Deshayes ayant ainsi décrit par ordre les stations de tant de lieux vénérables, il ne me reste à présent qu’à montrer l’ensemble
de ces lieux aux lecteurs.
On voit d’abord que l’église du Saint-Sépulcre se compose de trois églises : celle du Saint-Sépulcre, celle du Calvaire et celle de
l’Invention de la sainte Croix.
L’église proprement dite du Saint-Sépulcre est bâtie dans la vallée du mont Calvaire, et sur le terrain où l’on sait que
Jésus-Christ fut enseveli. Cette église forme une croix ; la chapelle même du Saint-Sépulcre n’est en effet que la grande nef de l’édifice : elle est circulaire comme le Panthéon à Rome, et ne
reçoit le jour que par un dôme au-dessous duquel se trouve le Saint-Sépulcre. Seize colonnes de marbre ornent le pourtour de cette rotonde ; elles soutiennent, en décrivant dix-sept arcades, une
galerie supérieure, également composée de seize colonnes et de dix-sept arcades, plus petites que les colonnes et les arcades qui les portent. Des niches correspondantes aux arcades s’élèvent
au-dessus de la frise de la dernière galerie, et le dôme prend sa naissance sur l’arc de ces niches. Celles-ci étaient autrefois décorées de mosaïques représentant les douze apôtres, sainte
Hélène, l’empereur Constantin et trois autres portraits inconnus.
Le chœur de l’église du Saint-Sépulcre est à l’orient de la nef du tombeau : il est double, comme dans les anciennes basiliques,
c’est-à-dire qu’il a d’abord une enceinte avec des stalles pour les prêtres, ensuite un sanctuaire reculé et élevé de deux degrés au-dessus du premier. Autour de ce double sanctuaire règnent les
ailes du chœur, et dans ces ailes sont placées les chapelles décrites par Deshayes.
C’est aussi dans l’aile droite, derrière le chœur, que s’ouvrent les deux escaliers qui conduisent, l’un à l’église du Calvaire,
l’autre à l’église de l’Invention de la sainte Croix : le premier monte à la cime du Calvaire ; le second descend sous le Calvaire même ; en effet, la croix fut élevée sur le sommet du Golgotha
et retrouvée sous cette montagne. Ainsi, pour nous résumer, l’église du Saint-Sépulcre est bâtie au pied du Calvaire : elle touche par sa partie orientale à ce monticule sous lequel et sur lequel
on a bâti deux autres églises, qui tiennent par des murailles et des escaliers voûtés au principal monument.
L’architecture de l’église est évidemment du siècle de Constantin : l’ordre corinthien domine partout. Les piliers sont lourds ou
maigres, et leur diamètre est presque toujours sans proportion avec leur hauteur. Quelques colonnes accouplées qui portent la frise du chœur sont toutefois d’un assez bon style. L’église étant
haute et développée, les corniches se profilent à l’œil avec assez de grandeur ; mais comme depuis environ soixante ans on a surbaissé l’arcade qui sépare le chœur de la nef, le rayon horizontal
est brisé, et l’on ne jouit plus de l’ensemble de la voûte.
L’église n’a point de péristyle on entre par deux portes latérales ; il n’y en a plus qu’une découverte. Ainsi le monument ne paraît
pas avoir eu de décorations extérieures. Il est masqué d’ailleurs par les masures et par les couvents grecs qui sont accolés aux murailles.
Le petit monument de marbre qui couvre le Saint Sépulcre a la forme d’un catafalque orné d’arceaux demi-gothiques engagés dans les
côtés-pleins de ce catafalque il s’élève élégamment sous le dôme qui l’éclaire, mais il est gâté par une chapelle massive que les Arméniens ont obtenu la permission de bâtir à l’une de ses
extrémités. L’intérieur du catafalque offre un tombeau de marbre blanc tort simple, appuyé d’un côté au mur du monument, et servant d’autel aux religieux catholiques : c’est le tombeau de
Jésus-Christ.
L’origine de l’église du Saint-Sépulcre est d’une haute antiquité. L’auteur de l’Epitome des guerres sacrées ( Epitome Bellorum
sacrorum) prétend que, quarante-six ans après la destruction de Jérusalem par Vespasien et Titus, les chrétiens obtinrent d’Adrien la permission de bâtir ou plutôt de rebâtir un temple sur
le tombeau de leur Dieu et d’enfermer dans la nouvelle cité les autres lieux révérés des chrétiens. Il ajoute que ce temple fut agrandi et réparé par Hélène, mère de Constantin. Quaresmius combat
cette opinion, "parce que, dit-il, les fidèles jusqu’au règne de Constantin n’eurent pas la permission d’élever de pareils temples". Le savant religieux oublie qu’avant la persécution de
Dioclétien les chrétiens possédaient de nombreuses églises et célébraient publiquement leurs mystères. Lactance et Eusèbe vantent à cette époque la richesse et le bonheur des fidèles.
D’autres auteurs dignes de foi, Sozomène dans le second livre de son Histoire, saint Jérôme dans ses Epîtres à Paulin et à Ruffin,
Sévère, livre II, Nicéphore, livre XVIII, et Eusèbe dans la Vie de Constantin, nous apprennent que les païens entourèrent d’un mur les saints lieux ; qu’ils élevèrent sur le tombeau de
Jésus-Christ une statue à Jupiter et une autre statue à Vénus sur le Calvaire ; qu’ils consacrèrent un bois à Adonis sur le berceau du Sauveur. Ces témoignages démontrent également l’antiquité du
vrai culte à Jérusalem par la profanation même des lieux sacrés, et prouvent que les chrétiens avaient des sanctuaires dans ces lieux.
Quoi qu’il en soit, la fondation de l’église du Saint-Sépulcre remonte au moins au règne de Constantin, il nous reste une lettre de
ce prince, qui ordonne à Macaire, évêque de Jérusalem, d’élever une église sur le lieu où s’accomplit le grand mystère du salut. Eusèbe nous a conservé cette lettre. L’évêque de Césarée fait
ensuite la description de l’église nouvelle, dont la dédicace dura huit jours. Si le récit d’Eusèbe avait besoin d’être appuyé par des témoignages étrangers, on aurait ceux de Cyrille, évêque de
Jérusalem ( Catéch., 1-10-13), de Théodoret, et même de l’Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem, en 333 : Ibidem, jussu Constantini imperatoris, basilica facta est mirae
pulchritudinis.
Cette église fut ravagée par Cosroès II, roi de Perse, environ trois siècles après qu’elle eut été bâtie par Constantin. Héraclius
reconquit la vraie croix, et Modeste, évêque de Jérusalem, rétablit l’église du Saint-Sépulcre. Quelque temps après, le calife Omar s’empara de Jérusalem, mais il laissa aux chrétiens le libre
exercice de leur culte. Vers l’an 1009, Hequem ou Hakem, qui régnait en Égypte, porta la désolation au tombeau de Jésus-Christ. Les uns veulent que la mère de ce prince, qui était chrétienne, ait
fait encore relever les murs de l’église abattue ; les autres disent que le fils du calife d’Égypte, à la sollicitation de l’empereur Argyropile, permit aux fidèles d’enfermer les saints lieux
dans un monument nouveau. Mais comme à l’époque du règne de Hakem les chrétiens de Jérusalem n’étaient ni assez riches ni assez habiles pour bâtir l’édifice qui couvre aujourd’hui le Calvaire ;
on prétend que Marie, femme de Hakem et mère du nouveau calife, en fit les frais, et qu’elle fut aidée dans cette pieuse entreprise par Constantin Monomaque ; comme, malgré un passage très
suspect de Guillaume de Tyr, rien n’indique que les croisés aient fait construire à Jérusalem une église du Saint-Sépulcre, il est probable que l’église fondée par Constantin a toujours subsisté
telle qu’elle est, du moins quant aux murailles du bâtiment. La seule inspection de l’architecture de ce bâtiment suffirait pour démontrer la vérité de ce que j’avance.
Les croisés s’étant emparés de Jérusalem, le 15 juillet 1099, arrachèrent le tombeau de Jésus-Christ des mains des infidèles. Il
demeura quatre-vingt-huit ans sous la puissance des successeurs de Godefroy de Bouillon. Lorsque Jérusalem retomba sous le joug musulman, les Syriens rachetèrent à prix d’or l’église du
Saint-Sépulcre, et des moines vinrent défendre avec leurs prières des lieux inutilement confiés aux armes des rois : c’est ainsi qu’à travers mille révolutions la foi des premiers chrétiens nous
avait conservé un temple qu’il était donné à notre siècle de voir périr.
Les premiers voyageurs étaient bien heureux ; ils n’étaient point obligés d’entrer dans toutes ces critiques : premièrement, parce
qu’ils trouvaient dans leurs lecteurs la religion qui ne dispute jamais avec la vérité ; secondement, parce que tout le monde était persuadé que le seul moyen de voir un pays tel qu’il est, c’est
de le voir avec ses traditions et ses souvenirs. C’est en effet la Bible et l’Evangile à la main que l’on doit parcourir la Terre Sainte. Si l’on veut y porter un esprit de contention et de
chicane, la Judée ne vaut pas la peine qu’on l’aille chercher si loin. Que dirait-on d’un homme qui, parcourant la Grèce et l’Italie, ne s’occuperait qu’à contredire Homère et Virgile ? Voilà
pourtant comme on voyage aujourd’hui : effet sensible de notre amour-propre, qui veut nous faire passer pour habiles en nous rendant dédaigneux.
Les lecteurs chrétiens demanderont peut-être à présent quels furent les sentiments que j’éprouvai en entrant dans ce lieu
redoutable.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Quatrième partie : Voyage de Jérusalem
Tombeau du Christ au Saint Sépulcre, 1890
" L’intérieur du catafalque offre un tombeau de marbre blanc tort simple, appuyé d’un côté au mur du monument, et
servant d’autel aux religieux catholiques : c’est le tombeau de Jésus-Christ."