Nous découvrîmes bientôt derrière nous, au bord du Jourdain, une troupe d’une trentaine d’Arabes qui nous observaient.
Nous fîmes marcher en avant notre infanterie, c’est-à-dire nos six Bethléémites, et nous couvrîmes leur retraite avec notre
cavalerie ; nous mîmes nos bagages au milieu ; malheureusement l’âne qui les portait était rétif et n’avançait qu’à force de coups. Le cheval du drogman ayant mis le pied dans un guêpier, les
guêpes se jetèrent sur lui, et le pauvre Michel, emporté par sa monture, jetait des cris pitoyables ; Jean, tout Grec qu’il était, faisait bonne contenance ; Ali était brave comme un janissaire
de Mahomet II. Quant à Julien, il n’était jamais étonné ; le monde avait passé sous ses yeux sans qu’il l’eût regardé ; il se croyait toujours dans la rue Saint-Honoré, et me disait du plus grand
sang-froid du monde, en menant son cheval au petit pas : "Monsieur, est-ce qu’il n’y a pas de police dans ce pays-ci pour réprimer ces gens-là ?"
Après nous avoir regardés longtemps, les Arabes firent quelques mouvements vers nous, puis, à notre grand étonnement, ils rentrèrent
dans les buissons qui bordent le fleuve. Ali avait raison : ils nous prirent sans doute pour des soldats chrétiens. Nous arrivâmes sans accident à Jéricho.
L’abbé Mariti a très bien recueilli les faits historiques touchant cette ville célèbre ; il a aussi parlé des productions de
Jéricho, de la manière d’extraire l’huile de zaccon, etc. : il serait donc inutile de le répéter, à moins de faire, comme tant d’autres, un Voyage avec des Voyages. On sait aussi que les environs
de Jéricho sont ornés d’une source dont les eaux autrefois amères furent adoucies par un miracle d’Elisée. Cette source est située à deux milles au-dessus de la ville, au pied de la montagne où
Jésus-Christ pria et jeûna pendant quarante jours. Elle se divise en deux bras. On voit sur ses bords quelques champs de doura, des groupes d’acacias, l’arbre qui donne le baume de Judée et des
arbustes qui ressemblent au lilas pour la feuille, mais dont je n’ai pas vu la fleur. Il n’y a plus de roses ni de palmiers à Jéricho, et je n’ai pu y manger les nicolai d’Auguste : ces dattes,
au temps de Belon, étaient fort dégénérées. Un vieil acacia protège la source ; un autre arbre se penche un peu plus bas sur le ruisseau qui sort de cette source, et forme sur ce ruisseau un pont
naturel.
J’ai dit qu’Ali-Aga était né dans le village de Rihha (Jéricho), et qu’il en était gouverneur. Il me conduisit dans ses États, où je
ne pouvais manquer d’être bien reçu de ses sujets : en effet, ils vinrent complimenter leur souverain. Il voulut me faire entrer dans une vieille masure qu’il appelait son château ; je refusai
cet honneur, préférant dîner au bord de la source d’Elisée, nommée aujourd’hui source du roi. En traversant le village, nous vîmes un jeune Arabe assis à l’écart, la tête ornée de plumes, et paré
comme dans un jour de fête. Tous ceux qui passaient devant lui s’arrêtaient pour le baiser au front et aux joues : on me dit que c’était un nouveau marié. Nous nous arrêtâmes à la source
d’Elisée. On égorgea un agneau, qu’on mit rôtir tout entier à un grand bûcher au bord de l’eau ; un Arabe fit griller des gerbes de doura. Quand le festin fut préparé, nous nous assîmes en rond
autour d’un plateau de bois, et chacun déchira avec ses mains une partie de la victime.
On aime à distinguer dans ces usages quelques traces des mœurs des anciens jours, et à retrouver chez les descendants d’Ismael des
souvenirs d’Abraham et de Jacob.
Les Arabes, partout où je les ai vus, en Judée, en Égypte, et même en Barbarie, m’ont paru d’une taille plutôt grande que petite.
Leur démarche est fière. Ils sont bien faits et légers. Ils ont la tête ovale, le front haut et arqué, le nez aquilin, les yeux grands et coupés en amandes, le regard humide et singulièrement
doux. Rien n’annoncerait chez eux le sauvage s’ils avaient toujours la bouche fermée, mais aussitôt qu’ils viennent à parler, on entend une langue bruyante et fortement aspirée, on aperçoit de
longues dents éblouissantes de blancheur, comme celles des chacals et des onces : différents en cela du sauvage américain, dont la férocité est dans le regard et l’expression humaine dans la
bouche.
Les femmes arabes ont la taille plus haute en proportion que celle des hommes. Leur port est noble, et par la régularité de leurs
traits, la beauté de leurs formes et la disposition de leurs voiles, elles rappellent un peu les statues des prêtresses et des Muses. Ceci doit s’entendre avec restriction : ces belles statues
sont souvent drapées avec des lambeaux ; l’air de misère, de saleté et de souffrance dégrade ces formes si pures ; un teint cuivré cache la régularité des traits ; en un mot, pour voir ces femmes
telles que je viens de les dépeindre, il faut les contempler d’un peu loin, se contenter de l’ensemble et ne pas entrer dans les détails.
La plupart des Arabes portent une tunique nouée autour des reins par une ceinture. Tantôt ils ôtent un bras de la manche de cette
tunique, et ils sont alors drapés à la manière antique ; tantôt ils s’enveloppent dans une couverture de laine blanche, qui leur sert de toge, de manteau ou de voile, selon qu’ils la roulent
autour d’eux, la suspendent à leurs épaules ou la jettent sur leur tête. Ils marchent pieds nus. Ils sont armés d’un poignard, d’une lance ou d’un long fusil. Les tribus voyagent en caravane ;
les chameaux cheminent à la file. Le chameau de tête est attaché par une corde de bourre de palmier au cou d’un âne qui est le guide de la troupe : celui-ci, comme chef, est exempt de tout
fardeau et jouit de divers privilèges ; chez les tribus riches les chameaux sont ornés de franges, de banderoles et de plumes.
Les juments, selon la noblesse de leurs races, sont traitées avec plus ou moins d’honneurs, mais toujours avec une rigueur extrême.
On ne met point les chevaux à l’ombre, on les laisse exposés à toute l’ardeur du soleil, attachés en terre à des piquets par les quatre pieds, de manière à les rendre immobiles ; on ne leur ôte
jamais la selle ; souvent ils ne boivent qu’une seule fois et ne mangent qu’un peu d’orge en vingt-quatre heures. Un traitement si rude, loin de les faire dépérir, leur donne la sobriété, la
patience et la vitesse. J’ai souvent admiré un cheval arabe ainsi enchaîné dans le sable brûlant, les crins descendant épars, la tête baissée entre ses jambes pour trouver un peu d’ombre, et
laissant tomber de son œil sauvage un regard oblique sur son maître. Avez-vous dégagé ses pieds des entraves, vous êtes-vous élancé sur son dos, il écume, il frémit, il dévore la terre ; la
trompette sonne, il dit : Allons ! et vous reconnaissez le cheval de Job.
Tout ce qu’on dit de la passion des Arabes pour les contes est vrai, et j’en vais citer un exemple : Pendant la nuit que nous
venions de passer sur la grève de la mer Morte, nos Bethléémites étaient assis autour de leur bûcher, leurs fusils couchés à terre à leurs côtés, les chevaux attachés à des piquets, formant un
second cercle en dehors. Après avoir bu le café et parlé beaucoup ensemble, ces Arabes tombèrent dans le silence, à l’exception du chéik. Je voyais à la lueur du feu ses gestes expressifs, sa
barbe noire, ses dents blanches, les diverses formes qu’il donnait à son vêtement en continuant son récit. Ses compagnons l’écoutaient dans une attention profonde, tous penchés en avant, le
visage sur la flamme, tantôt poussant un cri d’admiration, tantôt répétant avec emphase les gestes du conteur : quelques têtes de chevaux qui s’avançaient au-dessus de la troupe, et qui se
dessinaient dans l’ombre, achevaient de donner à ce tableau le caractère le plus pittoresque, surtout lorsqu’on y joignait un coin du paysage de la mer Morte et des montagnes de Judée.
Si j’avais étudié avec tant d’intérêt au bord de leurs lacs les hordes américaines, quelle autre espèce de sauvages ne
contemplais-je pas ici ! J’avais sous les yeux les descendants de la race primitive des hommes, je les voyais avec les mêmes mœurs qu’ils ont conservées depuis les jours d’Agar et d’Ismael ; je
les voyais dans le même désert qui leur fut assigné par Dieu en héritage : Moratus est in solitudine, habitavitque in deserto Pharan. Je les rencontrais dans la vallée du Jourdain, au
pied des montagnes de Samarie, sur les chemins d’Habron, dans les lieux où la voix de Josué arrêta le soleil, dans les champs de Gomorrhe encore fumants de la colère de Jéhovah, et que
consolèrent ensuite les merveilles miséricordieuses de Jésus-Christ.
Ce qui distingue surtout les Arabes des peuples du Nouveau-Monde, c’est qu’à travers la rudesse des premiers on sent pourtant
quelque chose de délicat dans leurs mœurs : on sent qu’ils sont nés dans cet Orient d’où sont sortis tous les arts, toutes les sciences, toutes les religions. Caché aux extrémités de l’Occident,
dans un canton détourné de l’univers, le Canadien habite les vallées ombragées par des forêts éternelles et arrosées par des fleuves immenses ; l’Arabe, pour ainsi dire jeté sur le grand chemin
du monde, entre l’Afrique et l’Asie, erre dans les brillantes régions de l’aurore, sur un sol sans arbres et sans eau. Il faut parmi les tribus des descendants d’Ismael des maîtres, des
serviteurs, des animaux domestiques, une liberté soumise à des lois. Chez les hordes américaines, l’homme est encore tout seul avec sa fière et cruelle indépendance : au lieu de la couverture de
laine, il a la peau d’ours ; au lieu de la lance, la flèche ; au lieu du poignard, la massue ; il ne connaît point et il dédaignerait la datte, la pastèque, le lait de chameau : il veut à ses
festins de la chair et du sang. Il n’a point tissé le poil de chèvre pour se mettre à l’abri sous des tentes : l’orme tombé de vétusté fournit l’écorce à sa hutte. Il n’a point dompté le cheval
pour poursuivre la gazelle : il prend lui-même l’orignal à la course. Il ne tient point par son origine à de grandes nations civilisées ; on ne rencontre point le nom de ses ancêtres dans les
fastes des empires : les contemporains de ses aïeux sont de vieux chênes encore debout. Monuments de la nature et non de l’histoire, les tombeaux de ses pères s’élèvent inconnus dans des forêts
ignorées. En un mot, tout annonce chez l’Américain le sauvage qui n’est point encore parvenu à l’état de civilisation ; tout indique chez l’Arabe l’homme civilisé retombé dans l’état
sauvage.
Nous quittâmes la source d’Elisée le 6, à trois heures de l’après-midi, pour retourner à Jérusalem.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Troisième partie : Voyage de Rhodes, de Jaffa, de Bethléem et de la mer Morte
Bedouins of the Arakat tribe. Escorte de Bedouins au Jourdain. (between 1900 and 1910)
" La plupart des Arabes portent une tunique nouée autour des reins par une ceinture. Tantôt ils ôtent un bras de la manche de cette tunique, et ils sont alors drapés à la manière antique ; tantôt ils s’enveloppent dans une couverture de laine blanche, qui leur sert de toge, de manteau ou de voile, selon qu’ils la roulent autour d’eux, la suspendent à leurs épaules ou la jettent sur leur tête. Ils marchent pieds nus. Ils sont armés d’un poignard, d’une lance ou d’un long fusil."
Femme Arabe de Jerusalem, 1889.
" Les femmes arabes ont la taille plus haute en proportion que celle des hommes. Leur port est noble, et par la régularité de leurs traits, la beauté de leurs formes et la disposition de leurs voiles, elles rappellent un peu les statues des prêtresses et des Muses."