Nous allons à présent visiter les dehors de la ville sainte.
J’avais employé deux heures à parcourir à pied la voie Douloureuse. J’eus soin chaque jour de revoir ce chemin sacré ainsi que
l’église du Calvaire, afin qu’aucune circonstance essentielle n’échappât à ma mémoire. Il était donc deux heures quand j’achevai, le 7 octobre, ma première revue des saints lieux. Je montai à
cheval avec Ali-Aga, le drogman Michel et mes domestiques. Nous sortîmes par la porte de Jaffa pour faire le tour complet de Jérusalem. Nous étions couverts d’armes, habillés à la française, et
très décidés à ne souffrir aucune insulte. On voit que les temps sont bien changés, grâce au renom de nos victoires ; car l’ambassadeur Deshayes, sous Louis XIII, eut toutes les peines du monde à
obtenir la permission d’entrer à Jérusalem avec son épée.
Nous tournâmes à gauche en sortant de la porte de la ville ; nous marchâmes au midi, et nous passâmes la piscine de Bersabée, fossé
large et profond, mais sans eau ; ensuite nous gravîmes la montagne de Sion, dont une partie se trouve hors de Jérusalem.
Je suppose que ce nom de Sion réveille dans la mémoire des lecteurs un grand souvenir ; qu’ils sont curieux de connaître cette
montagne si mystérieuse dans l’Ecriture, si célèbre dans les cantiques de Salomon, cette montagne objet des bénédictions ou des larmes des prophètes, et dont Racine a soupiré les
malheurs.
C’est un monticule d’un aspect jaunâtre et stérile, ouvert en forme de croissant du côté de Jérusalem, à peu près de la hauteur de
Montmartre, mais plus arrondi au sommet. Ce sommet sacré est marqué par trois monuments ou plutôt par trois ruines : la maison de Caïphe le Saint-Cénacle, et le tombeau ou le palais de David. Du
haut de là montagne vous voyez au midi la vallée de Ben-Hinnon, par delà cette vallée le Champ-du-Sang, acheté des trente deniers de Judas, le mont du Mauvais-Conseil, les tombeaux des juges et
tout le désert vers Habron et Bethléem. Au nord le mur de Jérusalem, qui passé sur la cime de Sion, vous empêche de voir la ville ; celle-ci va toujours en s’inclinant vers la vallée de
Josaphat.
La maison de Caïphe est aujourd’hui une église desservie par les Arméniens ; le tombeau de David est une petite salle voûtée où l’on
trouve trois sépulcres de pierres noirâtres ; le Saint-Cénacle est une mosquée et un hôpital turc : c’étaient autrefois une église et un monastère occupés par les Pères de Terre Sainte. Ce
dernier sanctuaire est également fameux dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament : David y bâtit son palais et son tombeau ; il y garda pendant trois mois l’arche d’alliance ; Jésus-Christ y
fit la dernière pâque, et y institua le sacrement d’eucharistie ; il y apparut à ses disciples le jour de sa résurrection ; le Saint-Esprit y descendit sur les apôtres. Le Saint-Cénacle devint le
premier temple chrétien que le monde ait vu ; saint Jacques le Mineur y fut consacré premier évêque de Jérusalem, et saint Pierre y tint le premier concile de l’Église ; enfin, ce fut de ce lieu
que les apôtres partirent, pauvres et nus, pour monter sur tous les trônes de la terre : Docete omnes gentes !
L’historien Josèphe nous a laissé une description magnifique du palais et du tombeau de David. Benjamin de Tudèle fait au sujet de
ce tombeau un conte assez curieux.
En descendant de la montagne de Sion, du côté du levant, nous arrivâmes à la vallée, à la fontaine et à la piscine de Siloé, où
Jésus-Christ rendit la vue à l’aveugle. La fontaine sort d’un rocher ; elle coule en silence, cum silentio, selon le témoignage de Jérémie, ce qui contredit un passage de saint Jérôme ;
elle a une espèce de flux et de reflux, tantôt versant ses eaux comme la fontaine de Vaucluse, tantôt les retenant et les laissant à peine couler. Les lévites répandaient l’eau de Siloé sur
l’autel à la fête des Tabernacles, en chantant : Haurietis aquas in gaudio de fontibus Salvatoris. Milton invoque cette source, au commencement de son poème, au lieu de la fontaine
Castalie :
. . . . . Or, if Sion hill
Delight thee more, and Siloaf’s brook that flow’d
Fast by the Oracle of God, etc. ;
beaux vers que Delille a magnifiquement rendus :
Toi donc qui, célébrant las merveilles des cieux,
Prends loin de l’Hélicon un vol audacieux,
Soit que, te retenant sous ses palmiers antiques,
Sion avec plaisir répète tes cantiques ;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Soit que, chantant le jour où Dieu donna sa loi,
Le Sina sous tes pieds tressaille encor d’effroi ;
Soit que près du saint lieu d’où partent ses oracles
Les flots du Siloé te disent ses miracles :
Muse sainte, soutiens mon vol présomptueux !
Les uns racontent que cette fontaine sortit tout à coup de la terre pour apaiser la soif d’Isaïe lorsque ce prophète fut scié en
deux avec une scie de bois par l’ordre de Manassès ; les autres prétendent qu’on la vit paraître sous le règne d’Ezéchias, dont nous avons l’admirable cantique :
J’ai vu mes tristes journées
Décliner vers leur penchant, etc.
Selon Josèphe, cette source miraculeuse coulait pour l’armée de Titus, et refusait ses eaux aux Juifs coupables. La piscine, ou
plutôt les deux piscines du même nom sont tout auprès de la source. Elles servent aujourd’hui à laver le linge comme autrefois, et nous y vîmes des femmes qui nous dirent des injures en
s’enfuyant. L’eau de la fontaine est saumâtre et assez désagréable au goût ; on s’y baigne les yeux en mémoire du miracle de l’aveugle-né.
Prés de là on montre l’endroit où le prophète Isaïe subit le supplice dont j’ai parlé. On y voit aussi un village appelé Siloan ; au
pied de ce village est une autre fontaine, que l’Ecriture nomme Rogel : en face de cette fontaine, au pied de la montagne de Sion, se trouve une troisième fontaine, qui porte le nom de
Marie. On croit que la Vierge y venait chercher de l’eau, comme les filles de Laban au puits dont Jacob ôta la pierre : Ecce Rachel veniebat cum ovibus patris sui, etc. La fontaine de la
Vierge mêle ses eaux à celles de la fontaine de Siloé.
Ici, comme le remarque saint Jérôme, on est à la racine du mont Moria sous les murs du Temple, à peu près en face de la porte
Sterquilinaire.
Nous avançâmes jusqu’à l’angle oriental du mur de la ville. et nous entrâmes dans la vallée de Josaphat.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Quatrième partie : Voyage de Jérusalem
Mont Sion, Jérusalem, 1934
" C'est un monticule d’un aspect jaunâtre et stérile, ouvert en forme de croissant du côté de Jérusalem, à peu près de la
hauteur de Montmartre, mais plus arrondi au sommet."