L'époque de la Restauration, à la différence de celle de l'empire, fut remarquable par le grand nombre d'opérations
liturgiques qui la signalèrent.
De nombreux bréviaires, missels et rituels, furent réimprimés, corrigés, refondus, créés même de nouveau. On ne peut nier que
des travaux dans ce genre ne fussent assez à propos à cette époque de paix et de prospérité universelle. C'était le moment de venir enfin au secours des diocèses fatigués de l'anarchie liturgique
et de la bigarrure que présentait la plus grande partie d'entre eux. Que s'il faut maintenant faire connaître ce que nous pensons de cette nouvelle crise, nous dirons, avec tous les égards dus à
des contemporains, qu'elle nous semble n'avoir fait autre chose qu'accroître la confusion déjà existante ; tout en nous réservant d'ajouter qu'au milieu de cette confusion même, les indices d'un
retour prochain à de meilleures théories se manifestent de toutes parts.
Comment, en effet, au XIXe siècle, eût-il été possible de réussir dans une forme liturgique, quand il est évident pour tout le
monde que la science liturgique a totalement cessé parmi nous ? S'il en est autrement, qu'on nous cite les ouvrages publiés en ce siècle qui attestent le contraire ; qu'on rende raison de tant de
règles violées, de tant de traditions anéanties, de tant de nouveautés inouïes mises à l'ordre du jour. Certes, les voies de fait commises, sous le prétexte de restaurations et d'embellissements,
contre les monuments de l'architecture catholique, donnent assez l'idée des ruines d'un autre genre que l'on a su accumuler. Jusqu'en 1790, les débris du passé empreints dans les institutions,
les corps ecclésiastiques, conservateurs de leur nature ; la Liturgie romaine célébrée encore dans un grand nombre de monastères et autres lieux exempts ; l'éducation d'alors plus empreinte de
formes extérieures que celle d'aujourd'hui, tout cela contribuait à amortir la chute des anciennes mœurs liturgiques. De nos jours, au contraire, où l'Eglise avait perdu la plus grande partie de
ses moyens extérieurs ; où le loisir manquait pour lire les saints Pères ; où le droit canonique n'était plus enseigné que par lambeaux dans des cours rapides de théologie morale ; qui songeait à
sauver les traditions liturgiques déjà si amoindries, et faussées, comme on l'a vu, sur tant de points ?
De là sont venus (et nous éviterons constamment de nommer des personnes vivantes), de là sont venus, disons-nous, ces
changements de bréviaire qui se sont répétés jusqu'à deux et trois fois en vingt ans pour un même diocèse ; de là ces usages vénérables maintenus par une administration, supprimés par celle qui
la suivit, rétablis avec modification par une troisième ; de là ces cérémonies transportées sans discernement d'un diocèse dans l'autre, sans nul souci de la dignité respective des églises, qui
s'oppose à de pareils emprunts ; de là ces réimpressions de bréviaires en contradiction avec le missel, de missels en contradiction avec le bréviaire ; de livres de chœur sans harmonie entre eux
; de là ces rubriques inouïes, ces fêtes sans antécédents, ces plans généraux de bréviaires qui ne ressemblent à rien de ce qu'on a vu, même au XVIIIe siècle, et dans lesquels on a si largement
appliqué le système de la diminution du service de Dieu ; de là l'interruption presque universelle de l'office canonial dans les cathédrales ; et il en est où la bonne volonté ne suffirait pas,
attendu que les livres de chœur ne sont encore ni rédigés, ni imprimés ; de là, en plusieurs endroits, la suppression de fait ou de droit, quelquefois l'une et l'autre, de cérémonies historiques
et populaires, de rites et bénédictions inscrits pourtant au rituel diocésain ; de là, tant de milliers de tableaux et d'images des saints commandés et chèrement payés, sans qu'on prenne soin d'y
faire représenter ces amis de Dieu et du peuple chrétien, avec les attributs, les couleurs et autres accessoires qui les caractérisent expressément. Nous ne pousserons pas plus loin, mais
certainement nous ne disons rien ici que nous n'ayons entendu mille fois de la bouche des curés les plus vertueux et les plus éclairés ; nous dirons mieux, de la bouche même de plusieurs de nos
premiers Pasteurs. Tous, il est vrai, attendaient de meilleurs temps, et nous avons bien aussi cette confiance.
Ajoutons encore un mot pour signaler tout Ie malaise de notre situation liturgique. Qui n'a entendu parler des vexations dont la
France entière a été le théâtre depuis dix ans, quand le nouveau gouvernement exigea l'addition expresse du nom du roi à la prière Domine, salvum ? N'avons-nous pas alors porté la peine
d'une trop grande complaisance à l'égard des souverains ? Sans rappeler l'insertion irrégulière du nom du roi au Canon de la messe, entreprise qu'on peut regarder comme prescrite aujourd'hui,
quelle n'eût pas été notre indépendance à l'égard des circulaires ministérielles, si nous eussions accepté dans son temps la sage constitution de Benoît XIV, du 23 mars 1753, qui défend aux
supérieurs ecclésiastiques d'accéder aux volontés des princes qui leur enjoignent de faire célébrer des prières publiques ? Pourquoi, dans certains diocèses, en est-on venu jusqu'à prescrire à
toutes les messes chantées des dimanches et fêtes, l'usage d'une oraison solennelle, pro Rege, laquelle oraison se retrouve encore comme une partie obligée des prières qui se font au
salut du Saint-Sacrement, tandis qu'il est inouï dans ces mêmes diocèses que les rubriques prescrivent jamais une oraison pour le Pape ? Enfin, s'il arrivait, ce que nous ne souhaitons pas, que
le gouvernement de notre pays vînt à tourner totalement à la démocratie, quelle messe chanterait-on dans certains diocèses, le XXIIe dimanche après la Pentecôte ? (voyez les Missels de Lyon, de
Bourges, du Mans, de Poitiers, etc.)
Il est vrai que ces entraves imposées à la liberté de l'Eglise ont été fabriquées dans d'autres temps. Notre tort, si nous en
avons un, est simplement de n'avoir pas secoué assez tôt un joug que les XVIIe et XVIIIe siècles nous ont légué : il faut même reconnaître que toutes les fautes que nous avons pu faire en notre
époque ont été comme nécessaires. Nos pères nous ont laissé, avec leurs préjugés, la succession de leurs oeuvres, et si la Liturgie est aujourd'hui une science à créer de nouveau ; c'est qu'elle
est tombée sous les coups de nos devanciers. Tout le mal de notre situation vient donc d'eux; le bien qui reste à raconter est de nous seuls.
Mais avant de tracer le tableau, si incomplet qu'il soit, de la régénération liturgique, nous manquerions à la fidélité de
l'historien, si nous ne signalions pas ici les entreprises dirigées de nos jours, dans plusieurs diocèses, contre la Liturgie romaine. Les remarques que nous avons faites jusqu'ici portent sur
les diocèses qui, à l'ouverture du siècle présent, se trouvaient déjà nantis d'un nouveau bréviaire ; car nous laissons toujours de côté la question de droit, et nous ne jugeons les innovations
que d'après les principes généraux de la Liturgie. Il en est tout autrement de l'expulsion violente du Bréviaire et du Missel romains ; attentat qui a eu lieu plusieurs fois depuis 1815, dans des
diocèses où cette Liturgie avait survécu à tous nos désastres, à toutes nos erreurs. Nous ne craignons pas de nous faire ici le champion de la Liturgie romaine, et nous demanderons volontiers,
comme les évêques de Saint-Malo et de Saint-Pol-de-Léon à l'archevêque de Tours, en 1780, quelle peut être l'utilité de rompre, de nos jours, un lien si sacré avec la Mère des Églises ? Telle
était aussi la manière de penser du plus saint prélat de notre temps, Charles-François d'Aviau du Bois de Sanzay, archevêque de Bordeaux, qui maintint avec tant de zèle dans son diocèse la
Liturgie romaine, en même temps qu'il donnait, en 1826, comme en 1811, de si glorieux témoignages de son attachement aux prérogatives du Siège apostolique. Un bruit se répandit dans ces derniers
temps, que l'Église de Bordeaux était menacée de voir les livres de saint Grégoire remplacés par ceux de Vigier et Mésenguy ; mais cette nouvelle, sans doute, n'était qu'une fausse alarme.
Malheureusement, il n'en a pas été ainsi en tous lieux. Il n'est que trop certain que plusieurs autres diocèses ont franchi le
pas. Il en est même où on est allé jusqu'à défendre l'usage des livres romains, et nous pourrions même citer un diocèse où l'évêque, pour ne pas fulminer cette défense, a eu à lutter contre ses
conseillers. Il est vrai que depuis, dans ce même diocèse, de graves casuistes ont décidé que la récitation du Bréviaire romain n'était dès lors qu'un péché véniel ! Et qu'on ne croie pas qu'il
s'agisse ici de quelqu'un de ces diocèses où l'on est en possession d'une Liturgie vieille au moins de cinquante années ; non, dans le Diocèse dont nous parlons, les livres romains sont encore à
peu près les seuls qu'on trouve dans les sacristies et sur les pupitres du chœur.
Que dirons-nous de la Bretagne ? Cette belle et catholique province, toute romaine encore jusqu'en 1770, a vu s'effacer par
degrés cette couleur qui annonçait si expressivement sa qualité de pays d'Obédience ; mais du moins en 1790, et longtemps encore depuis, les diocèses de Nantes, de Rennes, de Vannes et de
Saint-Brieuc, avaient conservé l'extérieur de la Liturgie romaine. Le clergé récitait ses heures suivant Jacob, Vigier et Mésenguy ; mais le peuple était demeuré en possession de ses chants
séculaires dans les églises paroissiales. Depuis, on a imprimé à grands frais d'autres livres ; les anciennes mélodies, l'ancien calendrier, ont disparu pour faire place, ici au parisien, là au
poitevin ; mais si, dans quelques portions plus civilisées de la Bretagne, ces changements ont été accueillis avec quelque indifférence, il n'en a pas été de même dans les diocèses peuplés par
cette race énergique et forte de croyances qu'on appelle du nom de bas Bretons. L'œuvre nouvelle jusqu'ici ne les tente
pas, et quand ils y seront faits, on pourra dire que l'indifférence religieuse les aura gagnés aussi : car on ne s'imagine pas, sans doute, que ces braves gens deviendront capables d'apprendre
par cœur les nouveaux chants, par cela seul qu'on les aura forcés d'oublier les anciens. Ils oublieront en même temps le chemin de l'église où rien ne les intéressera plus. Nous le disons avec
franchise, la destruction de la Liturgie romaine en basse Bretagne, combinée avec la proscription de la langue jusqu'ici parlée dans cette contrée, amènera pour résultat de faire de ce peuple
grossier le pire de tous. Si vous lui ôtez la langue de ses pères, si vous le lancez, tout sauvage qu'il est, dans nos mœurs corrompues, et que vous ne le reteniez pas enchaîné à son passé au
moyen des pompes et des chants religieux, vous verrez, au bout de trente ans, ce que vous aurez gagné aux nouvelles théories.
En attendant, l'esprit catholique de ces populations simples se débat contre les entraves qu'on lui impose. On rencontre sur les
routes des familles entières qui, après avoir vu célébrer dans leur paroisse les funérailles d'une personne chère, avec des chants jusqu'alors inconnus pour elles, s'en vont à trois et quatre
lieues faire chanter, dans quelque autre paroisse dont les livres romains n'ont pas encore été mis au pilon, une messe de Requiem ; ils veulent entendre encore une fois ces sublimes introït,
offertoire et communion, qui sont demeurés si profondément empreints dans leur mémoire, comme l'expression à la fois tendre et sombre de leur douleur. Aux fêtes de la sainte Vierge, après avoir
écouté patiemment chanter les psaumes sur des tons étrangers, quand vient le moment où devrait retentir l'hymne des marins, l’Ave maris Stella, merveilleux cantique sans lequel l'Église
romaine ne saurait célébrer les solennités de la Mère de Dieu, et que le chantre vient à entonner ces hymnes nouvelles dont pas une syllabe jusqu'ici n'avait frappé l'oreille de ce peuple, vous
verriez dans toute l'assistance le déplaisir peint sur les visages ; vous entendriez les hommes et jusqu'aux enfants trépigner d'impatience, et bientôt, après l'office, se répandre en plaintes
amères de ce qu'on ne veut plus chanter ce beau cantique qu'ils ont appris sur les genoux de leurs mères, et dont le matelot mêla si souvent les touchants accents au bruit des vents et des flots
dans la tempête.
Quand le curé, du haut de la chaire, faisant son prône, le dimanche, au lieu de cette belle liste de saints protecteurs
qu'offrait chaque semaine le calendrier romain, donne en quatre paroles le bref détail des saints qu'on a bien voulu conserver ; quand la monotone série des dimanches après la Pentecôte se
déroule pendant cinq ou six mois, sans que les yeux de ces hommes simples voient se déployer les couleurs variées des confesseurs et des martyrs, sans qu'ils entendent chanter cette autre hymne,
qu'ils aimaient tant et qu'ils savaient tous, l’Iste confessor, avec son air tantôt champêtre, tantôt triomphal ; alors ils se prennent à demander à leurs recteurs quel peut être
l'avantage de tous ces changements dans la manière d'honorer Dieu ; si les chrétiens du temps passé qui chantaient Ave maris Stella et Iste confessor, ne valaient pas bien ceux
d'aujourd'hui ; si les livres de notre Saint-Père le Pape ne seraient pas aussi bons que les nouveaux qu'on a apportés tout à coup ; et souvent les recteurs sont dans un grand embarras pour leur
faire saisir tout l'avantage que la religion devra retirer de ces innovations. Dans ces contrées, et nous parlons avec connaissance de cause, l'ancien clergé a tenu jusqu'à la fin pour le romain,
et c'est parce que ses rangs s'éclaircissent de jour en jour, que les changements deviennent possibles : mais, nous le répétons, si la religion vient à perdre son empire sur les Bretons, elle ne
le regagnera pas de sitôt, et on sentira alors qu'il était plus facile de retenir ces hommes dans l'Église, que de les y faire rentrer quand une fois ils en seront dehors.
Restait encore jusqu'en 1835, au fond de la Bretagne, un diocèse qui, garanti par son heureuse situation à l'extrémité de cette
province, par l'intégrité des mœurs antiques de ses habitants, n'avait point pris part à la défection universelle.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XXIV : DE LA LITURGIE AU XIXe
SIÈCLE.
Mgr Charles François d'Aviau du Bois
de Sanzay, Archevêque de Bordeaux