C’est cette Jérusalem des Turcs, cette dix-septième ombre de la Jérusalem primitive, que nous allons maintenant
examiner.
En sortant du couvent, nous nous rendîmes à la citadelle. On ne permettait autrefois à personne de la visiter : aujourd’hui qu’elle
est en ruine, on y entre pour quelques piastres. D’Anville prouve que ce château, appelé par les chrétiens le Château ou la Tour des Pisans, est bâti sur les ruines de l’ancien château de David,
et qu’il occupe la place de la tour Psephina. Il n’a rien de remarquable : c’est une forteresse gothique, telle qu’il en existe partout, avec des cours intérieures, des fossés, des chemins
couverts, etc. On me montra une salle abandonnée, remplie de vieux casques. Quelques-uns de ces casques avaient la forme d’un bonnet égyptien ; je remarquai encore des tubes de fer, de la
longueur et de la grosseur d’un canon de fusil, dont j’ignore l’usage. Je m’étais intrigué secrètement pour acheter deux ou trois de ces antiquailles, je ne sais plus quel hasard fit manquer ma
négociation.
Le donjon du château découvre Jérusalem du couchant à l’orient, comme le mont des Oliviers la voit de l’orient au couchant. Le
paysage qui environne la ville est affreux : ce sont de toutes parts des montagnes nues arrondies à leur cime ou terminées en plateau ; plusieurs d’entre elles, à de grandes distances, portent
des ruines de tours ou des mosquées délabrées. Ces montagnes ne sont pas tellement serrées, qu’elle ne présentent des intervalles par où l’œil va chercher d’autres perspectives ; mais ces
ouvertures ne laissent voir que d’arrière-plans de rochers aussi arides que les premiers plans.
Ce fut du haut de la tour de David que le roi-prophète découvrit Bethsabée se baignant dans les jardins d’Urie. La passion qu’il
conçut pour cette femme lui inspira dans la suite ces magnifiques Psaumes de la Pénitence :
" Seigneur, ne me reprenez point dans votre fureur et ne me châtiez pas dans votre colère
Ayez pitié de moi selon l’étendue de votre miséricorde
Mes jours se sont évanouis comme la fumée
Je suis devenu semblable au pélican des déserts
Seigneur, je crie vers vous du fond de l’abîme. "
On ignore pourquoi le château de Jérusalem porte le nom de Château des Pisans. D’Anville, qui forme à ce sujet diverses conjectures,
a laissé échapper un passage de Belon assez curieux :
" Il convient à un chascun qui veut entrer au Sepulcre bailler neuf ducats, et n’y a personne qui en soit exempt, ne pauvres, ne riches. Aussi celui qui a prins la gabelle du Sepulcre à ferme paye huit mille ducats au seigneur ; qui est la cause pourquoi les rentiers rançonnent les pelerins, ou bien ils n’y entreront point. Les cordeliers et les caloyers grecs, et autres manières de religieux chretiens, ne payent rien pour y entrer. Les Turcs le gardent en grande reverence, et y entrent avec grande devotion. L’on dit que les Pisans imposerent cette somme de neuf ducats lorsqu’ils estoient seigneurs en Jerusalem, et qu’elle a esté ainsi maintenue depuis leur temps."
La citadelle des Pisans était gardée quand je la vis par une espèce d’aga demi-nègre : il y tenait ses femmes renfermées et il
faisait bien, à en juger par l’empressement qu’elles mettaient à se montrer dans cette triste ruine. Au reste, je n’aperçus pas un canon, et je ne sais si le recul d’une seule pièce ne ferait pas
crouler tous ces vieux créneaux. Nous sortîmes du château après l’avoir examiné pendant une heure ; nous primes une rue qui se dirige de l’ouest à l’est, et qu’on appelle la rue du Bazar : c’est
la grande rue et le beau quartier de Jérusalem. Mais quelle désolation et quelle misère ! N’anticipons pas sur la description générale. Nous ne rencontrions personne, car la plupart des habitants
s’étaient retirés dans la montagne à l’arrivée du pacha. La porte de quelques boutiques abandonnées était ouverte ; on aperçoit par cette porte de petites chambres de sept ou huit pieds carrés,
où le maître, alors en fuite, mange, couche et dort sur la seule natte qui compose son ameublement.
A la droite du Bazar, entre le Temple et le pied de la montagne de Sion, nous entrâmes dans le quartier des Juifs.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Quatrième partie : Voyage de Jérusalem
Les Tours de David, photocrome des années 1890 (Library of Congres)
" La citadelle des Pisans était gardée quand je la vis par une espèce d’aga demi-nègre : il y tenait ses femmes renfermées et il faisait bien, à en juger par l’empressement qu’elles mettaient à se montrer dans cette triste ruine. "