Mais ce n'est pas tout, et le lecteur verra bien mieux encore, dans ce qui nous reste à dire, le véritable esprit de l'Église.
Disons mieux, ce qu'exigeait la nature même des mystères, et ce qu'elle a produit sans effort, et sans qu'il ait été besoin d'avoir recours à l'ombre même d'une loi.
Le savant Usserius s'est jeté dans une méprise inexcusable, lorsqu'il s'est avisé, dans un livre imprimé, il est vrai, après sa mort, de mettre en parallèle, quant à la langue liturgique, l'Église romaine et celles de l'Orient, bien persuadé que l'Église romaine était la seule qui repoussât la langue vulgaire. "Les Syriens, dit-il avec triomphe, célèbrent le service divin en syriaque, comme les Grecs en grec, les Coptes en copte, les Arméniens en arménien, les Éthiopiens en éthiopien". Pourquoi n'ajoutait-il pas : et l'Église latine en latin ? Toute la question est de savoir si ce syriaque, ce grec, ce copte, cet arménien et cet éthiopien, dans lesquels toutes ces Églises célèbrent la Liturgie, sont des langues vulgaires plus que le latin dans l'Occident. Il est certain qu'elles l'ont été à l'origine ; mais le fait est qu'elles ne le sont pas plus aujourd'hui que le latin, et cela depuis un grand nombre de siècles, en sorte que les Églises orientales, malgré la diversité de leurs langues liturgiques, célèbrent, tout aussi bien que nous, le service divin dans une langue qui n'est plus entendue du peuple.
Pour les Grecs d'abord, tout le monde sait que leur langue, appelée grec moderne, diffère autant de l'ancien grec, que l'italien diffère du latin ; or la Liturgie de cette Église n'a pas suivi l'altération de la langue, mais elle est demeurée dans le grec ancien ; les livres de prières et de dévotion à l'usage des fidèles sont seuls en grec moderne. En Syrie, en Egypte, l'Église grecque possède encore un nombre assez considérable d'adhérents, connus sous le nom de Melchites ; la langue grecque est encore de droit leur seule langue. Seulement, pour aider les prêtres qui l'ignorent et les mettre à même d'instruire le peuple des choses contenues dans la Liturgie, les livres grecs à leur usage sont accompagnés d'une traduction arabe, qui leur donne l'intelligence des formules sacrées dans une langue qui leur est familière. Cette condescendance est devenue une tentation, et des prêtres ont pris l'habitude de lire l'arabe au lieu du grec même à l'autel. Telle est leur rusticité, que le Saint-Siège a dû souvent fermer les yeux sur un abus qu'il était presque impossible de déraciner. Il y a là un fait regrettable, mais qui laisse le droit intact. L'arabe n'est point officiellement reconnu comme langue liturgique ; le grec ancien a seul cet honneur.
Le syriaque de la Liturgie a pareillement cessé d'être vulgaire, depuis bien des siècles. Au XIIe siècle, Grégoire Albufarage ayant publié son Nomocanon et sa grammaire, dans le véritable et pur araméen, fut contraint d'en donner lui-même une traduction arabe, à l'usage de ses compatriotes de Syrie. L'ignorance du clergé syrien oblige souvent de placer, en regard du texte liturgique, une traduction arabe, comme on le fait pour les Melchites, dans le même pays ; mais cette version n'est pas employée dans le service divin. Il y a plus encore : la secte nestorienne a étendu ses colonies jusque dans la Tartarie, la Perse et l'Inde ; la Chine même a possédé de ses établissements comme l'atteste la fameuse inscription syriaque en caractères chinois, trouvée en 1625, dans la province de Schen-si ; or tous ces nestoriens sont demeurés scrupuleusement fidèles jusqu'aujourd'hui à la langue syriaque dans la Liturgie. Il existe une traduction persane de la Bible entre leurs mains ; quant à la Liturgie, partout ils l'ont laissée scrupuleusement en syriaque, sa langue primitive.
L'Église copte n'a pas été moins fidèle à sa langue liturgique. La basse Egypte perdit la langue grecque après la conquête du pays par les Sarrasins, et accepta le joug de la langue arabe. Dans la Liturgie, elle admit insensiblement l'usage du copte, qui servait déjà à l'autel, non seulement dans la Thébaïde, mais dans une partie considérable de la haute Egypte. Or cette langue, depuis de longs siècles, est exclusivement liturgique et n'est plus parlée. On trouve aussi, à l'usage du clergé copte, des livres de Liturgie qui portent en regard la version arabe du texte ; mais cette version n'est pas lue dans l'église, et elle n'est placée dans ces livres que pour suppléer à l'ignorance du clergé, de la même manière que nous l'avons remarqué pour les Melchites de Syrie, et pour les prêtres du rite syriaque. Les prêtres coptes lisent seulement l'épître et l'évangile en arabe, devant le peuple, mais c'est après l'avoir récité en langue copte.
L'éthiopien liturgique est cette langue de l'Abyssinie, connue sous le nom de Gheez ancienne ou Axumite, qui s’est éteinte depuis longtemps, après avoir été la plus riche de toute l'Afrique (Balbi, Atlas ethnographique du globe, tableau III°.). Elle fut remplacée par la langue ancharique, lorsque le siège de l'empire cessa d'être à Axum, et que la dynastie venue du pays d'Anchara monta sur le trône d'Ethiopie. Cette révolution n'eut aucun effet sur les livres liturgiques ; ils demeurèrent et sont toujours restés depuis dans l'ancienne langue axumite, qui est ignorée du peuple, et connue seulement des lettrés.
Enfin la langue arménienne, que nous avons vue, au commencement du Ve siècle, acquérir une version des saintes Écritures par les soins du savant Mesrob, et qui, vers la même époque, fut admise au rang des langues liturgiques, offre matière à la même observation que nous avons faite sur le grec, le syriaque, le copte et l'éthiopien. Cette langue est divisée en trois dialectes : le sublime, le moyen et le simple. Les livres liturgiques sont écrits dans le dialecte sublime, dont l'intelligence n'appartient qu'aux savants de la nation ; le moyen, qui est parlé dans la société polie, n'est déjà plus la langue liturgique, et diffère encore de l'arménien simple qui est à l'usage du peuple.
Tel est l'état des cinq langues liturgiques de l'Orient. Pas une qui se soit perdue, mais pas une aussi qui soit restée vulgaire. Ainsi, trois langues sacrées au commencement ; trois principales leur sont ensuite adjointes; mais à peine ont-elles senti, les unes comme les autres, le contact des mystères de l'autel, qu'elles deviennent immobiles et impérissables. Les peuples se mêlent, se renouvellent, voient changer leur état politique, émigrent sous d'autres cieux ; la langue liturgique survit à tout, et n'accepte point ces révolutions. Consacrée aux secrets de l'éternité, elle n'est plus du temps ; les peuples la vénèrent comme le lien qui les rattache au ciel, comme le voile sacré qui couvre l'objet de leurs adorations. Elle est le lien du passé avec le présent, le signe de fraternité qui triomphe de toutes les distances et réunit les races les plus dissemblables.
Sous un autre point de vue, la langue liturgique conserve les traditions de l'âge où elle était encore parlée. La nécessité de l'étudier, a conservé dans chaque pays les monuments de la littérature contemporaine de la rédaction des formules liturgiques. Que fût devenue l'Europe, sous le rapport des sciences, après l'invasion des barbares, si l'étude de la langue latine eût subi une interruption de quelques siècles ? Cependant, si les apôtres des nations occidentales eussent traduit le service divin dans la langue des peuples qu'ils conquéraient à l'Evangile, on s'imagine difficilement l'intérêt qui se fût attaché à la langue latine.
Au sein du paganisme, les anciens Romains avaient compris cette immobilité de langage de la prière publique. Quintilien nous apprend que les vers chantés par les prêtres Saliens remontaient à une si haute antiquité, qu'on les comprenait à peine, et cependant la majesté de la religion n'avait pas permis qu'on les changeât. Nous avons vu que les Juifs, avant le christianisme, dans leurs assemblées religieuses, lisaient la Loi et les prières du culte en langue hébraïque, quoique cette langue ne fût plus entendue du peuple. Ne serait-ce pas se refuser à l'évidence que de ne pas reconnaître dans tous ces faits l'expression d'une loi de la nature d'accord avec le génie de la religion ?
Après avoir décrit les langues liturgiques de l'Orient, passons à celles de l'Occident.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : DEUXIÈME PARTIE : LES LIVRES DE LA LITURGIE ; CHAPITRE III : DE LA LANGUE DES LIVRES LITURGIQUES
Le Baptême de l'eunuque de la reine d'Ethiopie par Philippe (Actes des Apôtres, 8, 26- 40)