrait pas un parfum égal à celui que je respire. Cette merveilleuse senteur me transporte ; il me semble qu'elle renouvelle tout mon être.

" — C'est moi, ô Tiburce ! répond Valérien, c'est moi qui ai obtenu pour toi la faveur de sentir cette suave odeur ; si tu veux croire, tu mériteras même de voir de tes yeux les fleurs dont elle émane. C'est alors que tu connaîtras celui dont le sang est vermeil comme les roses, et dont la chair est blanche comme le lis. Cécile et moi, nous portons des couronnes que tes yeux ne peuvent apercevoir encore ; les fleurs dont elles sont tressées ont l'éclat de la pourpre et la pureté de la neige.

" — Est-ce un songe, ô Valérien, s'écria Tiburce, ou parles-tu selon la vérité ? — Jusqu'ici, répond l'époux de Cécile, notre vie n'a été qu'un songe ; maintenant, nous sommes dans la vérité, et il n'y a rien de menteur en nous ; car les dieux que nous adorions ne sont que des démons.

" — Comment le sais-tu ? répondit Tiburce. — Valérien reprit : L'ange de Dieu m'a instruit, et tu pourras voir toi-même cet esprit bienfaisant, si tu veux te purifier de la souillure des idoles. — Et combien de temps, répliqua Tiburce, devrai-je attendre cette purification qui me rendra digne de voir l'ange de Dieu ? — Elle sera prompte, reprit Valérien ; jure-moi seulement que tu renonces aux idoles, et qu'il n'est qu'un seul Dieu dans les cieux. — Je ne comprends pas, dit Tiburce, à quelle fin tu exiges de moi cette promesse."

 

 Cécile avait gardé le silence durant ce dialogue des deux frères ; elle avait dû laisser la parole au néophyte, dans l'ardeur du zèle qui le pressait. D'ailleurs, il était juste que Valérien parlât le premier à Tiburce ; mais la vierge, nourrie dès ses plus jeunes années de la doctrine évangélique, possédait mieux que son époux le langage qu'il fallait tenir à un païen pour le détacher des idoles. Empruntant donc les arguments des anciens prophètes, des apologistes chrétiens, et des martyrs devant leurs juges, sur la vanité de ces simulacres aux pieds desquels le monde se prosternait, elle prit ainsi la parole :

" Je m'étonne, ô Tiburce, que tu n'aies pas compris déjà que des statues de terre, de bois, de pierre, d'airain ou de tout autre métal, ne sauraient être des dieux. Ces vaines idoles sur lesquelles les araignées tendent leurs toiles, et les oiseaux déposent leurs nids et leurs ordures, ces statues dont la matière est tirée des entrailles de la terre par la main des malfaiteurs condamnés aux mines, comment peut-on les estimer des dieux, et placer sa confiance dans de tels objets ? Dis-moi, Tiburce, y a-t-il une différence entre un cadavre et une idole ? Un cadavre a encore tous ses membres, mais il n'a plus ni souffle, ni voix, ni sentiment ; de même l'idole a aussi tous les membres, mais ces membres sont inhabiles à l'action, et encore au-dessous de ceux d'un homme mort. Du moins, pendant que l'homme jouissait de la vie, ses yeux, ses oreilles, sa bouche, son odorat, ses pieds, ses mains, remplissaient leur office ; mais l'idole a commencé par la mort, et demeure dans la mort ; elle n'a jamais vécu ni même pu vivre."

 

Tiburce, frappé tout à coup de la vanité des simulacres auxquels il avait jusque-là brûlé son encens, s'écria vivement : "Oui, il en est ainsi, et qui ne le comprend pas est descendu jusqu'à la brute". Transportée de joie à cette réponse, Cécile se lève et serre dans ses bras ce païen qui commence à goûter la lumière : "C'est aujourd'hui, lui dit-elle, que je te reconnais pour mon frère. L'amour du Seigneur a fait de ton frère mon époux ; le mépris que tu professes pour les idoles fait de moi ta véritable soeur. Le moment est venu où tu vas croire ; va donc avec ton frère pour recevoir la régénération. C'est alors que tu verras les anges, après avoir obtenu le pardon de toutes tes fautes."

 

Alors Tiburce, s'adressant à Valérien : " Quel est l'homme vers lequel tu vas me conduire ? — Un grand personnage, reprend Valérien ; il se nomme Urbain, vieillard aux cheveux blancs, au visage angélique, aux discours véritables et remplis de sagesse. — Ne serait-ce pas, dit Tiburce, cet Urbain que les chrétiens appellent leur pape ? J'ai entendu dire qu'il a déjà été condamné deux fois, et qu'il est réduit à se tenir caché. S'il est découvert, il sera livré aux flammes ; et nous, si l'on nous trouve avec lui, nous partagerons son sort. Ainsi nous aurons voulu chercher une divinité qui se cache dans les cieux, et nous rencontrerons sur la terre un supplice cruel."

 

Pour avoir appris à dédaigner les idoles, Tiburce n'en était pas encore à dédaigner les souffrances d'ici-bas ; Cécile vint à son secours. "En effet, lui dit-elle, si cette vie était la seule, s'il n'en était pas une autre, ce serait avec raison que nous craindrions de la perdre ; mais s'il est une autre vie qui ne finira jamais, faut-il donc tant redouter de perdre celle qui passe, quand, au prix de ce sacrifice, nous nous assurons celle qui durera toujours ?

 

 Un tel langage était bien nouveau à un jeune homme élevé dans cette société romaine du deuxième siècle, où régnaient à la fois les plus humiliantes superstitions, la corruption des moeurs la plus éhontée, et toutes les aberrations d'une philosophie sceptique. Il répondit donc à la vierge : "Jamais je n'ai rien entendu de semblable ; y aurait-il donc une autre vie après celle-ci ? — Mais, reprit Cécile, peut-on même appeler vie celle que nous passons en ce monde ? Jouet de toutes les douleurs du corps et de l'âme, elle aboutit à la mort qui met fin aux plaisirs comme aux angoisses. Quand elle est terminée, on dirait qu'elle n'a pas même été ; car ce qui n'est plus est comme rien. Quant à cette autre vie qui succède à la première, elle a des joies sans fin pour les justes et des supplices éternels pour les pécheurs. — Mais, répliqua Tiburce, qui est allé dans cette vie ? qui en est revenu pour nous apprendre ce qui s'y passe ? sur quel témoignage pouvons-nous y croire ?"

 

 Alors Cécile, se levant avec la majesté d'un apôtre, fit entendre ces imposantes paroles : "Le Créateur du ciel, de la terre et des mers, l'auteur du genre humain et de tous les êtres que nous voyons, a engendré de sa propre substance un Fils, avant toute création, et il a produit par sa vertu divine l'Esprit-Saint ; le Fils par lequel il devait créer toutes choses, l'Esprit-Saint par lequel il les vivifie. Tout ce qui existe, le Fils de Dieu, engendré du Père, l'a créé ; tout ce qui est créé, l'Esprit-Saint, qui procède du Père, l'a animé."

" — Comment, s'écria Tiburce, tout à l'heure tu disais, ô Cécile, que l'on ne doit croire qu'un seul Dieu, qui est dans le ciel, et maintenant tu parles de trois ! Cécile répondit : Il n'est qu'un seul Dieu dans sa majesté, et si tu veux concevoir comment ce Dieu existe dans une Trinité sainte, écoute cette comparaison. Un homme possède la sagesse ; par sagesse nous entendons le génie, la mémoire et l'intelligence : le génie qui découvre les vérités, la mémoire qui les conserve, l'intelligence qui les explore. Reconnaîtrons-nous pour cela plusieurs sagesses dans le même homme ? Si donc un mortel possède trois facultés dans la seule sagesse, devrons-nous hésiter à reconnaître une Trinité majestueuse dans l'essence unique du Dieu tout-puissant ?"

 

Tiburce, ébloui de l'éclat d'un si haut mystère, s'écria : " ô Cécile ! la langue humaine ne saurait s'élever à de si lumineuses explications : c'est l'ange de Dieu qui parle par ta bouche."  Tant   était   vive   la   reconnaissance   du   jeune homme envers cette divine lumière dont les rayons commençaient à descendre jusqu'à lui : il n'osait plus s'adresser à la vierge, interprète du ciel ; mais se tournant vers son frère : "Valérien, lui dit-il, je le confesse, le mystère d'un seul Dieu n'a plus rien qui m'arrête ; je ne désire qu'une chose, c'est d'entendre la suite du discours qui doit satisfaire à mes doutes. — C'est à moi, Tiburce, que tu dois t'adresser, reprit Cécile. Ton frère, encore revêtu de la robe blanche, n'est pas en mesure de répondre à toutes tes demandes ; mais moi, instruite dès le berceau dans la sagesse du Christ, tu me trouveras prête sur toute question qu'il te plaira de proposer. — Eh bien ! dit Tiburce, je demande quel est celui qui vous a fait connaître cette autre vie que vous m'annoncez l'un et l'autre ?"

 

 La vierge, reprenant son discours avec un enthousiasme tout divin, continua ainsi :

" Le Père a envoyé des cieux sur la terre son propre Fils unique, et une vierge l'a conçu. Ce Fils de Dieu, debout sur la montagne sainte, a fait entendre à haute voix ces paroles : "Peuples, venez tous à moi". Alors sont accourus vers lui tous les âges, les deux sexes, toutes les conditions. Il leur a dit à tous : Faites pénitence pour l'ignorance dans laquelle vous êtes tombés ; car le royaume de Dieu, qui doit mettre fin au règne des hommes, est arrivé. Dieu veut faire part de son  royaume à ceux qui croiront, et celui qui sera le plus saint y recevra le plus d'honneurs. Les pécheurs seront tourmentés par des supplices éternels, et des feux les dévoreront sans relâche. Quant aux justes, ils seront environnés d'une éternelle splendeur de gloire, et des délices sans fin seront leur partage. Ne cherchez donc plus, enfants des hommes, les joies fugitives de cette vie ; mais assurez-vous l'éternelle félicité de la vie à venir. La première est courte, la seconde dure toujours.

 

" Les peuples ne crurent pas d'abord à cet oracle, et ils dirent aussi : Quel est celui qui est entré dans cette vie, et en est revenu pour nous certifier la vérité de ce que vous dites ? Le Fils de Dieu leur a répondu : Si je vous fais voir des morts que vous-mêmes avez vu ensevelir, rendus à la vie, persévérerez-vous à ne pas croire la vérité ? Si vous ne croyez pas à mes paroles, croyez du moins à mes prodiges.

 

" Afin d'ôter tout prétexte au doute, il se rendait avec les peuples près des tombeaux, et il rappelait à la vie des morts ensevelis depuis trois et quatre jours, et exhalant déjà l'odeur des cadavres. Il marchait à pied sec sur les flots de la mer ; il commandait aux vents ; il apaisait les tempêtes. Aux aveugles il rendait la vue, aux muets la parole, l'ouïe aux sourds, l'usage de leurs membres aux boiteux et aux paralytiques ; il délivrait les possédés, il mettait en fuite les démons.

 

" Mais les impies s'irritèrent de ces prodiges ; car les peuples les quittaient pour s'attacher à sa suite, et jetaient leurs vêtements sous ses pas, en criant : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Des hommes appelés pharisiens, jaloux de ses triomphes, le livrèrent au gouverneur Pilate, disant qu'il était un magicien et un homme couvert de crimes. Ils excitèrent une sédition tumultueuse, au milieu de laquelle ils le crucifièrent. Lui, connaissant que sa mort devait opérer le salut du monde, se laissa prendre, insulter, fouetter et mettre à mort. Il savait que sa Passion seule pouvait enchaîner le démon, et retenir dans les flammes de leurs supplices les esprits immondes.

 

" Il fut donc chargé de chaînes, celui qui n'a point commis Je péché, afin que le genre humain fût affranchi des liens du péché. Il fut maudit, celui qui est béni à jamais, afin que nous fussions arrachés à la malédiction. Il souffrit d'être le jouet des méchants, afin de nous enlever à l'illusion des démons dont nous étions le jouet nous-mêmes. Il reçut sur la tête une couronne d'épines, pour nous soustraire à la peine capitale que les épines de nos péchés avaient méritée. Il laissa porter le fiel à sa bouche, pour rétablir dans l'homme le sens du goût que le premier père avait faussé, au jour où la mort envahit le monde. Il fut abreuvé de vinaigre pour attirer en lui toute l'âcreté dont notre sang était brûlé, voulant boire lui-même le calice que nous avions mérité. Il fut dépouillé, pour couvrir d'un vêtement éclatant de blancheur la nudité produite chez nos premiers ancêtres, par leur docilité aux perfides conseils du serpent. Il fut suspendu au bois de sa Passion, pour enlever la prévarication qui était venue par le bois. Il laissa la mort approcher de lui, afin qu'elle fut renversée dans la lutte, et que celle qui avait régné par le serpent devînt la captive du Christ, ainsi que le serpent lui-même.

 

" Enfin, lorsque les éléments contemplèrent leur créateur élevé sur la croix, un tremblement d'horreur les saisit : la terre s'ébranla, les rochers se fendirent, le soleil épouvanté s'obscurcit, et un voile lugubre couvrit le monde. Un nuage sanglant intercepta les pâles rayons de la lune, et les étoiles s'enfuirent du ciel. Gémissante comme d'un enfantement, la terre rendit les corps de plusieurs saints qui sortirent de leurs sépulcres, pour attester que le Sauveur était descendu aux enfers, qu'il avait arraché le sceptre au démon, et qu'en mourant il avait dompté la mort, désormais enchaînée et abattue sous les pieds de ceux qui croiraient en lui.

 

" Voilà pourquoi nous nous réjouissons lorsque nous sommes maltraités pour son nom, pourquoi nous trouvons notre gloire dans les persécutions. Il en doit être ainsi, puisque nous savons que notre vie caduque et misérable fait place à cette vie éternelle que le Fils de Dieu, ressuscité d'entre les morts, a promise à ses apôtres qui l'ont vu monter au ciel. Le témoignage de trois personnes suffit pour asseoir la conviction d'un homme sage ; mais le Christ ressuscité ne s'est pas montré seulement à ses disciples qu'il avait choisis au nombre de douze, il s'est fait voir à plus de cinq cents personnes, et n'a pas voulu laisser le plus léger prétexte au doute sur un si étonnant prodige. Ses disciples, envoyés par lui pour prêcher toutes ces merveilles dans le monde entier, ont appuyé leur prédication sur les plus évidents miracles. Ils ont, en son nom, guéri toutes les maladies, mis en fuite tous les démons et rendu la vie aux morts.

 

" Maintenant, ô Tiburce, je pense n'avoir rien omis pour satisfaire à ta demande. Vois s'il n'est pas juste de mépriser du fond de son coeur cette vie présente, et de rechercher avec ardeur et courage celle qui doit la suivre. Celui qui a la foi dans le Fils de Dieu et qui s'attache à ses commandements, ne sera pas même touché par la mort, quand il déposera ce corps périssable ; il sera reçu par les saints anges, et conduit dans l'heureuse région du paradis. Mais la mort s'unit au démon pour enchaîner les hommes par mille distractions, et préoccuper leur imprudence d'une foule de nécessités qu'elle leur suggère. Tantôt c'est un malheur à venir qui les intimide, tantôt un gain à saisir qui les captive ; c'est la beauté sensuelle qui les charme,  c'est l'intempérance qui les entraîne ; enfin, par tous genres d'appâts, la mort fait en sorte que, pour leur malheur,  ils ne songent qu'à la vie présente, afin que leurs âmes, à la sortie du corps, soient trouvées entièrement nues, et n'ayant sur elles que le poids de leurs péchés.

 

" Je le sens, ô Tiburce ! je  n'ai  fait  que  toucher  quelques points d'un si vaste sujet ; si tu veux m'entendre davantage, je suis prête."

 

Ainsi parla la vierge.

 

DOM GUÉRANGER

SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 123 à 133)

 

Cecilia

SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome

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