Considérons maintenant l'état de la Liturgie dans les différentes parties du monde chrétien, au XIXe siècle.
L'unité romaine a régné sans partage, durant les quarante premières années de ce siècle, dans l'Italie, où les semences
implantées par Ricci, sans être détruites, peut-être, n'ont plus rien produit à la surface ; dans l'Espagne et le Portugal, auxquels il faut joindre les nombreuses églises fondées autrefois dans
les deux Indes par ces royaumes ; dans la Belgique, la Suisse, et on pourrait même ajouter l'Allemagne, s'il n'y avait de changements liturgiques que ceux dont les livres du chœur et de l'autel
portent la trace. Mais ce dernier pays est aujourd'hui le théâtre des plus graves événements dans les choses du culte divin, nous devons les signaler au lecteur ; nous traiterons ensuite de la
Liturgie en Angleterre, et dans les pays soumis à la Russie.
On se rappelle ce que nous avons raconté au chapitre précédent sur les tentatives antiliturgistes de Joseph II, si bien
secondées par cette portion du clergé dont Jérôme de Collorédo, archevêque de Salzbourg, se montra l'organe dans la fameuse Instruction pastorale de 1782. Depuis lors, la plaie s'est étendue, et
les sophismes impies du fébronianisme ayant miné la notion de l'Église, l'hermésianisme s'est présenté pour en finir avec le christianisme lui-même. Malheureusement, l'un et l'autre ont été
favorablement accueillis par une portion notable du clergé catholique de l'Allemagne, dans la Prusse, la Bohême, le Wurtemberg, le duché de Bade, et jusque dans la Bavière et l'Autriche. Bientôt,
les exigences du culte extérieur sont devenues de plus en plus à charge à ces hommes légers de croyance, qu'on voit tous les jours s'associer complaisamment aux projets des gouvernements, dans le
but d'étouffer jusqu'aux dernières étincelles de la foi qui, par le plus étonnant prodige, survit encore dans le cœur des peuples, à la secrète apostasie des pasteurs.
Mais, ainsi que nous l'avons déjà remarqué, l'esprit antiliturgiste a pris en Allemagne d'autres allures qu'en France, et il
s'est bien gardé de perdre son temps à falsifier des bréviaires. Au siècle dernier, le pouvoir séculier, par l'autorité de Joseph II, avait pris l'initiative en procédant par voie d'ordonnances
et d'édits ; maintenant, c'est le clergé qui se met à l'œuvre, et ses opérations ne sont ni moins habiles, ni moins efficaces.
Une comparaison entre nos jansénistes de France et les fébroniens et les hermésiens d'Allemagne, quant à la manière d'entendre
la réforme liturgique, nous aidera à constater le chemin que ces derniers ont déjà fait vers le protestantisme.
Les nôtres, pour flatter la lâcheté et l'indévotion des clercs, osèrent composer des traités spéciaux où ils présentaient comme
un appât la diminution de la somme des prières ecclésiastiques ; les antiliturgistes allemands ont franchi le pas, et la récitation des Heures canoniales est désormais regardée, par une portion
considérable du clergé d'outre-Rhin, comme une pratique tombée en désuétude, et son obligation comme de nulle valeur pour la conscience.
Nos jansénistes ont déclamé en cent manières contre la, piété extérieure, contre le luxe des cérémonies qui, disaient-ils, ne
servent qu'à soumettre la religion aux sens ; les antiliturgistes allemands en sont venus à supprimer la plupart des cérémonies, et déjà bon nombre d'entre eux, s'affranchissent du devoir de
revêtir les habits sacerdotaux pour monter à l'autel, et célèbrent la messe avec les vêtements plus ou moins profanes dont ils se trouvent pour le moment revêtus.
Nos jansénistes, par tous les mouvements qu'ils se sont donnés pour répandre les traductions en langue vulgaire de la Bible, du
missel et des formules liturgiques, trahissaient leurs penchants calvinistes ; aujourd'hui, les églises catholiques d'Allemagne retentissent de cantiques en langue vulgaire qui, la plupart du
temps, n'offrent pas même la traduction des prières ou des chants d'Église.
Nos jansénistes mirent la main sur les livres liturgiques et trouvèrent moyen d'y faire pénétrer la quintessence de leurs idées,
et, quand ils ne le purent faire aisément, ils surent du moins faire disparaître de ces livres, sous divers prétextes, ce qui leur était le plus odieux. Il est vrai qu'un reste de pudeur, ou, si
l'on aime mieux, de prudence, les obligea de conserver le cadre primitif et de laisser subsister les principales parties des anciennes formes, surtout en ce qui concerne l'administration des
sacrements. Le clergé allemand de nos jours a aussi ses faiseurs, et la presse est inondée de leurs utopies liturgiques pour la réforme des cérémonies de la messe, des sacrements, des sépultures,
des bénédictions. En tête de cette cohorte d'antiliturgistes, il est juste de compter le fameux Wassemberg, vicaire capitulaire de Constance, qui a été refusé par Grégoire XVI pour l'évêché de
cette ville, mais qui, en revanche, a donné d'énergiques preuves de son attachement à la doctrine du second de nos Quatre Articles de 1682, par la publication d'une trop fameuse Histoire des
Conciles de Constance et de Bâle. Après lui, mais dignes de lui faire escorte, apparaissent Winter, Busch, Selmar, Grosbock, Brand, Schwarzel, Hirscher, etc., dont les œuvres sont jugées
avec une grande modération par le docte et pieux F. X. Schmid, dans sa Liturgique, lorsqu'il se contente de dire que, d'une part, ils ont été trop loin, et que de l'autre ils ont complètement
méconnu l'esprit du culte (Liturgik der christkatholisclien Religion. Éditionde 1840, tome I, page 82.).
Nos antiliturgistes français s'étaient appliqués à rendre plus rare la célébration de la messe, produisant pour motif la grande
pureté qu'on doit apporter à l'autel. Ceux d'Allemagne entrent dans le même système ; mais les raisons ascétiques qui n'étaient qu'un prétexte dans les adeptes avancés de l'école de Port-Royal
n'y sont pour rien ; c'est tout simplement pour fuir un assujettissement inutile, que ces prêtres dégénérés s'abstiennent de la célébration des saints Mystères, hors les jours de dimanches et de
fêtes ; encore les voit-on disserter dans des écrits et des conférences, en présence du public, sur la quantité de nourriture qu'un prêtre catholique peut se permettre avant de monter à l'autel.
Sans doute, ces choses font horreur : mais pour être ignorées de quelques-uns de nos lecteurs, elles n'en sont pas moins patentes sous le soleil.
Mais allons jusqu'au bout : durant la persécution française, quand les lois eurent cessé de prêter aux dispositions canoniques
l'appui de la force matérielle, on vit un grand nombre de prêtres abjurer leur saint état et contracter des mariages sacrilèges : dans quels rangs se recrutèrent ces apostats ? Tout le monde sait
que ceux dont la défection fit le plus grand scandale, étaient précisément des hommes liés au parti janséniste, membres des congrégations qui avaient le plus sacrifié aux nouveautés
antiliturgistes, fauteurs et même auteurs de ces nouveautés. Or, voici que dans cette partie du clergé allemand dont nous venons de signaler les tendances, de nombreuses voix s'élèvent pour
demander l'abolition du célibat ecclésiastique ; et d'où vient cela ? C'est qu'il n'y a point de dégradation dans laquelle ne puisse et ne doive tomber le prêtre isolé, par des doctrines
perverses, de ce centre apostolique d'où viennent la lumière et la vie, sevré du devoir et de l'usage de la prière de chaque jour et de chaque heure, séparé de cet autel dont la sainte
familiarité est le premier motif de la continence sacerdotale. Assurément, il ne faut pas être bien profond, ni bien clairvoyant, pour avoir compris que le mariage des prêtres est la cause unique
pour laquelle la célébration journalière de la messe n'a pu s'établir dans l'Église d'Orient.
Afin de mettre dans tout son jour la situation de l’Eglise d'Allemagne, quant à la Liturgie, il est bon de produire quelques
extraits d'un document récent et authentique; c'est la fameuse ordonnance qu'a publiée, il y a environ deux ans, l'évêque de Rottembourg ; on la trouve en entier au Catholique de Spire
(1839. Mai et mois suivants.). Nous allons en faire connaître les principales dispositions.
M. Jean-Baptiste de Keller, évêque de Rottembourg, n'assume point, il est vrai, la responsabilité de tous les excès que nous
venons de signaler ; sa marche est administrative, et partant aussi prudente et aussi réservée qu'il est possible ; mais on n'y reconnaît que mieux l'existence du dangereux système à l'aide
duquel les antiliturgistes d'Allemagne ont résolu de protestantiser le catholicisme. M. de Keller a enchéri sur Ricci dans la même proportion que ce dernier sur nos antiliturgistes
français.
Dans cette trop fameuse ordonnance, le prélat semble préoccupé, comme les novateurs de France et d'Italie, de la réforme du
bréviaire. Sans oser proposer non plus la suppression des Heures canoniales, il établit des dispositions propres à détruire totalement l'ancienne Liturgie. Les psaumes des vêpres devront se
chanter en allemand ; encore cette psalmodie pourra-t-elle être remplacée par tout autre exercice religieux, au jugement du curé. On découvre encore la prédilection de l'évêque pour la langue
vulgaire, dans l'article où il annonce une revision du rituel, il déclare l'intention d'y introduire des formules en langue allemande, conformément au besoin des temps.
Pour réformer les tendances papistes vers la communion et la dévotion au saint Sacrement, le prélat décrète qu'on n'administrera
plus l'eucharistie hors la messe ; que toutes les autres églises demeureront fermées durant la messe de paroisse ; que la première communion ne se fera point avant l'âge de quatorze ans ; qu'on
ne célébrera plus de messe aux jours ouvrables, dans les autres églises, après celle qui se dira à la paroisse. Pour abolir, autant que possible, l'usage de la fréquente communion, les curés
n'administreront point le sacrement de pénitence individuellement ; mais ils partageront leurs paroissiens en catégories qu'ils admettront successivement à des époques déterminées.
On n'exposera le saint Sacrement que six jours l'année, hors l'octave de la Fête-Dieu ; encore cette exposition ne pourra-t-elle
avoir lieu que l'après-midi.
Sur les fêtes, le prélat décrète les dispositions suivantes : la messe de Minuit est abolie ; on ne pourra commencer à célébrer
la messe, le jour de Noël, avant cinq heures du matin. Aux jours de fêtes supprimées, on ne tolérera aucun service divin dans les églises ; les curés ne pourront même pas transporter à ces jours
des dévotions particulières qui seraient capables de fournir au peuple le prétexte de se dispenser de ses travaux. On ne pourra ni annoncer ces fêtes, ni les sonner, ni allumer un plus grand
nombre de cierges aux messes basses que l'évêque veut bien encore tolérer. En revanche, la fête du roi est déclarée fête de l'Eglise.
Les processions ne sont pas plus ménagées par le prélat. Celles de saint Marc et des Rogations devront sortir à cinq heures du
matin et être rentrées à huit, soi-disant pour éviter la dissipation, mais en réalité pour les rendre inaccessibles au grand nombre des fidèles ; encore M. de Keller a-t-il bien soin d'ajouter
qu'on pourra commuer ces processions en une prière faite dans l'intérieur de l'église, avec l'agrément de l'évêque. La procession de la Fête-Dieu est maintenue aux conditions suivantes : On
évitera la pompe ; on ne fera entendre que des chants en langue allemande, et il devra y avoir une prédication à chaque station. La procession du jour de l'octave ne sortira pas de
l'église.
Les bénédictions, cette partie si essentielle du catholicisme, sont réduites à sept, parmi lesquelles on veut bien conserver
celle de l'eau. Les autres, bien qu'elles soient dans le rituel, sont abolies. Il est recommandé aux pasteurs de veiller à ce que le peuple n'attribue pas, aux bénédictions même conservées, une
vertu qu'elles n'ont pas.
Les saintes images sont poursuivies avec une rigueur pareille. La coutume populaire de les habiller est supprimée, comme un
scandale : le clergé devra combattre de toutes ses forces le préjugé qui attribuerait une vertu spéciale à quelques-unes d'entre elles. On n'exposera plus les saintes reliques désormais, ni on ne
les portera en procession: mais on les tiendra renfermées. On fera disparaître des églises les ex-voto, et on ne souffrira pas qu'on en replace de nouveaux. Les représentations de la crèche et du
tombeau, qui sont en usage en Allemagne, à Noël et dans la Semaine sainte, sont abolies, ainsi que celle du mystère de l'Ascension, non moins chère au peuple.
On ne distinguera plus dans les cimetières la place des enfants morts sans baptême, ou autres non baptisés, de celle des
chrétiens. Les chants des funérailles seront en langue vulgaire, et au décès de chaque catholique, les parents ne pourront obtenir que trois messes au plus, et un anniversaire. Les enfants morts
avant la première communion n'auront point droit à ces prières. Oh a vu plus haut que la première communion était différée jusqu'à l'âge de quatorze ans.
Les confréries excitent aussi la sollicitude du prélat. Toutes sont supprimées, à l'exception d'une seule par paroisse, et pour
empêcher les fidèles d'en fréquenter plusieurs, la fête patronale de toutes est fixée au même jour.
Les curés devront s'opposer de toutes leurs forces au concours des pèlerinages ; il n'y aura pas de messes dans les chapelles
qui sont le but de ces pieux voyages, hors celle du chapelain qui s'y trouverait par hasard attaché. Il y aura défense d'y entendre les confessions, dans la crainte que les fidèles n'y veuillent
communier, et la chapelle devra être fermée continuellement, hors le temps de la messe. S'il se trouve d'autres chapelles sur les paroisses, on les détruira, et les fondations qui y sont
attachées seront transportées dans les églises paroissiales.
Telles sont les principales dispositions de l'ordonnance de l'évêque de Rottembourg, qui entend bien ne procéder dans tout ceci
que d'après les principes les plus sains du christianisme le mieux compris et le plus dégagé des superfétations romaines. Il va sans dire que la morale prêchée à propos de ces innovations, est la
plus rigoriste et la plus sèche, ainsi qu'il arrive toujours chez ceux qui ont à se faire pardonner leur relâchement sur les choses de la foi et de la piété. Néanmoins, il ne suffit pas, pour
rendre religieuse et morale une population catholique, de supprimer les fêtes et les dévotions, sous prétexte qu'on interdira en même temps les danses aux jours de dimanches ; les yeux et
l'imagination des peuples demanderont d'autres spectacles, et l'oisiveté engendrera bientôt tous les désordres.
Mais nous sommes loin d'avoir épuisé tous les faits qui nous peuvent faire connaître la situation liturgique de
l'Allemagne.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XXIV : DE LA LITURGIE AU XIXe
SIÈCLE.
Cathédrale en hiver, Ernst Ferdinand Oehme, Gemäldegalerie
Dresden