Les exercices de la religion vous fatiguent et vous lassent ; et vous vous acquittez négligemment de vos devoirs : Memento, souvenez-vous, et pensez comment il importe de les observer à un homme qui doit mourir. Tel est l'usage que nous devons faire de la pensée de la mort, et c'est aussi tout le sujet de votre attention.
BOURDALOUE
Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris.
Souvenez-vous, homme, que vous êtes poussière, et que vous retournerez, en poussière. (Ce sont les paroles de l'Eglise dans la cérémonie du Mercredi des Cendres.)
Il serait difficile de ne s'en pas souvenir, Chrétiens, lorsque la Providence nous en donne une preuve si récente, mais si douloureuse pour nous et si sensible. Cette église où nous sommes assemblés, et que nous vîmes il n'y a que trois jours occupée à pleurer la perte de son aimable prélat (M. de Péréfixe, archevêque de Paris), et à lui rendre les devoirs funèbres, nous prêche bien mieux par son deuil cette vérité, que je ne le puis faire par toutes mes paroles. Elle regrette un pasteur qu'elle avait reçu du ciel comme un don précieux, mais que la mort, par une loi commune à tous les hommes, vient de lui ravir. Ni la noblesse du sang, ni l'éclat de la dignité, ni la sainteté du caractère, ni la force de l'esprit, ni les qualités du cœur, d'un cœur bienfaisant, droit, religieux, ennemi de l'artifice et du mensonge, rien ne l'a pu garantir du coup fatal qui nous l'a enlevé, et qui, du siège le plus distingué de notre France, l'a fait passer dans la poussière du tombeau. Vous, Messieurs, qui composez ce corps vénérable dont il était le digne chef ; vous qui, par un droit naturellement acquis, êtes maintenant les dépositaires de sa puissance spirituelle, et que nous reconnaissons à sa place comme autant de pères et de pasteurs, vous, sous l'autorité et avec la bénédiction de qui je monte dans cette chaire pour y annoncer l'Evangile, vous n'avez pas oublié, et jamais oublierez-vous les témoignages de bonté, d'estime, de confiance que vous donna jusqu'à son dernier soupir cet illustre mort, et qui redoublent d'autant plus votre douleur, qu'ils vous font mieux sentir ce que vous avez perdu, et qu'ils vous rendent sa mémoire plus chère ?
Cependant, après nous être acquittés de ce qu'exigeaient de nous la piété et la reconnaissance, il est juste, mes chers auditeurs, que nous fassions un retour sur nous-mêmes ; et que, pour profiter d'une mort si chrétienne et si sainte, nous joignions la cendre de son tombeau à celle que nous présente aujourd'hui l'Eglise, et nous tirions de l'une et de l'autre une importante instruction. Car telle est notre destinée temporelle. Voilà le terme où doivent aboutir tous les desseins des hommes et toutes les grandeurs du monde ; voilà l'unique et la solide pensée qui doit partout et en tout temps nous occuper : Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris : Souvenez-vous, qui que vous soyez, riches ou pauvres, grands ou petits, monarques ou sujets ; en un mot, hommes, tous en général, chacun en particulier, souvenez-vous que vous n'êtes que poudre, et que vous retournerez en poudre. Ce souvenir ne vous plaira pas ; cette pensée vous blessera, vous troublera, vous affligera : mais en vous blessant, elle vous guérira ; en vous troublant et en vous affligeant, elle vous sera salutaire ; et peut-être, comme salutaire, vous deviendra-t-elle enfin, non seulement supportable, mais consolante et agréable. Quoi qu'il en soit, je veux vous en faire voir les avantages, et c'est par là que je commence le cours de mes prédications.
Divin Esprit, vous qui d'un charbon de feu purifiâtes les lèvres du Prophète, et les fîtes servir d'organe à votre adorable parole, purifiez ma langue, et faites que je puisse dignement remplir le saint ministère que vous m'avez confié. Eloignez de moi tout ce qui n'est pas de vous. Ne m'inspirez point d'autres pensées que celles qui sont propres à toucher, à persuader, à convertir. Donnez-moi, comme à l'Apôtre des nations, non pas une éloquence vaine, qui n'a pour but que de contenter la curiosité des hommes ; mais une éloquence chrétienne, qui, tirant toute sa vertu de votre Evangile, a la force de remuer les consciences, de sanctifier les âmes, de gagner les pécheurs, et de les soumettre à l'empire de votre loi. Préparez les esprits de mes auditeurs à recevoir les saintes lumières qu'il vous plaira de me communiquer ; et, comme en leur parlant je ne dois point avoir d'autre vue que leur salut, faites qu'ils m'écoutent avec un désir sincère de ce salut éternel que je leur prêche, puisque c'est l'essentielle disposition à toutes les grâces qu'ils doivent attendre de vous. C'est ce que je vous demande, Seigneur, et pour eux et pour moi, par l'intercession de Marie, à qui j'adresse la prière ordinaire. Ave, Maria.
C'est un principe dont les sages mêmes du paganisme sont convenus, que la grande science ou la grande étude de la vie est la science ou l'étude de la mort ; et qu'il est impossible à l'homme de vivre dans l'ordre et de se maintenir dans une vertu solide et constante, s'il ne pense souvent qu'il doit mourir. Or, je trouve que toute notre vie, ou pour mieux dire tout ce qui peut être perfectionné dans notre vie, et par la raison et par la foi, se rapporte à trois choses : à nos passions, à nos délibérations, et à nos actions. Je m'explique.
Nous avons dans le cours de la vie des passions à ménager, nous avons des conseils à prendre, et nous avons des devoirs à accomplir. En cela, pour me servir du terme de l'Ecriture, consiste tout l'homme ; tout l'homme, dis-je, raisonnable et chrétien : Hoc est enim omnis homo (Eccl., XII, 13.). Des passions à ménager, en réprimant leurs saillies et en modifiant leurs violences : des conseils à prendre, en se préservant, et des erreurs qui les accompagnent, et des repentirs qui les suivent : des devoirs à accomplir, et dont la pratique doit être prompte et fervente. Or, pour tout cela, Chrétiens, je prétends que la pensée de la mort nous suffit, et j'avance trois propositions que je vous prie de bien comprendre, parce qu'elles vont faire le partage de ce discours. Je dis que la pensée de la mort est le remède le plus souverain pour amortir le feu de nos passions ; c'est la première partie. Je dis que la pensée de la mort est la règle la plus infaillible pour conclure sûrement dans nos délibérations ; c'est la seconde. Enfin, je dis que la pensée de la mort est le moyen le plus efficace pour nous inspirer une sainte ferveur dans nos actions; c'est la dernière. Trois vérités dont je veux vous convaincre, en vous faisant sentir toute la force de ces paroles de mon texte : Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris. Vos passions vous emportent, et souvent il vous semble que vous n'êtes pas maîtres de votre ambition et de votre cupidité : Memento, souvenez-vous, et pensez ce que c'est que l'ambition et la cupidité d'un homme qui doit mourir. Vous délibérez sur une matière importante, et vous ne savez à quoi vous résoudre : Mémento, souvenez-vous, et pensez quelle résolution il convient de prendre à un homme qui doit mourir. Les exercices de la religion vous fatiguent et vous lassent ; et vous vous acquittez négligemment de vos devoirs : Memento, souvenez-vous, et pensez comment il importe de les observer à un homme qui doit mourir. Tel est l'usage que nous devons faire de la pensée de la mort, et c'est aussi tout le sujet de votre attention.
Pour amortir le feu de nos passions, il faut commencer par les bien connaître ; et pour les connaître parfaitement, dit saint Chrysostome, il suffit de bien comprendre trois choses : savoir, que nos passions sont vaines, que nos passions sont insatiables, et que nos passions sont injustes. Qu'elles sont vaines, par rapport aux objets à quoi elles s'attachent ; qu'elles sont insatiables et sans bornes, et par là incapables d'être jamais satisfaites et de nous satisfaire nous-mêmes ; enfin,qu'elles sont injustes dans les sentiments présomptueux qu'elles nous inspirent, lorsque, aveuglés et enflés d'orgueil, nous prétendons nous distinguer, en nous élevant au-dessus des autres. Voilà en quoi saint Chrysostome a fait particulièrement consister le désordre des passions humaines. Il nous fallait donc, pour en réprimer les saillies et les mouvements déréglés, quelque chose qui nous en découvrît sensiblement la vanité ; qui, les soumettant à la loi d'une nécessité souveraine, les bornât dans nous malgré nous ; et qui, faisant cesser toute distinction, les réduisît au grand principe de la modestie ; c'est-à-dire à l'égalité que Dieu a mise entre tous les hommes, et nous obligeât, qui que nous soyons, à nous rendre au moins justice, et à rendre aux autres sans peine les devoirs de la charité. Or, ce sont, mes chers auditeurs, les merveilleux effets que produit infailliblement, dans les âmes touchées de Dieu, le souvenir et la pensée de la mort. Ecoutez-moi, et ne perdez rien d'une instruction si édifiante.
Nos passions sont vaines ; et pour nous en convaincre, il ne s'agit que de nous former une juste idée de la vanité des objets auxquels elle s'attache ; cela seul doit éteindre dans nos cœurs ce feu de la concupiscence qu'elles y allument, et c'est l'importante leçon que nous fait le Saint-Esprit dans le livre de la Sagesse. Car, avouons-le, Chrétiens, quoique à notre honte : tandis que les biens de la terre nous paraissent grands, et que nous les supposons grands, il nous est comme impossible de ne les pas aimer, et en les aimant de n'en pas faire le sujet de nos plus ardentes passions. Quelque raison qui s'y oppose, quelque loi qui nous le défende, quelque vue de conscience et de religion qui nous en détourne, la cupidité l'emporte ; et, préoccupés de l'apparence spécieuse du bien qui nous flatte et qui nous séduit, nous fermons les yeux à toute autre considération, pour suivre uniquement l'attrait et le charme de notre illusion. Si nous résistons quelquefois, et si, pour obéir à Dieu, nous remportons sur nous quelque victoire, cette victoire, par la violence qu'elle nous coûte, est une victoire forcée. La passion subsiste toujours, et l'erreur où nous sommes que ces biens, dont le monde est idolâtre, sont des biens solides, capables de nous rendre heureux, nous fait concevoir des désirs extrêmes de les acquérir, une joie immodérée de les posséder, des craintes mortelles de les perdre. Nous nous affligeons d'en avoir peu, nous nous applaudissons d'en avoir beaucoup ; nous nous alarmons, nous nous troublons, nous nous désespérons, à mesure que ces biens nous échappent, et que nous nous en voyons privés. Pourquoi ? parce que notre imagination, trompée et pervertie, nous les représente comme des biens réels et essentiels dont dépend le parfait bonheur.
Pour nous en détacher, dit saint Chrysostome, le moyen sûr et immanquable est de nous en détromper. Car du moment que nous en comprenons la vanité, ce détachement nous devient facile ; il nous devient même comme naturel : ni l'ambition, ni l'avarice, si j'ose m'exprimer ainsi, n'ont plus sur nous aucune prise. Bien loin que nous nous empressions, pour nous procurer par des voies indirectes et illicites les avantages du monde, convaincus de leur peu de solidité, à peine pouvons-nous même gagner sur nous d'avoir une attention raisonnable à conserver les biens dont nous nous trouvons légitimement pourvus ; et cela fondé sur ce que les biens du monde, supposé cette conviction, ne nous paraissent presque plus valoir nos soins, beaucoup moins nos empressements et nos inquiétudes. Or, d'où nous vient cette conviction salutaire ? Du souvenir de la mort, saintement méditée, et envisagée dans les principes de la foi.
Car la mort, ajoute saint Chrysostome, est à notre égard la preuve palpable et sensible du néant de toutes les choses humaines, pour lesquelles nous nous passionnons. C'est elle qui nous le fait connaître : tout le reste nous impose ; la mort seule est le miroir fidèle qui nous montre sans déguisement l'instabilité, la fragilité, la caducité des biens de cette vie ; qui nous désabuse de toutes nos erreurs, qui détruit en nous tous les enchantements de l'amour du monde, et qui, des ténèbres mêmes du tombeau, nous fait une source de lumières, dont nos esprits et nos sens sont également pénétrés : In illa die, dit l'Ecriture en parlant des enfants du siècle livrés à leurs passions, in illa die peribunt omnes cogitationes eorum (Psalm., CXLV, 4.). Toutes leurs pensées, à ce jour-là, s'évanouiront. Ce jour de la mort, que nous nous figurons plein d'obscurité, les éclairera, et dissipera tous les nuages dont la vérité jusqu'alors avait été pour eux enveloppée. Ils cesseront de croire ce qu'ils avaient toujours cru, et ils commenceront à voir ce qu'ils n'avaient jamais vu. Ce qui faisait le sujet de leur estime deviendra le sujet de leur mépris ; ce qui leur donnait tant d'admiration les remplira de confusion. En sorte qu'il se fera dans leur esprit comme une révolution générale, dont ils seront eux-mêmes surpris, saisis, effrayés. Ces idées chimériques qu'ils avaient du monde et de sa prétendue félicité s'effaceront tout à coup, et même s'anéantiront : Peribunt omnes cogitationes eorum. Et comme leurs passions n'auront point eu d'autre fondement que leurs pensées, et que leurs pensées périront, selon l'expression du Prophète, leurs passions périront de même ; c'est-à-dire qu'ils n'auront plus ni ces entêtements de se pousser, ni ces désirs de s'enrichir, parce qu'ils verront dans un plein jour, in illa die, la bagatelle, et, si j'ose ainsi parler, l'extravagance de tout cela. Or, que faisons-nous, quand nous nous occupons durant la vie du souvenir de la mort ? nous anticipons ce dernier jour, ce dernier moment ; et, sans attendre que la catastrophe et le dénouement des intrigues du monde nous développe malgré nous ce mystère de vanité, nous nous le développons à nous-mêmes par de saintes réflexions. Car, quand je me propose devant Dieu le tableau de la mort, j'y contemple dès maintenant toutes les choses du monde dans le même point de vue où la mort me les fera considérer ; j'en porte le même jugement que j'en porterai ; je les reconnais méprisables, comme je les reconnaîtrai ; je me reproche de m'y être attaché, comme je me le reprocherai ; je déplore en cela mon aveuglement, comme je le déplorerai ; et de là ma passion se refroidit, la concupiscence n'est plus si vive, je n'ai plus que de l'indifférence pour ces biens passagers et périssables ; en un mot, je meurs à tout d'esprit et de cœur, parce que je prévois que bientôt j'y dois mourir réellement et par nécessité.
Et voilà, mes chers auditeurs, le secret admirable que David avait trouvé pour tenir ses passions en bride, et pour conserver jusque dans le centre du monde, qui est la cour, ce parfait détachement du monde où il était parvenu. Que faisait ce saint roi ? Il se contentait de demander à Dieu, comme une souveraine grâce, qu'il lui fit connaître sa fin : Notum fac mihi, Domine, finem meum (Psalm., XXXVIII, 5.) ; et qu'il lui fit même sentir combien il en était proche, afin qu'il sût, mais d'une science efficace et pratique, le peu de temps qu'il lui restait encore à vivre : Et numerum dierum meorum quis est, ut sciam quid desit mihi (Ibid.). Il ne doutait pas que cette seule pensée, il faut mourir, ne dût suffire pour éteindre le feu de ses passions les plus ardentes. Et en effet, ajoutait-il, vous avez, Seigneur, réduit mes jours à une mesure bien courte : Ecce mensurabiles posuisti dies meos (Ibid.) ; et par là tout ce que je suis, et tout ce que je puis désirer ou espérer d'être, n'est qu'un pur néant devant vous : Et substantia mea tanquam nihilum ante te (Ibid.). Devant moi ce néant est quelque chose, et même toutes choses ; mais devant vous, ce que j'appelle toutes choses se confond et se perd dans ce néant ; et la mort, que tout homme vivant doit regarder comme sa destinée inévitable, fait généralement et sans exception de tous les biens qu'il possède, de tous les plaisirs dont il jouit, de tous les titres dont il se glorifie, comme un abîme de vanité : Verumtamen universa vanitas omnis homo vivens (Ibid.). L'homme mondain n'en convient pas, et il affecte même de l'ignorer ; mais il est pourtant vrai que sa vie n'est qu'une ombre, et une figure qui passe : Verumtamen in imagine pertransit homo. Il se trouble, et, comme mondain, il est dans une continuelle agitation : mais il se trouble inutilement, parce que c'est pour des entreprises que la mort déconcertera, pour des intrigues que la mort confondra : pour des espérances que la mort renversera : Sedet frustra conturbatur (Psalm., XXXVIII, 7.) Il se fatigue, il s'épuise pour amasser et pour thésauriser, mais son malheur est de ne savoir pas même pour qui il amasse ni qui profitera de ses travaux : si ce seront des enfants ou des étrangers ; si ce seront des héritiers reconnaissants ou des ingrats ; si ce seront des sages ou des dissipateurs : Thesaurizat, et ignorat cui congregabit ea (Ibid.). Ces sentiments, dont le Prophète était rempli et vivement touché, réprimaient en lui tontes les passions, et d'un roi assis sur le trône en faisaient un exemple de modération.
C'est ce que nous éprouvons nous-mêmes tous les jours : car, disons la vérité, Chrétiens ; si nous ne devions point mourir, ou si nous pouvions nous affranchir de cette dure nécessité qui nous rend tributaires de la mort, quelque vaines que soient nos passions, nous n'en voudrions jamais reconnaître la vanité, jamais nous ne voudrions renoncer aux objets qui les flattent, et qu'elles nous font tant rechercher. On aurait beau nous faire là-dessus de longs discours ; on aurait beau nous redire tout ce qu'en ont dit les philosophes ; on aurait beau y procéder par voie de raisonnement et de démonstration, nous prendrions tout cela pour des subtilités encore plus vaines que la vanité même dont il s'agirait de nous persuader. La foi avec tous ses motifs n'y ferait plus rien : dégagés que nous serions de ce souvenir de la mort, qui, comme un maître sévère, nous retient dans l'ordre, nous nous ferions un point de sagesse de vivre au gré de nos désirs ; nous compterions pour réel et pour vrai tout ce que le monde a de faux et de brillant ; et notre raison, prenant parti contre nous-mêmes, commencerait à s'accorder et à être d'intelligence avec la passion.
Mais quand on nous dit qu'il faut mourir, et quand nous nous le disons à nous-mêmes, ah ! Chrétiens, notre amour-propre, tout ingénieux qu'il est, n'a plus de quoi se défendre. Il se trouve désarmé par cette pensée, la raison prend l'empire sur lui, et il se soumet sans résistance au joug de la foi. Pourquoi cela ? parce qu'il ne peut plus désavouer sa propre faiblesse, que la vue de la mort non seulement lui découvre, mais lui fait sentir. Belle différence que saint Chrysostome a remarquée entre les autres pensées chrétiennes, et celle de la mort. Car pourquoi, demande ce saint docteur, la pensée de la mort fait-elle sur nous une impression plus forte, et nous fait-elle mieux connaître la vanité des biens créés, que toutes les autres considérations ? Appliquez-vous à ceci. Parce que toutes les autres considérations ne renferment tout au plus que des témoignages et des preuves de cette vanité, au lieu que la mort est l'essence même de cette vanité, ou que c'est la mort qui fait cette vanité. Il ne faut donc pas s'étonner que la mort ait une vertu spéciale pour nous détacher de tout. Et telle était l'excellente conclusion que tirait saint Paul pour porter les premiers fidèles à s'affranchir de la servitude de leurs passions, et à vivre dans la pratique de ce saint et bienheureux dégagement, qu'il leur recommandait avec tant d'instance. Car le temps est court, leur disait-il : Tempus breve est (1 Cor., VII, 29.). Et que s'ensuit-il de là ? que vous devez vous réjouir, comme ne vous réjouissant pas ; que vous devez posséder, comme ne possédant pas ; que vous devez user de ce monde, comme n'en usant pas : Reliquum est ut qui gaudent, tanquam non gaudentes; et qui emunt, tanquamnon possidentes ; et qui utuntur hoc mundo, tanquam non utantur (Ibid., 29,30.). Quelle conséquence ! Elle est admirable, reprend saint Augustin ; parce qu'en effet se réjouir et devoir mourir, posséder et devoir mourir, être honoré et devoir mourir, c'est comme être honoré et ne l'être pas, comme posséder et ne posséder pas, comme se réjouir et ne se réjouir pas. Car ce terme, mourir, est un terme de privation et de destruction qui abolit tout, qui anéantit tout ; qui, par une propriété tout opposée à celle de Dieu, nous fait paraître les choses qui sont, comme si elles n'étaient pas ; au lieu que Dieu, selon l'Ecriture, appelle celles qui ne sont pas comme si elles étaient.
Non seulement nos passions sont vaines ; mais quoique vaines, elles sont insatiables et sans bornes. Car quel ambitieux, entêté de sa fortune et des honneurs du monde, s'est jamais contenté de ce qu'il était ? quel avare, dans la poursuite et dans la recherche des biens de la terre, a jamais dit : C'est assez ? Quel voluptueux, esclave de ses sens, a jamais mis de fin à ses plaisirs ? La nature, dit ingénieusement Salvien, s'arrête au nécessaire ; la raison veut l'utile et l'honnête ; l'amour-propre, l'agréable et le délicieux : mais la passion, le superflu et l'excessif. Or, ce superflu est infini ; mais cet infini, tout infini qu'il est, trouve, si nous voulons, ses limites et ses bornes dans le souvenir de la mort, comme il les trouvera malgré nous dans la mort même. Car je n'ai qu'à me servir aujourd'hui des paroles de l'Eglise : Memento, homo, quia pulvis es. Souvenez-vous, homme, que vous êtes poussière, et in pulverem reverteris, et que vous retournerez en poussière. Je n'ai qu'à l'adresser, cet arrêt, à tout ce qu'il y a dans cet auditoire d'âmes passionnées, pour les obliger à n'avoir plus ces désirs vastes et sans mesure qui les tourmentent toujours, et qu'on ne remplit jamais. Je n'ai qu'à leur faire la même invitation que firent les Juifs au Sauveur du monde, quand ils le prièrent d'approcher du tombeau de Lazare, et qu'ils lui dirent : Veni, et vide (Joan., XI, 34.) ; venez, et voyez. Venez, avare : vous brûlez d'une insatiable cupidité, dont rien ne peut amortir l'ardeur ; et parce que cette cupidité est insatiable, elle vous fait commettre mille iniquités, elle vous endurcit aux misères des pauvres, elle vous jette dans un profond oubli de votre salut. Considérez bien ce cadavre : Veni, et vide ; venez, et voyez. C'était un homme de fortune comme vous ; en peu d'années il s'était enrichi comme vous ; il a eu comme vous la folie de vouloir laisser après lui une maison opulente et des enfants avantageusement pourvus. Mais le voyez-vous maintenant ? voyez-vous la nudité, la pauvreté où la mort l'a réduit ? Où sont ses revenus ? où sont ses richesses ? où sont ses meubles somptueux et magnifiques ? A-t-il quelque chose de plus que le dernier des hommes ? cinq pieds de terre et un suaire qui l'enveloppe, mais qui ne le garantira pas de la pourriture : rien davantage. Qu'est devenu tout le reste ? Voilà de quoi borner votre avarice. Veni, et vide ; venez homme du monde, idolâtre d'une fausse grandeur : vous êtes possédé d'une ambition qui vous dévore ; et parce que cette ambition n'a point de terme, elle vous ôte tous les sentiments de la religion, elle vous occupe, elle vous enchante, elle vous enivre. Considérez ce sépulcre : qu'y voyez-vous ? C'était un seigneur de marque comme vous, peut-être plus que vous ; distingué par sa qualité comme vous, et en passe d'être toutes choses. Mais le reconnaissez-vous ? Voyez-vous où la mort l'a fait descendre ? voyez-vous à quoi elle a borné ses grandes idées ? voyez-vous comme elle s'est jouée de ses prétentions ? c'est de quoi régler les vôtres. Veni, et vide ; venez, femme mondaine, venez : vous avez pour votre personne des complaisances extrêmes ; la passion qui vous domine est le soin de votre beauté ; et parce que cette passion est démesurée, elle vous entretient dans une mollesse honteuse ; elle produit en vous des désirs criminels de plaire, elle vous rend complice de mille péchés et de mille scandales. Venez, et voyez : c'était une jeune personne aussi bien que vous ; elle était l'idole du monde comme vous, aussi spirituelle que vous, aussi recherchée et aussi adorée que vous. Mais la voyez-vous à présent ? voyez-vous ces yeux éteints, ce visage hideux et qui fait horreur ? c'est de quoi réprimer cet amour infini de vous-même. Veni, et vide.
Enfin nos passions sont injustes, soit dans les sentiments qu'elles nous inspirent à notre propre avantage, soit dans ceux qu'elles nous font concevoir au désavantage des autres : mais la mort, dit le philosophe, nous réduit aux termes de l'équité, et par son souvenir nous oblige à nous faire justice à nous-mêmes, et à la faire aux autres de nous-mêmes : Mors sola jus œquum est generis humani (Senec). En effet, quand nous ne pensons point à la mort, et que nous n'avons égard qu'à certaines distinctions de la vie, elles nous élèvent, elles nous éblouissent, elles nous remplissent de nous-mêmes. On devient fier et hautain, dédaigneux et méprisant, sensible et délicat, envieux et vindicatif, entreprenant, violent, emporté. On parle avec faste ou avec aigreur, on se pique aisément, on pardonne difficilement, on attaque celui-ci, on détruit celui-là ; il faut que tout nous cède, et l'on prétend que tout le monde aura des ménagements pour nous, tandis qu'on n'en veut avoir pour personne. N'est-ce pas ce qui rend quelquefois la domination des grands si pesante et si dure ? Mais méditons la mort, et bientôt la mort nous apprendra à nous rendre justice, et à la rendre aux autres de nos fiertés et de nos hauteurs, de nos dédains et de nos mépris, de nos sensibilités et de nos délicatesses, de nos envies, de nos vengeances, de nos chagrins, de nos violences, de nos emportements. Comme donc il ne faut, selon l'ordre de la parole du Dieu tout-puissant, qu'un grain de sable pour briser les flots de la mer : Hic confringes lamentes fluctus tuos (Job, XXXVIII, 11.), il ne faut que cette cendre qu'on nous met sur la tête, et qui nous retrace l'idée de la mort, pour rabattre toutes les enflures de notre cœur, pour en arrêter toutes les fougues, pour nous contenir dans l'humilité et dans une sage modestie. Comment cela ? c'est que la mort nous remet devant les yeux la parfaite égalité qu'il y a entre tous les autres hommes et nous. Egalité que nous oublions si volontiers, mais dont la vue nous est si nécessaire, pour nous rendre plus équitables et plus traitables.
Car, quand nous repassons ce que disait Salomon, et que nous le disons comme lui : Tout sage et tout éclairé que je puis être, je dois néanmoins mourir comme le plus insensé : Unus, et stulti, et meus occasus erit (Eccles., II, 15.) ; quand nous nous appliquons ces paroles du Prophète royal : Vous êtes les divinités du monde, vous êtes les enfants du Très-Haut ; mais, fausses divinités, vous êtes mortelles, et vous mourrez en effet, comme ceux dont vous voulez recevoir l'encens, et de qui vous exigez tant d'hommages et tant d'adorations : Dii estis, et filii Excelsi omnes : vos autem sicut homines moriemini (Psalm., LXXXI, 7.) : quand, selon l'expression de l'Ecriture, nous descendons encore tout vivants et en esprit dans le tombeau, et que le savant s'y voit confondu avec l'ignorant, le noble avec l'artisan, le plus fameux conquérant avec le plus vil esclave : même terre qui les couvre, mêmes ténèbres qui les environnent, mêmes vers qui les rongent, même corruption, même pourriture, même poussière : Parvus et magnus ibi sunt, et servus liber a domino suo (Job, III, 19.) : quand, dis-je, on vient à faire ces réflexions, et à considérer que ces hommes au-dessus de qui l'on se place si haut dans sa propre estime ; que ces hommes à qui on est si jaloux de faire sentir son pouvoir et sur qui on veut prendre un empire si absolu ; que ces hommes pour qui l'on n'a ni compassion, ni charité, ni condescendance, ni égards ; que ces hommes de qui l'on ne peut rien supporter, et contre qui on agit avec tant d'animosité et tant de rigueur, sont néanmoins des hommes comme nous, de même nature, de même espèce que nous; ou si vous voulez, que nous ne sommes que des hommes comme eux, aussi faibles qu'eux, aussi sujets qu'eux à la mort et à toutes les suites de la mort : ah ! mes chers auditeurs, c'est bien alors que l’on entre en d'autres dispositions. Dès là l'on n'est plus si infatué de soi-même, parce que l’on se connaît beaucoup mieux soi-même. Dès là l'on n'exerce plus une autorité si dominante et si impérieuse sur ceux que la naissance ou que la fortune a mis dans un rang inférieur au nôtre, parce qu'on ne trouve plus, après tout, que d'homme à homme il y ait tant de différence. Dès là l'on n'est plus si vif sur ses droits, parce que l'on ne voit plus tant de choses que l'on se croie dues. Dès là l'on ne se tient plus si grièvement offensé dans les rencontres, et l'on n'est plus si ardent ni si opiniâtre à demander des satisfactions outrées, parce qu'on ne se figure plus être si fort au-dessus de l'agresseur, ou véritable ou prétendu, et qu'on n'est plus si persuadé qu'il doive nous relâcher tout, et condescendre à toutes nos volontés. On a de la douceur, de la retenue, de l'honnêteté, de la complaisance, de la patience ; on sait compatir, prévenir, excuser, soulager, rendre de bons offices et obliger. Saints et salutaires effets de la pensée de la mort. C'est le remède le plus souverain pour amortir le feu de nos passions, comme c'est encore la règle la plus infaillible pour conclure sûrement dans nos délibérations. Vous l'allez voir dans la seconde partie.
BOURDALOUE, SERMON POUR LE MERCREDI DES CENDRES