Mais d'ici là de grands obstacles restent encore à vaincre, de ces obstacles qui céderont d'autant moins aisément qu'ils sont d'une nature plus matérielle.
Si, d'un côté, une révolution favorable aux anciens chants, aux anciennes prières se prépare ; d'un autre côté, nos églises ont été pourvues et à grands frais de missels, de graduels, d'antiphonaires, de processionnaux, qu'on ne pourra remplacer qu'avec une dépense considérable. La question du bréviaire en lui-même est peu grave sous ce rapport ; l'impression de ce livre étant moins dispendieuse et son écoulement toujours facile ; mais le bréviaire ne peut être réformé sans le missel, et l'un et l'autre appellent, comme complément indispensable, la publication des livres du Chœur. Il est vrai, d'autre part, que l'énorme dépense qu'entraîne toujours après elle chaque nouvelle édition des livres liturgiques, serait grandement allégée, si un nombre considérable de diocèses s'unissaient pour opérer ces éditions à frais communs, et c'est ce qui arriverait infailliblement, du moment que nous aurions le bonheur de voir renaître l'unité liturgique.
Maintenant, cette unité elle-même quelle forme revêtirait-elle ? Nous avons déjà maintes fois protesté que notre but n'était point d'approfondir présentement la question du Droit de la Liturgie ; mais nous ne pouvons pas moins faire que d'énoncer ici tout franchement que les églises qui sont tenues strictement à garder la Liturgie romaine proprement dite, la doivent retenir, et que celles mêmes qui, contrairement aux principes sur cette matière, s'en seraient écartées, y doivent retourner ; rien n'est plus évident, et par ce moyen déjà l'unité serait garantie dans une portion notable de l'Église de France.
Quant aux diocèses qu'une possession légitime, ou une prescription conforme au droit, aurait investis du privilège de conserver leurs anciens usages, et ces diocèses sont nombreux, rien ne les contraindrait d'adopter exclusivement les livres romains. Sans doute, après s'être préalablement débarrassés de l'amas de nouveautés dont le XVIIIe siècle avait encombré la Liturgie, ils devraient rentrer dans la forme romaine de l’antiphonaire, du responsorial, du sacramentaire et du lectionnaire de saint Grégoire, puisque la Liturgie de l'Occident (sauf le droit de Milan et des Mozarabes) doit être et a toujours été romaine. Ces Églises devraient donc reprendre les prières qu'elles avaient reçues au temps de Charlemagne, qu'elles gardaient encore avant la réforme de saint Pie V, qu'elles conservèrent depuis cette réforme, qui régnait seule encore chez elles jusqu'à la fin du XVIIe siècle : car, c'est là la forme, hors de laquelle il n'a plus été possible pour elles de garder dans les prières publiques, ni la tradition, ni l'unité, et partant, ni l'autorité.
Mais ce fonds inviolable des prières de la Chrétienté une fois rétabli, avec les chants sublimes qui l'accompagnent, et tous les mystères qui y sont renfermés, rien n'empêcherait, ou plutôt il serait tout à fait convenable que ces Églises rentrassent en même temps en possession de cette partie nationale de la Liturgie qui a ses racines dans l'ancien rite gallican, et que les siècles du moyen âge ont ornée de tant de fleurs, complétée par de si suaves mélodies. En un mot, c'est la Liturgie romaine-française que nous aimerions à voir ressusciter dans celles de nos Églises qui prétendent à des privilèges spéciaux. C'est alors que toutes nos traditions nationales se relèveraient, que la foi qui ne vieillit pas se retrouverait à l'aise dans ces antiques confessions, que la piété à la sainte Vierge et aux saints protecteurs se raviverait de toutes parts, que le langage de la chaire et des livres pieux s'empreindrait de couleurs moins ternes, que l'antique Catholicité, avec ses moeurs et ses usages, nous serait enfin révélée.
Oh ! qui nous donnera de voir cette ère de régénération où les catholiques de France se verront ainsi ramenés vers ce passé de la foi, de la prière et de l'amour ! Quand seront levés les obstacles qui retardent le jour où nos prélats devront s'unir pour promouvoir ce grand oeuvre ! Mais avec quel zèle, avec quelle intelligence, avec quelle piété à la fois érudite et scrupuleuse, une pareille oeuvre devrait-elle être élaborée ! Quelle sage lenteur, quelle discrétion, quel goût des choses de la prière, quel désintéressement de tout système, de toute vue personnelle, devraient présider à une si magnifique restauration ! L'attention, l'inviolable fidélité, le soin religieux, l'invincible patience qu'emploie de nos jours l'artiste que son amour, bien plus que le salaire, enchaîne à la restauration d'un monument qui périrait sans son secours, et qui va revivre grâce à son dévouement, ne suffisent pas pour rendre l'idée des qualités qu'on devrait exiger de ceux qui prendraient la sainte et glorieuse mission de restituer à tant d'églises les anciennes traditions de la prière. Il leur faudrait s'y préparer de longue main, se rendre familiers les monuments de la Liturgie, tant manuscrits qu'imprimés, non seulement ceux de la France, mais encore ceux des diverses églises de l'Europe, de l'Allemagne et de l'Angleterre surtout, qui firent tant d'emprunts à nos livres et les enrichirent encore par des suppléments où respire la plus ineffable poésie.
Enfin, ce merveilleux ensemble pourrait se compléter par quelques emprunts faits avec goût et modération aux derniers monuments de la Liturgie française; afin que certains traits heureux, quoique rares, empruntés à l'œuvre moderne, dans la partie que n'a point souillée la main des sectaires, ne périssent pas tout à fait, et aussi afin que les deux derniers siècles, auxquels il ne serait pas juste de sacrifier toute la tradition, ne fussent pas non plus déshérités totalement de l'honneur d'avoir apporté leur tribut au monument éternel et toujours croissant de la prière ecclésiastique.
Ainsi régénérée, la Liturgie de nos Églises serait les délices du clergé et la joie du peuple fidèle. La question d'un léger surcroît dans la somme des offices divins n'en est pas une pour les hommes de prières, et tout prêtre, tout ministre de l'autel doit être homme de prières. Le grand malheur des temps actuels, c'est qu'on ne prie pas assez ; le réveil de la piété liturgique serait donc un signal de salut pour nos Églises, le gage d'une victoire prochaine sur les vices et les erreurs. Et quelle précieuse récompense de ce pieux labeur, dont la fatigue est d'ailleurs si fort exagérée par l'imagination de ceux qui ignorent les choses de la Liturgie, que ce retour si consolant à l'unité de la prière, à la communion romaine, à l'antique forme des âges de foi ! Encore est-il vrai de dire que l'office divin, dans nos anciens livres français, s'il est plus considérable que dans les bréviaires actuels, est cependant plus abrégé qu'au Bréviaire romain proprement dit. L'usage, entre autres, d'accomplir matines, au temps pascal, par un seul nocturne, n'est point une innovation des Foinard et des Grancolas ; il appartient aux Églises de France depuis bien des siècles ; mais nous rougirions de pousser plus loin cette justification de la prière ecclésiastique.
Enfin, pour donner à ce grand œuvre de la régénération liturgique de la France, la solidité et la durée qui lui conviennent, et pour assurer cette immutabilité qui garantirait désormais, avec l'unité, l'autorité et la parfaite orthodoxie de cette Liturgie romaine-française, et la sauverait à l'avenir des atteintes de la nouveauté et de l'arbitraire, il serait nécessaire que la sanction inviolable du Siège apostolique intervînt pour sceller et consommer toutes choses. Il faudrait aussi que les décrets de la sacrée Congrégation des Rites fussent désormais publiés et observés dans tout ce qui ne serait pas contraire à la forme des livres français ; et que les nouvelles fêtes établies par le Siège apostolique obtinssent au moins l'honneur d'une mémoire au calendrier, dans le bréviaire d'une Église qui, si elle tenait à rester française dans des usages d'une importance secondaire, voudrait avant tout se montrer romaine, autant que ses sœurs de l'Occident.
Tel est le vœu que nous formons pour l'Église de France, en terminant la partie de notre récit qui regarde cette belle province de la Catholicité. Nous serons heureux si on veut bien reconnaître dans ce que nous venons de dire un témoignage de cette modération et de cette prudence qui doivent toujours accompagner l'application des théories les plus légitimes et les plus absolues.
Considérons maintenant l'état de la Liturgie dans les différentes parties du monde chrétien, au XIXe siècle.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XXIV : DE LA LITURGIE AU XIXe SIÈCLE.
Cathédrale Gothique avec Palais Impérial, Karl Friedrich Schinkel