Pour peu que nous consultions et la raison et la foi, ne doit-on pas rougir de se rendre si attentif à étudier ses goûts, de s'asservir à ses appétits, et de lui donner honteusement tout ce qu'il demande, et souvent plus qu'il ne demande ?
BOURDALOUE
C'est une illusion dont l'esprit du monde, cet esprit de mollesse, a voulu de tout temps se prévaloir, de croire que la pénitence soit une vertu purement intérieure, et qu'elle n'exerce son empire que sur les puissances spirituelles de notre âme ; qu'elle se contente de changer le cœur, qu'elle n'en veuille qu'à nos vices et à nos passions, et qu'elle puisse être solidement pratiquée, sans que la chair s'en ressente, ni qu'il en coûte rien à cet homme extérieur et terrestre qui fait partie de nous-mêmes. Si cela était, dit saint Chrysostome, il faudrait retrancher de l'Ecriture des livres entiers, où l'Esprit de Dieu a confondu sur ce point la prudence charnelle, par des témoignages aussi contraires à notre amour-propre, que la vérité est opposée à l'erreur. Il faudrait dire que saint Paul ne l'entendait pas, et qu'il concevait mal la pénitence chrétienne, quand il enseignait qu'elle doit faire de nos corps des hosties vivantes : Exhibeatis corpora vestra hostiam viventem (Rom., XII, 1.) ; quand il voulait que cette vertu même allât jusqu'au crucifiement de la chair : Qui sunt Christi, carnem suam crucifixerunt cum vitiis et concupiscentiis (Galat, V, 24.) ; quand il recommandait aux fidèles, on plutôt quand il leur faisait une loi de porter sensiblement et réellement dans leurs corps la mortification de Jésus-Christ : Semper mortificationem Jesu in corpore vestro circumferentes (2 Cor., IV, 10) ; enfin quand, pour leur donner l'exemple, il matait lui-même son corps, et le réduisait en servitude ; craignant, ajoutait-il, qu'après avoir prêché aux autres la pénitence et ne la pratiquant pas, il ne devînt un réprouvé : Castigo corpus meum, et in servitutem redigo ; ne forte cum aliis prœdicaverim, ipse reprobus efficiar (1 Cor., IX, 27.).
Je sais que l'hérésie, avec sa prétendue réforme, n'a pu s'accommoder de ces pratiques extérieures ; et qu'après avoir anéanti la pénitence dans ses parties les plus essentielles, en lui ôtant et la confession et la contrition même du péché, au moins ne les admettant pas comme nécessaires, elle a encore trouvé moyen de l'adoucir, en rejetant comme inutiles les œuvres satisfactoires, en abolissant le précepte du jeûne, et en traitant de faiblesses et de folies toutes les austérités des Saints. Mais il suffit que ce soient les ennemis de l'Eglise qui en aient jugé de la sorte, pour ne pas suivre l'attrait pernicieux d'une doctrine aussi capable que celle-là, de séduire les âmes et de les corrompre. Non, Chrétiens, de quelque manière que nous prenions la chose, il n'y a point de véritable pénitence sans la mortification du corps ; et tandis que nos corps, après le péché, demeurent impunis, tandis qu'ils ne subiront pas les châtiments qu'un saint zèle de venger Dieu nous oblige à leur imposer, jamais nos cœurs ne seront bien convertis, ni jamais Dieu ne se tiendra pleinement satisfait. Depuis que le Sauveur du monde a fait pénitence pour nous aux dépens de sa chair adorable, il est impossible, dit saint Augustin, que nous la fassions autrement nous-mêmes. Il faut que nous accomplissions dans notre chair ce qui manque, par un admirable secret de la sagesse de Dieu, aux satisfactions et aux souffrances de notre divin Médiateur. Puisque c'est dans notre chair que le péché règne, comme parle saint Paul, c'est dans notre chair que doit régner la pénitence ; car elle doit régner partout où règne le péché. Nos corps, par une malheureuse contagion, et par l'intime liaison qu'ils ont avec nos âmes, deviennent les complices du péché, servent d'instrument au péché, sont souvent l'origine et la source du péché, jusque-là que le même apôtre ne craint point de les appeler des corps de péché : Corpus peccati (Rom., VI, 6.) ; comme si le péché était en effet incorporé dans nous , et que nos corps fussent par eux-mêmes des substances de péché : expression dont abusaient autrefois les manichéens, mais qui, dans le sens orthodoxe, ne signifie rien davantage que des corps sujets au péché, des corps par où subsiste le péché, des corps où habite le péché. Nos corps, dis-je, ont part au péché ; il est donc juste qu'ils participent à l'expiation et à la réparation du péché, qui se doit faire par la pénitence. Quoique la vertu et le mérite de la pénitence soit dans la volonté, l'exercice et l'usage de la pénitence doit consister en partie dans la mortification du corps ; et quiconque raisonne autrement, est dans l'erreur, et s'égare. Voilà, mes chers auditeurs, la disposition où nous devons entrer aujourd'hui, si nous voulons profiter de la grâce que Dieu nous offre pendant ce saint temps d'abstinence et de jeûne.
Or, à cette loi de pénitence ainsi établie, s'oppose une autre loi que nous portons dans nous-mêmes, et qui est l'amour déréglé de nos corps. Amour (concevez-en bien le progrès, pour en éviter le désordre et la corruption), amour de tout ce qui nous paraît nécessaire, ou plutôt de tout ce qu'une aveugle cupidité nous représente comme nécessaire pour l'entretien de nos corps ; amour de toutes les commodités que nous recherchons avec tant de soin, et qui flattent nos corps ; amour des délices de la vie, qui, par leur superfluité et leurs excès, affaiblissent souvent, ou même détruisent nos corps ; amour des plaisirs défendus et des voluptés illicites, qui souillent nos corps. Car ce sont là (confessons-le devant Dieu, Chrétiens, et apprenons au moins à nous connaître par ce qu'il y a dans nous de plus grossier), ce sont là les démarches d'une âme qui se dérègle, en se rendant esclave de son corps. Elle ne va pas d'abord au crime ; mais sous ombre d'entretenir ce corps et de pourvoir à ses besoins, du nécessaire elle passe au commode, du commode au superflu, et du superflu au criminel ; au lieu, dit saint Grégoire, pape, que la pénitence, qui a pour but d'assujettir et de mortifier le corps, par une conduite toute contraire, nous fait d'abord renoncer au criminel que nous avouons nous-mêmes criminel, ensuite, à mesure que nous avançons dans ses voies, nous retranche le superflu, que nous prétendions innocent ; de là nous prive même du commode, dont nous avions cru ne nous pouvoir passer ; enfin nous ôte, non pas le nécessaire, mais l'attachement et l'attention trop grande au nécessaire : excellente idée de la pénitence et de ses divers degrés. S'il y en a où notre faiblesse n'ose encore espérer d'atteindre, du moins ne les ignorons pas, et désirons d'y parvenir. Elle nous fait renoncer au criminel, c'est-à-dire aux plaisirs impurs que la loi de Dieu nous défend, parce qu'il n'y a point de péché plus opposé à la sainteté de Dieu, ni plus incompatible avec son esprit, que l'impureté : Non permanebit Spiritus meus in homine, quia caro est (Genes., VI, 3.). Elle nous retranche le superflu, c'est-à-dire les délices de la vie,parce qu'il n'y a rien de plus difficile à accorder ensemble qu'une vie molle et l'innocence des mœurs, et que cette innocence, dit Job, ne se trouve point parmi ceux qui ne pensent qu'à satisfaire leurs sens : Non invenitur in terra suaviter viventium (Job, XXVIII, 13.). Elle nous prive du commode, c'est-à-dire des aises de la vie, qui, quoique absolument permises, ne laissent pas de fomenter la rébellion de la chair ; et elle nous ôte même une trop grande attention au nécessaire, parce que c'est un point de morale inconnu aux Saints, de prétendre ne souffrir rien, ne se refuser rien, ne manquer de rien, et faire néanmoins pénitence. Mais ce que les Saints ne comprenaient pas, est devenu un des secrets de la dévotion du siècle. Car on peut dire que jamais siècle n'a parlé avec plus d'ostentation que le nôtre de la pénitence sévère, ni n'a porté plus loin dans la pratique le raffinement sur tout ce qui s'appelle vie douce. Ne s'aveugle-t-on pas même quelquefois jusqu'à se faire un devoir de ménager son corps ? ne va-t-on pas jusqu'à se persuader qu'on est nécessaire au monde, et que c'est une raison supérieure pour se dispenser des lois les plus communes de la mortification chrétienne ? Cependant l'Apôtre l'a dit, et il est vrai : la pénitence, pour être parfaite, doit s'étendre jusqu'à la haine de soi-même : et l'on ne peut bien réparer le péché qu'en crucifiant cette chair de péché, qui est l'ennemi de Dieu : Qui sunt Christi, carnem suam crucifixerunt (Gal., V, 24.).
Or, le moyen d'arriver là ? souvenons-nous de la mort, et considérons les cendres qu'on répand aujourd'hui sur nos têtes ; c'est assez : Memento. Occupons-nous de la pensée qu'il faut mourir, et rendons-nous-la familière : Memento. Entrons, par de sérieuses et de solides réflexions, dans le mystère de ces cendres : Memento : et jamais l'esprit de mollesse ne l'emportera sur l'esprit de mortification,
Oui, Chrétiens , le souvenir de la mort vous détachera peu à peu et presque malgré vous-mêmes de l'amour de votre corps : comment cela ? en vous faisant connaître là- dessus votre aveuglement et votre injustice. Votre aveuglement : car dites-moi s'il en fut jamais un plus déplorable, que d'idolâtrer un corps qui n'est que poussière et que corruption ; un corps destiné à servir de pâture aux vers, et qui bientôt sera, dans le tombeau, l'horreur de toute la nature ! Or voilà le terme de tous les plaisirs des sens ; c'est là que se réduisent toutes ces grâces extérieures de beauté, de santé, de teint, d'embonpoint, qui vous font négliger les plus précieuses grâces du salut ; c'est là qu'elles vont aboutir : à un corps qui commence déjà à se détruire, et qui, après un certain nombre de jours, ne sera plus qu'un affreux cadavre dont on ne pourra pas même supporter la vue, Ah ! mes chers auditeurs, quelle indignité, qu'une âme chrétienne capable de posséder Dieu s'attache à un sujet si méprisable ! Vous surtout, Mesdames, à qui je parle, et qui avez de la piété, ne devez-vous pas gémir pour ces personnes de votre sexe, qui semblent n'être sur la terre et n'avoir une âme que pour servir leurs corps ? Combien en voit-on dans le christianisme uniquement appliquées à le parer, à le nourrir, à l'embellir, à le plâtrer ? Combien en feraient, s'il leur était possible, l'idole du monde, et en font, sans y penser, une victime de l'enfer ? Puisque ce corps est quelque chose de si vil et de si abject, n'est-on pas bien plus sensé de le mépriser, de le dompter, de l'assujettir, et de lui faire porter le joug de la pénitence ! Pour peu que nous consultions et la raison et la foi, ne doit-on pas rougir de se rendre si attentif à étudier ses goûts, de s'asservir à ses appétits, et de lui donner honteusement tout ce qu'il demande, et souvent plus qu'il ne demande ?
Mais d'ailleurs quelle injustice dans cet amour immodéré de notre corps, si nous envisageons la mort ? Prenez garde à ces trois pensées. Quelle injustice envers Dieu, ce Dieu éternel, d'aimer plus que lui un corps sujet à la pourriture, et de l'aimer, comme dit saint Paul, jusqu'à s'en faire une divinité ! Quelle injustice envers notre âme, cette âme immortelle, de lui préférer un corps qui doit mourir ; et, tout immortelle qu'elle est, d'abandonner sa félicité et sa gloire aux sales désirs d'une chair corruptible ! Quelle injustice envers ce corps même, de l'exposer pour des voluptés passagères à des souffrances qui ne finiront jamais, et de lui faire acheter un moment de plaisir par une éternité de supplices ! Ah ! mes Frères, s'écrie saint Chrysostome, faisant une supposition qui vous surprendra, mais qui n'a rien dans le fond que de chrétien et de solide ; si le corps d'un réprouvé, maintenant enseveli dans le sein de la terre, mais pour être un jour enseveli dans l'enfer, pouvait, au jugement de Dieu, s'élever contre son âme et l'accuser, quel reproche n'aurait-il pas à lui faire sur la cruelle indulgence dont elle a usé à son égard ? Et si cette âme, qui s'est perdue parce qu'elle a trop aimé son corps, pouvait, autrement que je parle, revenir du lieu de son tourment, pour voir ce corps dans le tombeau, quels reproches ne se ferait-elle pas à elle-même du criminel attachement, qu'elle a eu pour lui ? Disons mieux, que ne se reprocheraient-ils pas l'un à l'autre, si Dieu venait à les confronter ? Permettez-moi de pousser cette figure, qui, tout irrégulière et tout outrée qu'elle peut paraître, vous fera plus vivement sentir la vérité que je vous prêche. Ame infidèle, dirait l'un, deviez-vous me trahir de la sorte ? fallait-il, pour me rendre un moment heureux, me précipiter avec vous dans l'abîme d'une éternelle damnation ? fallait-il avoir pour moi une si funeste condescendance ? fallait-il déférer lâchement à mes inclinations ? ne les deviez-vous pas réprimer ? ne deviez-vous pas prendre l'ascendant sur moi ? que ne m'avez-vous condamné aux salutaires rigueurs de la pénitence ? pourquoi ne m'avez-vous pas forcé à vivre selon les règles que Dieu vous obligeait à me prescrire ? n'était-ce pas pour cela qu'il m'avait soumis à vous ? Mais, corps rebelle et sensuel, répondrait l'âme, à qui dois-je imputer ma perte, qu'à toi-même ? je ne te connaissais pas ; je me laissais séduire à tes charmes, parce que je ne pensais ni à ce que lu avais été, ni à ce que tu devais être. Si j'avais toujours eu en vue l'affreux état où la mort devait te réduire, je n'aurais eu pour toi que du mépris ; et dans la solide qui nous unissait, je ne t'aurais regardé que comme le compagnon de mes misères, ou plutôt comme le complice de mes crimes, obligé par là même à en partager avec moi les châtiments et les peines.
En effet, Chrétiens, c'est de tout temps ce qui a produit dans les âmes bien converties, non seulement ce mépris héroïque, mais celte sainte haine de leur corps : c'est ce qui a tant de fois opéré dans le christianisme des miracles de conversion. Il n'en fallut pas davantage à un François de Borgia, pour le déterminer à quitter le monde : la vue du cadavre d'une reine et d'une impératrice, qu'il eut ordre de faire solennellement inhumer, et qu'il ne reconnut presque plus lorsqu'il fallut attester que c'était elle-même, tant elle lui parut hideuse et défigurée, ce spectacle acheva de le persuader. Il ne put voir cette beauté que la mort, par un changement si soudain et si prodigieux, avait détruite, sans former la résolution de mourir lui-même à toutes les vanités du siècle. L'image de la mort, en frappant ses jeux, fit naître dans son cœur tous les sentiments de la pénitence. Car pourquoi, se dit-il à lui-même et se sont dit comme lui les Saints, pourquoi traiter mollement un corps condamné à la mort ? Quand on a prononcé l'arrêt à un criminel, on ne se met plus en peine de le bien nourrir : s'il faut encore le soutenir pendant quelques heures, on se contente de lui donner le nécessaire, et l'on ne pense à lui conserver la vie, que pour lui faire mieux sentir les douleurs de la mort. Or, telle est la condition de nos corps : ce sont des criminels que la justice divine a condamnés. L'arrêt en est porté, et l'on ne diffère l'exécution que de quelques jours ; mais ce sera bientôt. Il ne s'agit donc plus de leur procurer des douceurs et de les flatter ; il s'agit de les maintenir dans l'ordre de cette justice rigoureuse à laquelle Dieu les a livrés : il s'agit de leur faire déjà goûter la mort par la pratique de la pénitence, afin de les préserver de cette seconde et dernière mort, bien plus terrible que la première, puisque c'est une mort éternelle. Ainsi raisonne un pécheur pénitent. Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris.
Mais cette haine de son corps est encore bien plus vive, quand il vient à pénétrer dans le mystère des cendres que l'Eglise lui présente : quand, remontant plus haut et jusques aux sources mêmes de sa religion, il cherche l'origine d'une si sainte pratique, et qu'il pense que ces cendres, qui dans l'une et dans l'autre loi ont toujours été le symbole de la pénitence, n'étaient pas un symbole vide, ni une pure cérémonie : quand il se représente les austérités et les macérations dont elles devaient être accompagnées, suivant les règles de l'ancienne discipline : quand, instruit par les prophètes, il apprend que le cilice et le jeûne, dans l'observance commune des fidèles, étaient inséparables de la cendre : Accingere cilicio, et conspergere cinere, filia populi mei (Jerem., VI, 26.) ; quand il remarque dans les conciles avec quelle sévérité l'on condamnait à des œuvres pénibles et laborieuses ces sortes de pénitents que Tertullien appelait conciliati et concinerati, couverts de cendres, quoique déjà réconciliés. Car enfin, doit dire aujourd'hui dans l'amertume de son âme un homme touché de la vue de ses désordres et de l'esprit de componction, ces pénitents de la primitive Eglise n'étaient pas plus chargés de crimes, ni plus coupables que je le suis, et ces cendres qu'on leur imposait ne devaient pas être pour eux un engagement plus étroit à la pénitence, qu'elles le doivent être pour moi. Il serait donc bien étrange que j'en fisse un usage tout différent ; et que cette cérémonie ayant été à leur égard un exercice de mortification, et de la plus réelle, de la plus dure mortification, elle n'en fût pour moi que l'apparence et que l'ombre. Il serait bien indigne, après avoir reçu ces cendres, de penser encore aux divertissements et aux joies profanes du monde ; et, comme parlait un solitaire, de chercher jusque dans la cendre de la pénitence les délices de la vie.
Car quoique nous ne soyons plus à ces premiers siècles, où les pécheurs achetaient si cher la grâce de leur absolution et de leur réconciliation, nous n'en devons pas moins satisfaire à Dieu. L'Eglise a pu adoucir les peines qu'elle avait ordonnées pour chaque espèce de péché : mais elle n'a rien relâché des peines prescrites par le droit divin, et Dieu lui-même nous assure qu'il ne s'en relâchera jamais qu'en faveur de la pénitence. Il faut donc que ce soit la pénitence qui m'acquitte auprès de lui. Et comme il s'agit de son intérêt, qui maintenant ou après la mort doit être pleinement réparé, il faut que je prenne le bon parti, et que par la pénitence de cette vie je m'épargne la pénitence de l'autre. Il faut qu'en m'imposant des peines volontaires, qu'en me privant de certains plaisirs, même permis, qu'en me faisant quelques violences, qu'en me réduisant à une vie plus exacte et plus réglée, et qu'unissant enfin ma pénitence à la pénitence de Jésus-Christ, je prévienne les affreux châtiments que Dieu réserve à ceux qui refusent de se punir eux-mêmes. Ah ! mon Dieu, que votre miséricorde est adorable, de nous en quitter à ce prix, de vouloir bien accepter l'un en échange de l'autre, et de nous remettre ainsi pour une pénitence temporelle une pénitence éternelle !
Prenons, mes chers auditeurs, des sentiments si raisonnables : ce sont ceux que nous doit inspirer la cérémonie des cendres. Si nous entrons dans ce carême bien pénétrés de ces vérités, le jeûne ne sera plus un joug trop pesant pour nous, comme il l'est pour les chrétiens lâches ; beaucoup moins un sujet de scandale et de péché, comme il l'est pour les libertins. Nous l'entreprendrons avec joie, nous le continuerons avec ferveur, et nous l'achèverons avec constance. Heureux de nous trouver engagés par un précepte à ce qui nous est d'ailleurs si utile et si nécessaire, nous ne ferons point tant les délicats ; mais pour peu que nous soyons disposés à nous faire justice, nous avouerons que si le jeûne nous paraît impossible, cette impossibilité prétendue n'est qu'un pur défaut de notre volonté. Nous ne raisonnerons point tant sur notre santé, ni sur notre tempérament ; mais nous nous souviendrons que nous sommes enfants de l'Eglise et pécheurs devant Dieu : enfants de l'Eglise, et par conséquent que nous devons lui obéir : pécheurs devant Dieu, et par conséquent que nous devons l'apaiser. Car c'est là de quoi nous rendrons compte à Dieu, dit saint Bernard, ou de quoi nous devons nous rendre compte à nous-mêmes ; ayant plus d'égard à notre état et à notre profession, qu'à nos forces et à notre complexion : Non de complexione judicandum, sed de professione. Nous ne nous prévaudrons point, pour rompre le jeûne, d'une indisposition légère, puisque suivant cette règle la loi du jeûne deviendrait une loi chimérique, et qu'il n'y aurait plus personne dans le christianisme qui n'en fût exempt. Nous ne craindrons pas même en l'observant de nous incommoder, puisqu'il est vrai que si le jeune ne nous incommodait en rien, il ne serait plus ce qu'il doit être. Nous ne demanderons plus de fausses dispenses, persuadés qu'on ne trompe point Dieu, et que toutes les dispenses des hommes ne sont rien, si elles ne sont reçues et autorisées de Dieu. Bien loin de nous plaindre que l'Eglise en établissant le jeûne du carême, ou, comme il est plus vraisemblable, en nous le proposant et nous l'expliquant, ait trop exigé de nous, nous serons surpris qu'elle nous ait tant ménagés, et nous aurons honte que ce soit notre lâcheté qui l'ait en quelque sorte réduite à nous traiter avec tant d'indulgence.
Ce n'est pas assez ; et après avoir rempli ce que l'Eglise nous ordonne dans le commandement du jeûne, nous ne croirons pas avoir pour cela satisfait au précepte naturel de la pénitence. Nous ferons état que ce qu'elle a réglé ne nous exempte pas de ce qu'elle a du reste abandonné à notre prudence et à notre zèle. Et c'est ainsi que la pensée de la mort et la vue des cendres servira à humilier notre orgueil, à mortifier notre délicatesse ; et que l'humilité nous conduira à la vraie gloire, et la pénitence au souverain bonheur, que je vous souhaite.
BOURDALOUE, SECOND SERMON POUR LE MERCREDI DES CENDRES