C'est dans la fausse conscience où se couvent les envies, les aversions noires et pleines de venin
; là où se forment les médisances raffinées, les calomnies enveloppées, les intentions de nuire, les perfidies déguisées, et, par une maudite politique, artificieusement dissimulées ; là où
croissent et se nourrissent les désirs charnels, suivis de consentements volontaires que l'on ne discerne pas ; les attachements secrets mais criminels, dont on ne se défie pas ; les passions
naissantes, mais bientôt dominantes, auxquelles on ne résiste pas ; là où se cache l'orgueil sous le masque de l'humilité, l'hypocrisie sous le voile de la piété, la sensualité la plus dangereuse
sous les apparences de l'honnêteté ; là où les vices s'amassent en foule, parce que c'est là qu'ils sont comme dans leur centre et dans leur élément : Illic reptilia quorum non est
numerus.
BOURDALOUE
Toute erreur est dangereuse, surtout en matière de mœurs ; mais il n'y en a point de plus préjudiciable, ni de plus pernicieuse dans
ses suites, que celle qui s'attache au principe et à la règle même des mœurs, qui est la conscience. Votre œil, disait le Fils de Dieu dans l'Evangile, est la lumière de votre corps : si votre
œil est pur, tout votre corps sera éclairé ; mais s'il ne l'est pas, tout votre corps sera dans les ténèbres. Prenez donc bien garde, ajoutait le Sauveur du monde, que la lumière qui est en vous
ne soit elle-même que ténèbres : Vide ergo ne lumen quod in te est, tenebrae sint (Luc, XI, 35.). Or, l'œil dont parlait Jésus-Christ, dans le sens littéral de ce passage, n'est rien
autre chose que la conscience qui nous éclaire, qui nous dirige, et qui nous fait agir. Si la conscience selon laquelle nous agissons est pure et sans mélange d'erreur, c'est une lumière qui se
répand sur tout le corps de nos actions, ou, pour mieux dire, toutes nos actions sont des actions de lumière ; et pour user encore du terme de l'Apôtre, ce sont des fruits de lumière :
Fructus lucis (2 Ephes., V, 9.) ; tout ce que nous faisons est saint, louable, digne de Dieu. Au contraire, si la conscience, qui est le flambeau et la lumière de notre âme, vient à se
changer en ténèbres, par les erreurs grossières dont nous nous laissons préoccuper, c'est alors que toutes nos actions deviennent des œuvres de ténèbres, et qu'on peut bien nous appliquer ce
reproche de Jésus-Christ : Si lumen quod in te est tenebrœ sunt ipsœ, tenebrœ quantœ erunt (Matth., VI, 23.) ? Hé ! mon Frère ! si ce qui devait être votre lumière n'est que ténèbres,
que sera-ce de vos ténèbres mêmes, c'est-à-dire si ce que vous appelez votre conscience, et que vous croyez une conscience droite, n'est qu'illusion, que désordre, qu'iniquité, que sera-ce de ce
que votre conscience même condamne et réprouve ? que sera-ce de ce que vous reconnaissez vous-même pour iniquité et pour désordre ?
Voilà, mes chers auditeurs, l'écueil que nous avons à éviter : car de là s'ensuivent des maux d'autant plus affligeants et plus
étonnants, qu'à force de s'y accoutumer, on ne s'en étonne plus, et l'on ne s'en afflige plus. Ecoutez-en le détail : peut-être en serez-vous touchés. Il s'ensuit de là qu'avec une fausse
conscience il n'y a point de mal qu'on ne commette. Il s'ensuit de là qu'avec une fausse conscience, on commet le mal hardiment et tranquillement. Enfin, il s'ensuit de là qu'avec une fausse
conscience, on commet le mal sans ressource et sans nulle espérance de remède. Malheurs dont il faut aujourd'hui nous préserver, si nous ne voulons pas exposer notre âme à une perte irréparable
et à une éternelle damnation.
Non, Chrétiens, avec une fausse conscience il n'y a point de mal qu'on ne fasse : dites-moi celui qu'on ne fait pas, et par là vous
comprendrez mieux la vérité de ma proposition. Pour vous la faire toucher au doigt, je vous demande jusqu'où ne va pas le dérèglement d'une conscience aveugle et présomptueuse ? Du moment qu'elle
s'est érigée en conscience, dites moi les crimes qu'elle n'excuse pas, et qu'elle ne colore pas ? Quand, par exemple, l'ambition s'est fait une conscience de ses maximes pour parvenir à ses fins,
dites-moi les devoirs qu'elle ne viole pas, les sentiments d'humanité qu'elle n'étouffe pas, les lois de probité, d'équité, de fidélité, qu'elle ne renverse pas ? Conscience tant qu'il vous
plaira : corrompue qu'elle est par l'ambition, dites-moi les malignes jalousies qu'elle n'inspire pas, les damnables intrigues qu'elle n'entretient pas ; les fourberies, les trahisons dont, s'il
est nécessaire, elle ne s'aide pas ? Quand la conscience est de concert avec la cupidité et l'envie d'avoir, dites-moi les injustices qu'elle ne permet pas, les usures qu'elle ne favorise pas,
les simonies qu'elle ne pallie pas, les vexations, les violences, les mauvais procès, les chicanes qu'elle ne justifie pas ? Quand la conscience est formée par l'animosité et la haine, dites-moi
les ressentiments, les aigreurs qu'elle n'autorise pas, les vengeances qu'elle n'appuie pas, les divisions scandaleuses, les inimitiés qu'elle ne fomente pas, les fiertés, les duretés qu'elle
n'approuve pas ? Non, encore une fois, rien ne l'arrête : pervertie qu'elle est d'une part, et néanmoins conscience de l'autre, elle ose tout, elle entreprend tout, elle se porte à tout. Elle
couvre la multitude des péchés, et des péchés les plus énormes, non pas comme la charité, en les effaçant, mais en les tolérant, en les soutenant, en les défendant.
Avec une fausse conscience, on égorge son prochain, on lui porte en secret des coups mortels, on lui ôte l'honneur, qui lui est plus
cher que la vie ; on détruit sa réputation, on ruine par de mauvais offices sa fortune et son crédit. C'est-à-dire, avec une fausse conscience, on s'abandonne aux plus violentes et aux plus
ardentes passions, on se satisfait, on se venge, on s'empare du bien d'autrui, on le retient injustement, on dévore la veuve et l'orphelin, on dépouille le pauvre et le faible, tandis qu'à
l'exemple des pharisiens, on se fait des crimes de certains points très peu importants ; on est exact et régulier comme eux jusqu'au scrupule sur de légères observances qui ne regardent que les
dehors de la religion, pendant que l'on se moque et que l'on se joue de ce qu'il y a dans la religion et dans la loi de Dieu de plus grand et de plus indispensable, savoir : la justice, la
miséricorde et la foi.
Qu'est-ce que la fausse conscience ? un abîme, dit saint Bernard, mais un abîme inépuisable de péchés : Conscientia quasi abyssus
multa (Bern.) ; une mer profonde et affreuse, dont on peut bien dire que c'est là où se trouvent des reptiles sans nombre : Mare magnum ac spatiosum ; illic reptilia, quorum non
est numerus (Psalm., CIII, 25.). Pourquoi des reptiles ? parce que de même, dit ce Père, que le reptile s'insinue et se coule subtilement, aussi le péché se glisse-t-il comme
imperceptiblement dans une conscience où la passion et l'erreur lui donnent entrée. Et pourquoi des reptiles sans nombre ? parce que de même que la mer, par une prodigieuse fécondité, est
abondante en reptiles, dont elle produit des espèces innombrables, et de chaque espèce un nombre infini, aussi la conscience erronée est-elle féconde en toutes sortes de péchés qui naissent
d'elle et qui se multiplient en elle.
Car c'est là, poursuit saint Bernard, où s'engendrent les monstres : Illic reptilia. C'est dans la fausse conscience où se
couvent les envies, les aversions noires et pleines de venin ; là où se forment les médisances raffinées, les calomnies enveloppées, les intentions de nuire, les perfidies déguisées, et, par une
maudite politique, artificieusement dissimulées ; là où croissent et se nourrissent les désirs charnels, suivis de consentements volontaires que l'on ne discerne pas ; les attachements secrets
mais criminels, dont on ne se défie pas ; les passions naissantes, mais bientôt dominantes, auxquelles on ne résiste pas ; là où se cache l'orgueil sous le masque de l'humilité, l'hypocrisie sous
le voile de la piété, la sensualité la plus dangereuse sous les apparences de l'honnêteté ; là où les vices s'amassent en foule, parce que c'est là qu'ils sont comme dans leur centre et dans leur
élément : Illic reptilia quorum non est numerus. A quoi n'est-on pas exposé, et de quoi n'est-on pas capable en suivant une conscience aveuglée par le péché ?
N'en demeurons pas là : j'ajoute qu'avec une fausse conscience, on commet le mal hardiment et tranquillement. Hardiment, parce qu'on
n'y trouve dans soi-même nulle opposition ; tranquillement, parce qu'on n'en ressent aucun trouble, la conscience, dit saint Augustin, étant alors d'intelligence avec le pécheur, et le pécheur,
dans cet état, ayant fait comme un pacte avec sa conscience, qui le met enfin dans la funeste possession de pécher et d'avoir la paix. Or la paix dans le péché est le plus grand de tous les maux.
Non, Chrétiens, le péché sans la paix n'est point absolument le plus grand mal que nous ayons à craindre, et la paix hors du péché serait sans exception le plus grand bien que nous puissions
désirer. Mais l'un et l'autre ensemble, c'est-à-dire la paix dans le péché, et le péché avec la paix, c'est le souverain mal de cette vie, et ce qu'il y a pour le pécheur de plus approchant de la
réprobation.
Or voilà, mes chers auditeurs, ce que produit la fausse conscience. Prenez garde, s'il vous plaît, à la remarque de saint Bernard,
qui éclaircira ma pensée. Il distingue quatre sortes de consciences : la bonne, tranquille et paisible ; la bonne, gênée et troublée ; la mauvaise, dans l'agitation et dans le trouble ; la
mauvaise, dans le calme et la paix : et là-dessus écoutez comment il raisonne. Une bonne conscience tranquille et paisible, c'est, dit-il, sans contestation un paradis anticipé ; une bonne
conscience gênée et troublée, c'est comme un purgatoire dans cette vie, dont Dieu se sert quelquefois pour éprouver les âmes les plus saintes ; une mauvaise conscience dans l'agitation et dans le
trouble que lui cause la vue de ses crimes, c'est une espèce d'enfer. Mais il y a encore, ajoute-t-il, quelque chose de pire que cet enfer : et quoi ? une mauvaise conscience dans la paix et dans
le calme, et c'est où la fausse conscience aboutit. Car, dans la conscience criminelle, mais troublée de la vue de son péché, quelque image qu'elle nous retrace de l'enfer, au moins y a-t-il
encore des lumières ; et par conséquent, au moins y a-t-il encore des principes de componction, de contrition, de conversion. Le pécheur se révolte contre Dieu, mais au moins sait-il bien qu'il
est rebelle, mais au moins ressent-il lui-même le malheur et la peine de sa rébellion ; sa passion le domine, et le rend esclave de l'iniquité ; mais au moins ne l'empêche-t-elle pas de connaître
ses devoirs, ni d'être soumis à la vérité. Donnez-moi le mondain le plus emporté dans son libertinage ; tandis qu'il a une conscience droite, il n'est pas encore tout à fait hors de la voie de
Dieu : pourquoi ? parce que, malgré ses emportements, il voit encore le bien et le mal, et que cette vue peut le ramener à l'un et le retirer de l'autre.
Mais dans une fausse conscience il n'y a que ténèbres, et que ténèbres intérieures, plus funestes mille fois que ces ténèbres
extérieures dont nous parle le Fils de Dieu, puisqu'elles sont la source de l'obstination du pécheur et de son endurcissement. Ténèbres intérieures de la conscience, qui font que le pécheur, au
milieu de ses désordres, est content de lui-même, se tient sûr de Dieu, se rend de secrets témoignages d'une vaine innocence dont il se flatte, pendant que Dieu le réprouve, et prononce contre
lui les plus sévères arrêts.
Et c'est là, Chrétiens, ce que j'ai prétendu, quand j'ai dit, en dernier lieu, qu'avec une fausse conscience on commet le mal sans
ressource ; car la grande ressource du pécheur, c'est la conscience droite et saine, qui, en commettant même le péché, le condamne et le reconnaît comme péché. C'est par là que Dieu nous
rappelle, par là que Dieu nous presse, par là que Dieu nous force, pour ainsi dire, de rentrer dans l'ordre, et dans la soumission et l'obéissance due à sa loi. Ce fut par là que la grâce de
Jésus-Christ, victorieuse, triompha du cœur d'Augustin : cette rectitude, et, pour ainsi dire, cette intégrité de conscience que saint Augustin avait conservée jusque dans ses plus grands
dérèglements, fut le remède et la guérison de ses dérèglements mêmes. Oui, Seigneur, disait-il à Dieu, dans cette humble confession de sa vie que je puis proposer aux âmes pénitentes comme un
parfait modèle ; oui, Seigneur, voilà ce qui m'a sauvé, ce qui m'a retiré du profond abîme de mon iniquité : ma conscience, déclarée pour vous contre moi ; ma conscience, quoique coupable, juge
équitable d'elle-même, voilà ce qui m'a fait revenir à vous. Voyez-vous, Chrétiens, la conduite de la grâce dans la conversion d'Augustin ? ce fonds de conscience qui était resté en lui, et que
le péché même n'avait pu détruire, fut le fond de toutes les miséricordes que Dieu voulait exercer sur lui : le trouble de cette conscience criminelle, mais, malgré son péché, conforme à la loi,
fut la dernière grâce, mais au même temps la plus efficace et la plus invincible de toutes les grâces, que Dieu s'était réservée pour fléchir et pour amollir la dureté de ce cœur impénitent.
Pensée consolante pour un pécheur intérieurement agité, et livré aux remords de sa conscience. Tandis que ma conscience me fait souffrir cette gêne cruelle, mais salutaire ; tandis qu'elle me
reproche mon péché, Dieu ne m'a pas encore abandonné, sa grâce agit encore sur moi : il y a encore pour moi de l'espérance ; mon salut est encore entre mes mains, et les miséricordes du Seigneur
enfin ne sont pas encore épuisées : ces remords dont je suis combattu m'en sont une preuve et une conviction sensible, puisque Dieu me marque par là la voie que je dois suivre pour retourner à
lui.
Et en effet, avec une conscience droite, quelque éloigné de Dieu que l'on puisse être, on revient de tout. C'est ce que l'expérience
nous fait voir tous les jours en mille sujets où Dieu, comme dit saint Paul, se plaît à manifester les richesses de sa grâce, et qui, après avoir été les scandales du monde par leur vie
abominable, en deviennent, par leur conversion, les exemples les plus éclatants et les plus édifiants. Au contraire : avec une fausse conscience, mortellement blessé, on est dans l'impuissance de
guérir ; engagé dans les plus grands crimes et dans les plus longs égarements, on est sans espérance de retour. Avec une fausse conscience, on est incorrigible et inconvertible ; on s'opiniâtre,
on s'endurcit, on vit et on meurt dans son péché : d'où il s'ensuit que la fausse conscience, et surtout la paix de la fausse conscience, dans l'ordre des jugements de Dieu, doit être regardée du
pécheur, non seulement comme une punition de Dieu, mais comme la plus formidable des vengeances de Dieu, mais comme le commencement de la réprobation de Dieu.
Et voilà pourquoi, dit saint Chrysostome (ne perdez pas cette réflexion, qui a quelque chose de touchant quoique terrible), quand
Isaïe, animé du zèle de la gloire et des intérêts de Dieu, semblait vouloir porter Dieu à punir les impiétés de son peuple, il n'employait point d'antres expressions que celle-ci : Excœca cor
populi hujus (Isai., VI, 10.) ; aveuglez le cœur de ce peuple, c'est-à-dire la conscience de ce peuple. Il ne lui disait pas : Seigneur, humiliez ce peuple, confondez ce peuple, accablez,
opprimez, ruinez ce peuple. Tout cela lui paraissait peu en comparaison de l'aveuglement, et c'est à cet aveuglement de leurs cœurs qu'il réduisait tout : Excœca cor. Comme s'il eût dit
à Dieu : C'est par là, Seigneur, que vous vous vengerez pleinement. Guerres, pestes, famines, calamités temporelles, ne seraient pour ces âmes révoltées que des demi-châtiments : mais répandez
dans leurs consciences des ténèbres épaisses, et la mesure de votre colère, aussi bien que de leur iniquité, sera remplie. Il concevait donc que l'aveuglement de leur fausse conscience était la
dernière et la plus affreuse peine du péché.
Mais c'est pour cela même que, par un esprit tout contraire à celui d'Isaïe, je fais aujourd'hui une prière tout opposée, en disant à
Dieu : Ah ! Seigneur, quelque irrité que vous soyez, n'aveuglez point le cœur de ce peuple, n'aveuglez point les consciences de ceux qui m'écoutent ; et que je n'aie pas encore le malheur de
servir malgré moi, par l'abus qu'ils feraient de votre parole et de mon ministère, à la consommation et aux tristes suites de leur aveuglement. Déchargez votre colère sur tout le reste, mais
épargnez leurs consciences. Leurs biens et leurs fortunes sont à vous, faites-leur-en sentir la perte, mais ne les privez pas de ces lumières qui doivent les éclairer dans le chemin de la vertu.
Humiliez-les, mortifiez-les, appauvrissez-les, anéantissez-les selon le monde ; mais n'éteignez pas le rayon qui leur reste pour les conduire. A toute autre punition qu'il vous plaira de les
condamner, ils s'y soumettront, mais ne les mettez pas à l'épreuve de celle-ci, en leur ôtant la connaissance et la vue de leurs obligations ; car ce serait les perdre, et les perdre sans
ressource, ce serait dès cette vie les réprouver. J'achève. Fausse conscience aisée à nier, fausse conscience dangereuse
et pernicieuse à suivre, c'est ce que je vous ai fait voir.
Enfin, fausse conscience, excuse inutile pour nous justifier devant Dieu : c'est la dernière partie.
BOURDALOUE, SUR LA FAUSSE
CONSCIENCE
Triomphe de la Vertu sur le Vice, Giambologna