Nous verrons la suite de cette affaire sous le pontificat suivant.
Nous avons maintenant à parler du
célèbre livre du Pasteur, dont il est question à cette époque, non seulement dans le Liber pontificalis, mais dans la chronique de Félix IV, et, ce qui est encore plus digne de remarque,
dans le catalogue des papes du troisième siècle. On y parle d'un nommé Hermès, qualifié frère de Pie, auquel un ange, apparaissant sous la forme d'un pasteur, ordonne de consigner dans un livre
ce qu'il lui a fait connaître. Nous avons rencontré sous le pontificat de Clément l'opuscule rédigé par Hermas, et qui porte avec lui sa date. La similitude des noms a fait unir sur les
manuscrits l'oeuvre du premier siècle à celle du deuxième, et donner à cet ensemble le titre général de Livre du Pasteur. Or il n'est question de pasteur que dans les deux opuscules
postérieurs, qui sont entièrement fondés sur l'apparition d'un ange, ayant les dehors d'un berger et servant d'initiateur
à Hermès. On remarque seulement dans un passage du troisième livre qui est intitulé : les Similitudes, qu'une main étrangère a tenté de relier les visions de cette partie avec celles de la
première ; mais il n'est pas explicable qu'un même auteur ait pu traiter le même apologue à si peu de pages de distance, et reproduire avec des dissemblances si notables les détails qu'il
vient de donner. En admettant deux auteurs, ce retour à un sujet déjà traité n'a rien qui étonne. Nous donnerons ici quelques traits de l'allégorie du deuxième siècle, si supérieure en
grâce et en poésie à celle du premier.
Le sujet est encore l'édification de l'Eglise
sous la forme d'une tour, dont les pierres figurent les âmes. Le Pasteur conduit Hermès au lieu où se bâtit cette tour. Il lui montre d'abord une plaine sur laquelle s'élèvent douze montagnes
d'aspect très divers, d'où doivent être tirés les matériaux. Ce sont les différentes classes d'hommes que la grâce appelle à former l'Eglise, les uns par la voie de la sainteté, les autres par
celle de la pénitence. Au milieu de la plaine était une pierre blanche d'une vaste dimension, et surpassant en hauteur les douze montagnes. Sa forme était
carrée, et elle pouvait porter le monde entier. Cette pierre semblait d'une haute ancienneté; mais elle avait une porte récemment ouverte, et il en sortait une lumière plus vive que celle du soleil. Le Pasteur enseigne à Hermès que cette pierre est le Fils de Dieu. Elle est
ancienne, parce que le Fils de Dieu subsiste avant toute créature. Il a assisté au conseil du Père, lorsqu'il s'est agi de la création. La porte est récente, parce que c'est dans les derniers
temps qu'elle a été ouverte, afin que, par elle, les élus pénètrent dans le royaume de Dieu, qui n'a pas d'autre accès. Près de la porte se tenaient douze vierges, placées deux à deux, vêtues de
tuniques de lin, ayant le bras droit dégagé avec modestie, et se préparant à accomplir un travail. Elles étaient toutes d'une grande beauté, agiles et posées avec énergie, comme si elles avaient
eu le ciel à soutenir. Le Pasteur révélera plus tard à Hermès le nom et la qualité de ces êtres surhumains. Tout à coup six hommes d'un aspect imposant, et tous semblables par les traits du
visage, parurent. Ils en appelèrent d'autres qui leur étaient subordonnés, bien qu'ils fussent d'une même nature. Il fut dit plus tard à Hermès que les uns et les autres étaient des anges. Les
premiers donnèrent l'ordre aux nouveaux venus de se mettre à bâtir la tour sur la pierre ; car c'est avec le puissant concours des saints anges que s'élève l'Eglise.
Les travailleurs angéliques étaient aidés par
les vierges, qui leur présentaient les pierres que les autres anges avaient la charge d'extraire des flancs des douze montagnes. Mais la tour ne s'achevait pas, parce que le Seigneur devait auparavant la visiter, afin de voir s'il n'était pas entré dans sa construction des pierres de
rebut qui devraient être rejetées et remplacées. Le Seigneur vint en effet, et les vierges qui gardaient la tour accoururent au-devant de lui, et marchèrent à ses côtés. Il frappait les pierres
avec une baguette qu'il avait à la main, et quelques-unes apparaissaient aussitôt couvertes de taches, et d'autres se fendaient. Le Seigneur commanda au Pasteur de purifier toutes ces pierres
défectueuses, et de jeter au rebut celles qui ne pourraient convenir. Le Pasteur accomplit l'ordre du Seigneur.
Un grand nombre de ces pierres, ayant subi
l'épreuve de la taille, furent replacées dans la construction par la main des vierges, les unes dans l'épaisseur des murs, les autres plus en évidence. Quant à celles qui restaient au
rebut, elles furent enlevées par douze femmes qui se présentèrent vêtues de tuniques noires, sans ceinture, les épaules découvertes et les cheveux épars. Ces femmes avaient une beauté sauvage, et
paraissaient triomphantes en reportant ces pierres aux montagnes d'où on les avait extraites. Le Pasteur les désigna par leur nom à Hermès : "Ce sont d'abord, lui dit-il, la perfidie,
l'intempérance, l'incrédulité et la volupté. Les huit autres sont la tristesse, la méchanceté, la débauche, la colère, le mensonge, la folie, l'enflure et la haine. Le serviteur de Dieu qui les hante, ajouta le Pasteur, pourra voir de ses yeux le royaume de Dieu, mais il n'y entrera pas."
L'oeuvre de la tour étant achevée par les
derniers soins du Pasteur et la coopération des douze vierges, celui-ci parla de se retirer et commanda à Hermès d'attendre son retour. "Que ferai-je, seul ici ? répondit Hermès avec anxiété. —
Mais tu ne seras pas seul, dit le Pasteur, puisque ces vierges restent avec toi. — Alors, Seigneur, reprit Hermès, recommande-moi à elles." Le Pasteur les appela et leur dit : "Je vous
recommande celui-ci, jusqu'à ce que je sois de retour." Elles accueillirent l'étranger avec une gracieuse affabilité, surtout quatre d'entre elles qui semblaient supérieures aux autres ; mais
laissons Hermès parler lui-même.
" Elles me dirent ensuite : — Le Pasteur ne doit pas revenir ici aujourd'hui. — Que ferai-je donc ? leur répondis-je. —
Attends jusqu'au soir ; peut-être viendra-t-il, et parlera-t-il avec toi ; autrement tu demeureras avec nous jusqu'à ce qu'il revienne. — J'attendrai jusqu'à ce soir. S'il ne revient pas, je
retournerai à ma maison et je reviendrai le lendemain matin. — Tu nous as été confié ; il ne t'est pas libre de t'éloigner de nous. — Mais où demeurerai-je ? — Tu demeureras avec nous, non comme
un époux, mais comme un frère. Ne l'es-tu pas en effet ?
" Cette proposition me rendait confus; alors celle d'entre elles qui semblait la première me serra dans ses bras et me donna un baiser. Toutes les autres vinrent ensuite et
m'embrassèrent fraternellement ; puis, me conduisant vers la tour qu'elles avaient élevée, elles jouaient amicalement avec moi. Quelques-unes se mirent à chanter des psaumes, pendant
que les autres formaient des choeurs de danse. Moi, je marchais avec elles, silencieux et comme rajeuni par la joie. Le soir étant venu, je voulus me retirer ; elles me retinrent. Je restai donc
cette nuit avec elles près de la tour. Elles déployèrent sur la terre leurs tuniques de lin, et, m'ayant placé au milieu d'elles, elles ne cessèrent de prier. Comme elles, je priais sans
interruption et avec non moins d'ardeur. Leur joie était grande de me voir prier ainsi, et je demeurai dans leur compagnie jusqu'à ce que le jour parût.
" Lorsque nous eûmes adoré le Seigneur, le Pasteur arriva et leur dit : Vous ne l'avez point maltraité ? Elles répondirent
: Demande-lui. — Seigneur, dis-je à mon tour, j'ai éprouvé un grand bonheur en demeurant avec elles. — De quoi as-tu soupé ? demanda-t-il. — Je me suis nourri toute la nuit des paroles du
Seigneur, lui répondis-je. — Présentement, veux-tu m'écouter ? me dit-il. — Oui, Seigneur, lui répondis-je, et je te prie de satisfaire aux questions que je vais t'adresser. Il me dit : Je
remplirai ton désir et je ne te cacherai rien."
Le Pasteur donna à Hermès les explications que nous
avons indiquées plus haut sur les diverses parties de l'allégorie de la tour, et lorsque celui-ci lui demanda quelles étaient ces vierges qui s'étaient montrées si empressées à son égard, il
répondit : "Ce sont les diverses opérations de l'Esprit-Saint dans les âmes ; et nul homme ne peut entrer dans le royaume de Dieu qu'elles ne l'aient revêtu de leur propre tunique. Elles
sont les puissances du Fils de Dieu, et en vain porterait-on son nom, si l'on n'était en outre revêtu de ces puissances. Tu as vu ces pierres qui ont été rejetées ; elles portaient son nom, le
nom de chrétien ; mais elles n'étaient pas couvertes de la robe de ces vierges. — Et quelle est donc cette robe ? demanda Hermès. — Ce sont leurs noms mêmes, répondit le Pasteur. Quiconque porte
le nom du Fils de Dieu doit aussi porter le nom de ces vierges ; car le Fils de Dieu lui-même le porte. Toutes elles ne sont qu'un même esprit, qu'un même corps, et c'est pour cela que leurs
vêtements sont d'une même couleur. — Dis-moi maintenant leurs noms, Seigneur, reprit Hermès. — Le Pasteur répondit : Les quatre plus puissantes sont la foi, la tempérance, la force et la
patience. Quant aux huit autres, voici leurs noms : la simplicité, l'innocence, la chasteté, la joie du coeur, la vérité, l'intelligence, la concorde et la charité."
Le Pasteur continue d'expliquer à Hermès les autres
parties de l'apologue dont nous venons de donner les principaux traits, et dont la supériorité sur celui d'Hermas pour l'étendue de la conception et l'importance des détails est de la plus
haute évidence. Nous avons voulu seulement donner l'idée d'une oeuvre mystique qui se rapporte à l'époque de nos récits. Rien ne révèle mieux la transformation opérée dans la
partie chrétienne de la population de Rome, de cette ville usée par tous les genres de corruption civilisée, que cette candeur, cette paix de l'âme, cette naïveté qui
apparaissent d'une manière si touchante dans ces pages. Qu'on lise en regard les apologies de saint Justin ; la même simplicité, la même énergie tranquille nous font découvrir une race d'hommes
supérieurs à ce monde visible, et prêts à tout, même au martyre. On s'explique ces épitaphes concises des tombeaux chrétiens du premier âge, sur lesquels tout souvenir
mondain est absent, où seulement on entend parfois le cri, Vivas in Deo, et cet adieu, In pace. On se rend compte de l'expression naïve des personnages sur les peintures
contemporaines dont les cubicula des catacombes sont ornés, et qui retracent à la fois tant de vie et tant de calme.
La belle allégorie de la tour occupa assez la pensée des chrétiens de cette époque primitive, pour qu'un monument nous soit
resté de la popularité dont elle jouissait. Une fresque des catacombes de Naples, portant les caractères de l'époque des
Antonins pour la pureté du dessin et la grâce de la composition, représente les vierges d'Hermès, dans leur robe blanche, employées à la construction de la tour. Ce sujet ne se retrouve pas dans
la série des peintures des catacombes romaines, dont, il est vrai, la plus grande partie a péri par suite des dévastations et de l'incurie.
Le saint pape Pie Ier acheva son pontificat en l'année 150, et on l'ensevelit dans la crypte Vaticane.
DOM
GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 306 à 312)
SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome