Jesus ductus est in desertum a Spiritu, ut tentaretur a diabolo. Et cum jejunasset quadraginta diebus et quadraginta noctibus, postea esuriit.
Jésus fut conduit dans le désert par l'Esprit, pour y être tenté du démon. Et ayant jeûné quarante jours et quarante nuits, il se sentit pressé de la faim. (Saint Matthieu, chap. IV, 1.)
N'est-il pas étonnant que le Fils de Dieu, qui n'est descendu sur la terre, comme dit saint Jean, que pour détruire les œuvres du démon, ait voulu les éprouver lui-même, et se voir exposé aux attaques de cet esprit tentateur ? Mais quatre grandes raisons, remarque saint Augustin, l'y ont engagé, et toutes sont prises de notre intérêt. Nous étions trop fragiles et trop faibles pour soutenir la tentation, et il a voulu nous fortifier ; nous étions trop timides et trop lâches, et il a voulu nous encourager ; nous étions trop imprudents et trop téméraires, et il a voulu nous apprendre à nous précautionner : nous étions sans expérience et trop peu versés dans l'art de combattre notre commun ennemi, et il a voulu nous l'enseigner.
Or c'est ce qu'il fait admirablement aujourd'hui. Car, selon la pensée et l'expression de saint Grégoire, il nous a rendus plus forts, en surmontant nos tentations par ses tentations mêmes, comme par sa mort il a surmonté la nôtre. Justum quippe erat, ut tentatus nostras tentationes suis vinceret, quemadmodum mortem nostram venerat sua morte superare. Il nous a rendus plus courageux et plus hardis, en nous animant par son exemple, puisque rien en effet ne doit plus nous animer que l'exemple d'un Homme-Dieu, notre souverain pontife, éprouvé comme nous en toutes manières, suivant la parole de saint Paul : Tentatum autem per omnia. Il nous a rendus plus circonspects et plus vigilants, en nous faisant connaître que personne ne doit se tenir en assurance, lorsque lui-même, le Saint des Saints, il n'est pas à couvert de la tentation. Enfin il nous a rendus plus habiles et plus intelligents , en nous montrant de quelles armes nous devons user pour nous défendre, et en nous traçant les règles de cette milice spirituelle.
En cela semblable à un grand roi, qui, pour repousser les ennemis de son Etat, et pour dissiper leurs ligues, ne se contente pas de lever des troupes et de donner des ordres ; mais paraît le premier à la tête de ses armées, les soutient par sa présence, les conduit par sa sagesse, les anime par sa valeur, et toujours, malgré les obstacles et les périls, leur assure la victoire. Or, si l'exemple d'un roi a tant de force et tant de vertu, comme vous le savez, Chrétiens, et comme vous l'avez tant de fois reconnu vous-mêmes, que doit faire l'exemple d'un Dieu ? Voici sans doute un des plus importants sujets que je puisse traiter dans la chaire, et qui demande plus de réflexion. Parmi tant d'excellentes leçons que nous donne Jésus-Christ dans l'évangile de ce jour, touchant la manière dont nous devons nous gouverner dans la tentation, j'en choisis deux auxquelles je m'arrête, et que me fournissent les paroles de mon texte. La première est que ce divin Maître ne va au désert, où il est tenté, que par l'inspiration de l'Esprit de Dieu : Ductus est in desertum a Spiritu, ut tentaretur. La seconde, qu'il n'y est tenté qu'après s'être prémuni du jeûne et de la mortification des sens : Et cum jejunasset quadraginta diebus et quadraginta noctibus, accessit tentator. De là je tirerai deux conséquences, l'une et l'autre bien utiles et bien nécessaires. Ave, Maria.
De quelque manière que Dieu en ait disposé dans le conseil de sa sagesse, sur ce qui regarde cette préparation de grâces que saint Augustin appelle prédestination, trois choses sont évidentes et incontestables dans les principes de la foi, savoir : que, pour vaincre la tentation, le secours de la grâce est nécessaire ; qu'il n'y a point de tentation qui ne puisse être vaincue par la grâce, et que Dieu enfin, par un engagement de fidélité, ne manque jamais à nous fortifier de sa grâce dans la tentation.
Sans la grâce je ne puis vaincre la tentation : c'est un article décidé contre l'erreur pélagienne. Or, quand je dis vaincre, j'entends de cette victoire sainte dont parlait l'Apôtre, lorsqu'il disait : Qui legitime certaverit ; de cette victoire qui est un effet de l'esprit chrétien, qui a son mérite devant Dieu, et pour laquelle l’homme doit être un jour récompensé dans le ciel et couronné. Car de vaincre une tentation par une autre tentation, un vice par un autre vice, un péché par un autre péché ; de surmonter la vengeance par l'intérêt, l'intérêt par le plaisir, le plaisir par l'ambition, ce sont les vertus et les victoires du monde, où la grâce n'a point de part. Mais de surmonter toutes ces tentations et le monde même pour Dieu, c'est la victoire de la grâce et de notre foi : Et hœc est victoria quœ vincit mundum, fides vestra.
Il n'y a point de tentation qui ne puisse être vaincue par la grâce : autre maxime essentielle dans la religion, et le bien-aimé disciple saint Jean en apporte une excellente raison : Car, dit-il en parlant aux fidèles, celui qui est en vous par sa grâce est bien plus fort que celui qui est dans le monde, et qui y règne en qualité de prince du monde : Vicistis eum, quoniam major est qui in vobis est, quam qui in mundo. C'est donc faire injure à Dieu, que de croire la tentation insurmontable, et de dire ce que nous disons néanmoins si souvent : Je ne puis résister à telle passion ; je ne puis tenir contre telle habitude et tel penchant. C’est, dans la pensée de saint Bernard, une parole d'infidélité encore plus que de faiblesse : pourquoi ? parce qu'en parlant ainsi, ou nous n'avons égard qu'à nos propres forces, et en ce sens la proposition est vraie ; mais nous sommes infidèles de séparer nos forces de celles de Dieu ; ou nous supposons la grâce et le secours de Dieu, et en ce sens la proposition non seulement est fausse , mais hérétique, parce qu'il est de la Foi qu'avec le secours de Dieu nous pouvons tout : Omnia possum in eo qui me confortat.
Mais avons-nous toujours ce secours de Dieu dans la tentation ? C'est ce qui me reste à vous Expliquer, et ce qui doit faire le fond de ce discours, où j'ose dire que, sans embarrasser vos esprits, et sans rien avancer dont vous ne soyez édifiés, je vais vous donner l'éclaircissement de ce qu'il y a de plus important et de plus solide dans la matière de la grâce. Oui, Chrétiens, il est encore de la Foi que Dieu ne permet jamais que nous soyons tentés au-delà de ce que nous pouvons : Fidelis Deus qui non patietur vos tentari supra id quod potestis. Or, nous n'avons ce pouvoir que par la grâce. Elle ne nous manque donc point du côté de Dieu, non seulement pour vaincre la tentation, mais pour en profiter : Sed faciet cum tentatione proventum.
Voilà comment parle saint Paul, et de quoi nous ne pouvons douter, si nous ne sommes pas assez aveugles pour nous figurer un Dieu sans miséricorde et sans providence. Mais quoique cela soit ainsi, il y a pourtant une erreur qui n'est aujourd'hui que trop commune, et qui se découvre dans la conduite de la plupart des hommes : c'est de croire que ces grâces nous sont toujours données telles que nous les voulons, et au moment que nous les voulons. Erreur dont les conséquences sont très pernicieuses, et dont j'ai cru qu'il était important de vous détromper.
Pour vous faire entendre mon dessein, je distingue deux sortes de tentations ; les unes volontaires, et les autres involontaires. Les unes où nous nous engageons de nous-mêmes contre l'ordre de Dieu, et les autres où nous nous trouvons engagés par une espèce de nécessité attachée à notre condition. Dans les premières, je dis que nous ne devons point espérer d'être secourus de Dieu, si nous ne sortons de l'occasion ; et que pour cela nous ne devons point alors nous promettre une grâce de combat, mais une grâce de fuite : ce sera la première partie. Dans les autres, je prétends qu'en vain nous aurons une grâce de combat, si nous ne sommes en effet résolus à combattre nous-mêmes, et surtout comme Jésus-Christ, par la mortification de la chair : ce sera la seconde partie. Toutes deux renferment de solides instructions.
BOURDALOUE, SUR LES TENTATIONS
ŒUVRES COMPLÈTES DE BOURDALOUE
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