Les deux frères ne se trompaient pas dans leur espérance ; mais Dieu seul savait combien l'amour que Cécile verserait dans leurs cœurs l'emporterait sur ces affections terrestres qu'ils devaient si rapidement dépasser, et combien prompte serait la migration des deux frères et de la sœur vers la région où les âmes pures s'unissent au sein de l'amour infini.
Cécile n'avait donc pas été libre de repousser les avances de Valérien. Pleine d'estime pour les qualités de ce jeune païen, elle l'eût aimé comme un frère ; mais elle était sa fiancée, et le jour des noces approchait avec toutes ses alarmes. Qui pourrait dépeindre les angoisses de la vierge ? La volonté irrésistible des parents, la fougue du jeune homme la glaçaient de crainte, et elle ne pouvait que refouler au fond de son âme le chaste secret de cet amour qui avait obtenu l'irrévocable empire sur son coeur.
Elle savait que son ange veillait près d'elle ; mais bientôt elle allait avoir à lutter elle-même ; l'heure était venue de se préparer au combat. Sous le luxe de ses vêtements, un cilice meurtrissait sa chair innocente. Cette armure sévère assujettissait les sens à l'esprit ; la chair serait moins rebelle, si, bientôt victime de l'amour du Christ, Cécile devait paver de son sang l'honneur d'avoir été préférée par cet époux divin. Condamnée à vivre au sein de la mollesse patricienne, elle prenait ses sûretés envers elle-même ; elle émoussait par la souffrance volontaire l'attrait du plaisir qui tyrannise les enfants d'Eve, et qui révèle trop souvent à l'âme imprudente et inattentive les abîmes du coeur de l'homme.
Si, à l'exemple de la veuve de Béthulie, Cécile dissimulait sous ses habits somptueux l'instrument de sa pénitence, comme David elle affaiblissait encore sa chair par des jeûnes rigoureux. Selon l'usage des premiers chrétiens, lorsqu'ils voulaient fléchir le ciel ou obtenir quelque grâce signalée, elle s'abstenait de toute nourriture pendant deux jours, quelquefois pendant trois jours, ne prenant que le soir l'austère repas qui devait soutenir sa vie. Ces avances courageuses par lesquelles elle cherchait à assurer sa victoire, étaient rendues plus efficaces encore par la prière ardente et continuelle qui s'échappait de son coeur. Avec quelles instances elle recommandait au Seigneur l’heure pour laquelle elle tremblait ! Avec combien de larmes et de soupirs elle implorait les esprits célestes qui coopèrent au salut de nos âmes, les saints apôtres, patrons et fondateurs de Rome chrétienne, les bienheureux habitants du ciel qui protègent nos combats !
La grâce que sollicitait Cécile était accordée ; mais l'Epoux céleste se plaisait à éprouver sa noble fiancée, afin que sa vertu s'élevât plus mâle et plus épurée. Ne devait-elle pas bientôt, en retour de tant d'alarmes, entrer dans le repos de l'éternelle possession ? D'ailleurs la lutte qui approchait, et dont Cécile devait sortir avec tant de gloire, n'était que le prélude d'autres combats pour lesquels il faudrait plus encore que le courage et la grandeur d'âme d'une fille de l'ancienne Rome.
Enfin le jour est venu où Valérien va recevoir la main de Cécile. On était dans l'hiver de 177 à 178. Tout s'ébranle dans la demeure des Caecilii ; le coeur du jeune homme tressaille de bonheur, et les deux familles, fières de s'unir dans de si chers rejetons, saluent l'espoir d'une postérité digne des aïeux.
Le mariage de Cécile et Valérien - Oratoire de Sainte Cécile, Église Saint-Jacques le Majeur à Bologne
Fresque de la vie de Sainte Cécile : scène 1 par Francesco Francia
Cécile est amenée : elle s'avance dans la parure nuptiale des patriciennes. Une tunique de laine blanche, unie, ornée de bandelettes et serrée d'une ceinture aussi de laine blanche, est son vêtement et figure la candeur de son âme. Cette tenue modeste, dernière trace de l'antique simplicité des moeurs romaines, était en même temps un glorieux souvenir dans la maison des Caecilii. La robe sans luxe des nouvelles épouses était destinée à rappeler celles que tissait de ses mains la royale matrone Caïa Caecilia. Les cheveux de la vierge, partagés en six tresses, imitent la coiffure des vestales, touchant symbole de la consécration de Cécile. Un voile couleur de flamme, appelé pour cela flammeum, dérobe ses traits pudiques aux regards des profanes, sans les ravir à l'admiration des anges. En ce moment solennel, le coeur de la vierge reste ferme et sans trouble ; elle s'appuie sur le secours de l'ange qui a reçu du ciel la mission de la protéger.
Etrangère jusqu'alors aux rites païens, Cécile est contrainte d'en subir le spectacle. Tertullien demande si un chrétien peut prendre part aux noces, toujours accompagnées de ces rites idolâtriques qui enserraient de toutes parts l'existence des Romains. Il répond que la présence du chrétien est licite en ces occasions, s'il est là par égard pour les hommes, et non par honneur pour l'idole. (De idololat., cap. XVI.) L'offrande du vin et du lait s'accomplit donc en présence de la vierge, qui détourne ses regards. Le gâteau, symbole de l'alliance, est rompu, et la tremblante main de Cécile, ornée de l'invisible anneau des épouses du Christ, est placée dans celle de Valérien. Tout est consommé aux yeux des hommes, et la vierge sur qui veille le ciel a fait un pas de plus vers le péril.
A la chute du jour, selon l'usage antique, la nouvelle épouse est conduite à la demeure de son époux. La maison de Valérien était située, comme nous l'avons dit, dans la région Transtibérine, près de la voie Salutaris, à peu de distance du pont Sublicius, auquel se rattachait le glorieux souvenir de Valérie.
Les torches nuptiales précédaient le cortège qui conduisait Cécile à son époux. La foule applaudissait aux grâces de la jeune vierge ; quant à Cécile, elle conversait dans son coeur avec le Dieu puissant qui préserva des flammes les enfants de la fournaise et sauva Daniel de la fureur des lions. Ces souvenirs de l'ancienne alliance si souvent retracés sur les peintures murales des cryptes, qui avaient été familières à Cécile dès son enfance, soutenaient son courage, comme ils avaient fortifié celui de tant de martyrs.
On arrive enfin au palais des Valerii. Sous le portique orné de blanches tentures sur lesquelles ressortent en festons des guirlandes de fleurs et de verdure, Valérien attendait Cécile. Selon la coutume des aïeux, l'époux préludait par cette interrogation : "Qui es-tu ?" disait-il. L'épouse répondait : "Là où tu seras Caïus, je serai Caïa". L'allusion était plus vive encore au mariage d'une fille des Caecilii ; car cette formule était aussi un souvenir de Caïa Caecilia, vénérée par les Romains comme le type de la femme vouée aux soins du ménage. Mais la Cécile chrétienne trouvait un modèle plus accompli encore dans le portrait que l'Esprit-Saint a tracé de la femme forte, et bientôt Valérien connaîtrait la vérité de cet oracle divin qui devait s'accomplir dans son épouse : "La force et la grâce sont sa parure, et elle sourira à sa dernière heure. Sa bouche s'est ouverte pour donner les leçons de la sagesse, et la loi de miséricorde est sur ses lèvres. Son époux s'est levé, et il l'a comblée de louanges." (Proverb., XXXI.)
Cécile franchit le seuil de la maison. Le respect de Valérien pour son épouse fit sans doute qu'on lui épargna, en sa qualité de chrétienne, les rites superstitieux dont les Romains accompagnaient le moment où l'épouse entrait sous le toit conjugal. Ces rites ne tenaient en rien à la célébration du mariage qui avait eu lieu dans la demeure de l'épouse et sous les yeux des parents. Les usages qui s'accomplissaient ensuite avaient plus de convenance. On présentait de l'eau à l'épouse, en signe de la pureté dont elle devait être ornée ; on lui remettait une clef, symbole de l'administration intérieure qui désormais lui était confiée ; enfin, elle s'asseyait un instant sur une toison de laine, qui lui rappelait les travaux domestiques auxquels elle devait se rendre familière.
Les époux passèrent ensuite dans le triclinium, où le souper des noces était servi. Durant le festin, on chanta l'épithalame qui célébrait l'union de Valérien et de Cécile, et un choeur de musiciens fit retentir la salle du son harmonieux des instruments. Au milieu de ces profanes concerts, Cécile chantait aussi, mais dans son coeur, et sa mélodie s'unissait à celle des anges. Elle redisait au Seigneur cette strophe du Psalmiste qu'elle adaptait à sa situation : " Que mon coeur et mes sens demeurent purs, ô mon Dieu ! que ma pudeur ne souffre pas d'atteinte !" (Psal. CXVIII.) La chrétienté qui chaque année redit ces paroles de la vierge, au jour de sa fête, en a gardé fidèle mémoire, et, pour honorer le sublime concert que Cécile exécutait avec les anges bien au delà des mélodies de la terre, elle l'a saluée pour jamais reine de l'harmonie.
Après le festin, des matrones guidèrent les pas tremblants de Cécile jusqu'aux portes de la chambre nuptiale, décorée dans tout le luxe romain, mais rendue plus imposante par le silence et le mystère. Valérien suivait les traces de la vierge.
Quand ils furent seuls, tout à coup Cécile, remplie de la vertu d'en haut, adressa à son époux ces douces et naïves paroles : "Jeune et tendre ami, j'ai un secret à te confier ; mais jure-moi que tu sauras le respecter". Valérien jure avec ardeur qu'il gardera le secret de Cécile, et que rien au monde ne pourra forcer sa bouche à le révéler. — "Ecoute, reprend la vierge : j'ai pour ami un ange de Dieu qui veille sur mon corps avec sollicitude. S'il voit que, dans la moindre chose, tu oses agir avec moi par l'entraînement d'un amour sensuel, soudain sa fureur s'allumera contre toi, et, sous les coups de sa vengeance, tu succomberas dans la fleur de ta brillante jeunesse. Si, au contraire, il voit que tu m'aimes d'un coeur sincère et d'un amour sans tache, si tu gardes entière et inviolable ma virginité, il t'aimera comme il m'aime, et te prodiguera ses faveurs."
Troublé jusqu'au fond de son âme, le jeune homme, que la grâce maîtrise déjà à son insu, répond à la vierge : "Cécile, si tu veux que je croie à ta parole, fais-moi voir cet ange. Lorsque je l'aurai vu, si je le reconnais pour l'ange de Dieu, je ferai ce à quoi tu m'exhortes ; mais si tu aimes un autre homme, sache que je vous percerai de mon glaive l'un et l'autre". La vierge reprend avec une ineffable autorité : "Valérien, si tu veux suivre mon conseil, si tu consens à être purifié dans les eaux de la fontaine qui jaillit éternellement, si tu veux croire au Dieu unique, vivant et véritable, qui règne dans les cieux, tu pourras alors voir l'ange qui veille à ma garde. — Et quel est celui qui me purifiera, afin que je voie ton ange ?" reprit Valérien. — Cécile répondit : "Il existe un vieillard qui purifie les hommes, après quoi ils peuvent voir l'ange de Dieu. — Ce vieillard, où le trouverai-je ? dit Valérien. — Sors de la ville par la voie Appienne, répondit Cécile ; va vers la troisième colonne milliaire. Là, tu trouveras des pauvres qui demandent l'aumône à ceux qui passent. Ces pauvres sont l'objet de ma constante sollicitude, et mon secret leur est connu. Quand tu seras près d'eux, tu leur donneras mon salut de bénédiction, tu leur diras : Cécile m'envoie veus vous, afin que vous me fassiez voir le saint vieillard Urbain ; j'ai un message secret à lui transmettre. Arrivé en présence du vieillard, tu lui rendras les paroles que je t'ai dites ; il te purifiera et te revêtira d'habits nouveaux et blancs. A. ton retour, en rentrant dans cette chambre où je te parle, tu verras le saint ange devenu aussi ton ami, et tu obtiendras de lui tout ce que tu lui demanderas."
Poussé par une force inconnue, le jeune Romain, naguère si bouillant, quitte sans effort la vierge dont les accents si doux ont changé son coeur.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 110 à 117)