Le bréviaire de cette époque, qui ouvrit la voie la plus large aux novateurs, fut celui que publia, en 1678, Henri de
Villars, archevêque de Vienne.
L'Eglise de Vienne n'avait pas donné d'édition de son bréviaire depuis l'année 1522, quoiqu'elle n'eût cependant pas
adopté dans l'église métropolitaine l'usage des livres de saint Pie V. Henri de Villars jugea à propos de publier le breviarium Viennense, c'était son droit ; mais dans cette opération,
il ouvrit une voie nouvelle qui ne se ferma pas après lui.
Jusqu'alors, toutes les réformes des livres liturgiques avaient consisté dans la révision du texte sur les manuscrits les plus
anciens et les plus autorisés ; on avait substitué des homélies plus authentiques aux anciennes, épuré quelques légendes locales ou autres ; on avait pu même faire quelques additions, mais les
formules primitives n'avaient jamais été sacrifiées à un système. Le nouveau Bréviaire de Vienne fut annoncé au diocèse comme ayant acquis une grande supériorité sur l'ancien, attendu qu'on y
avait remplacé les antiennes et les répons grégoriens, qui n'étaient pas tirés de l'Ecriture sainte, par des passages de l'Écriture qui n'avaient point figuré encore dans la Liturgie. Les
nécessités du nouveau plan avaient même obligé de renoncer à beaucoup d'autres pièces liturgiques tirées de l'Écriture sainte, et que l'ancien Bréviaire empruntait au responsorial de saint
Grégoire. Les leçons, pour la plus grande partie, n'étaient ni celles du Bréviaire viennois de 1522, ni celles du romain de saint Pie V. Enfin on pouvait évaluer aux deux tiers sur l'ensemble les
parties nouvelles de cette composition, en sorte que l'œuvre de Henri de Villars ne devait plus désormais être comptée entre les corrections de la Liturgie, si l'on veut entendre ce mot dans le
sens jusqu'alors admis.
Non seulement on avait fait abstraction des antiques manuscrits de l'église de Vienne, non seulement on avait dédaigné de
prendre pour base dans cette réforme liturgique les livres de saint Pie V, qui avaient fait règle partout ailleurs ; mais l'opération s'était effectuée hors du diocèse, loin des traditions
viennoises, à Paris, où déjà une commission créée par Hardouin de Péréfixe, pour la correction du Bréviaire de cette Église, tenait ses séances, comme nous le dirons tout à l'heure.
Henri de Villars avait député dans la capitale le sieur Argoud, doyen de son église métropolitaine, mais il lui avait donné pour
adjoints le docteur Sainte-Beuve, tristement célèbre dans les fastes du jansénisme, et le sieur Du Tronchet, chanoine de la Sainte-Chapelle. Ces trois hommes eurent le soin et la responsabilité
de l'œuvre tout entière, et au bout de trois ans leur travail fut en état d'être présenté à l'archevêque de Vienne, qui l'approuva et en fit la publication. Un missel parut bientôt, procédant de
la même source. Ce n'est pas ici le lieu d'insister sur les détails ; nous dirons cependant que l'engouement produit par la nouvelle Liturgie dans le diocèse de Vienne, si l'on en croit les
historiens de cette Église, Drouet de Maupertuis et Charvet, ne fut pas si universel que l'on ne vît encore vingt ans après la plupart des ecclésiastiques du diocèse de Vienne réciter le
Bréviaire romain de préférence à celui de Henri de Villars.
Toutefois, ce bréviaire qui disparut tristement au XVIIIe siècle pour faire
place à une des formes du nouveau parisien, n'en eut pas moins l'honneur de servir de type aux divers produits de la première période de
fabrication liturgique qui comprend, outre le Bréviaire parisien de Harlay et celui de Cluny, ceux d'Orléans, de la Rochelle, de Sens et de Clermont. On corrigeait alors, non plus d'après
les livres romains, mais sur un spécimen élaboré dans la capitale du royaume. Les livres liturgiques appelés au plus grand succès allaient bientôt surgir, et, en leur qualité d'ouvrages d'esprit,
selon l'expression de Mésenguy, l'un des principaux opérateurs de cette nouvelle époque, ils devaient sortir au premier jet du cerveau de leurs auteurs. Avec ce même
Bréviaire de Vienne apparaît un principe emprunté à l'école janséniste et dont l'application a produit, presqu'à elle seule, le bouleversement liturgique au milieu duquel nous vivons. Ce
principe dont nous avons déjà préparé l'histoire et dont nous discuterons ailleurs la valeur, est de n'employer que des passages de l'Écriture sainte comme matériaux des pièces de la Liturgie.
Les corrections introduites dans le Bréviaire de Vienne, au mépris des anciens livres grégoriens, avaient été faites, comme nous l'avons dit, en vertu de ce principe, et ce bréviaire eut la
triste gloire d'ouvrir une route qui fut grandement fréquentée depuis.
Mais aucun bréviaire ne présenta, dans les circonstances de sa réforme et dans les principes qui y présidèrent, une histoire
plus instructive et un système plus remarquable que celui que donna, en 1680, à son diocèse, François dé Harlay, archevêque de Paris. C'est de la publication de ce bréviaire, bien autrement
célèbre que celui de Vienne, auquel il n'est, après tout, postérieur que de deux ans, qu'il faut dater l'époque véritable du renversement de l'œuvre de Charlemagne et des pontifes romains, œuvre
qu'avaient, cent ans auparavant et depuis encore, sanctionnée les conciles de France et les assemblées du clergé. L'histoire exacte de ces grands changements va nous faire connaître les hommes
qui eurent le malheur de prêter leurs secours à des nouveautés coupables ; plusieurs d'entre eux furent séduits, ou entraînés ; le grand nombre est marqué du sceau de la plus grave
responsabilité.
François de Harlay, archevêque de Paris, a été loué par ceux qui avaient intérêt au triomphe des principes qu'il fit prévaloir
dans son administration. Nous laisserions sa cendre en paix, si, dans ce moment, nous ne remplissions pas le devoir d'historien. Nous n'irons même pas chercher les couleurs de son portrait dans
les mémoires profanes de son temps, et nous passerons sous silence les jugements souvent peu sûrs de Mme de Sévigné, du duc de Saint-Simon et de cent autres. Voici ce que Fénelon disait de ce
prélat, dans sa fameuse lettre à Louis XIV :
" Vous avez un archevêque corrompu, scandaleux, incorrigible, faux, malin, artificieux, ennemi de toute vertu, et qui fait gémir
tous les gens de bien. Vous vous en accommodez, parce qu'il ne songe qu'à vous plaire par ses flatteries. Il y a plus de vingt ans qu'en prostituant son honneur, il jouit de votre confiance. Vous
lui livrez les gens de bien, vous lui laissez tyranniser l'Eglise, et nul prélat vertueux n'est traité aussi bien que lui." (Correspondance de Fénelon, tom.II,pag.341, in-8°;
Paris,Leclère, 1827.).
Ajoutons à cela que François de Harlay fut l’âme de l'Assemblée de 1682, le chef de ces prélats qui disaient : Le Pape nous à
poussés, il s'en repentira ; de ces prélats dont l'audace effrayait Bossuet, et lui dicta ces trop fameuses propositions que lui-même qualifiait d'odieuses.
Hardouin de Péréfixe, prédécesseur de François de Harlay, avait déjà songé à une réforme du Bréviaire parisien, et rien n'était
plus légitime, plus conforme à son droit d'archevêque d'une Église qui n'avait point adopté les livres purement romains. En 1670, il présida la première réunion d'une commission de membres
choisis en partie par lui-même, et en partie par son chapitre : cette commission tint dix-huit séances, jusqu'à la mort de l'archevêque, arrivée l'année suivante.
Elle était composée ainsi qu'il suit :
1° Jacques de Sainte-Beuve, docteur de Sorbonne, connu par ses liaisons intimes avec Port-Royal. Il avait été exclu de la
faculté et contraint de se démettre de la chaire qu'il y occupait, en 1658, pour avoir refusé de souscrire à la censure lancée contre la doctrine de son ami Antoine Arnauld. Il faut dire que
depuis il signa le formulaire : mais quels membres de ce parti ne le signèrent pas ?
2° Guillaume de la Brunetière, archidiacre de Brie, depuis évêque de Saintes, dont nous mentionnerons ailleurs les belles
hymnes.
3° Claude Chastelain, chanoine de Notre-Dame, homme véritablement savant dans les antiquités liturgiques, mais imbu
des principes de l'école française de son temps. Il eut la plus grande part aux travaux de la commission.
4° Nicolas Gobillon, curé de Saint-Laurent.
5° Léonard Lamet, chanoine de Notre-Dame, depuis curé de Saint-Eustache.
6° Claude Ameline, d'abord prêtre de l'Oratoire, et alors grand archidiacre de l'Eglise de Paris.
7° Nicolas Coquelin, chancelier de l'Église de Paris.
8° Nicolas Letourneux, dont nous venons de signaler la mauvaise doctrine et les relations suspectes. Il est vrai que ses
ouvrages ne furent condamnés par le Saint-Siège qu'après sa mort.
François de Harlay, ayant pris en main avec ardeur l'œuvre de la réforme du Bréviaire de Paris, confirma la commission formée
par son prédécesseur : "Mais il joignit aux députés M. l'abbé Benjamain, son grand vicaire et son official ; M. Loisel, chancelier de l'Église de Paris et curé de Saint-Jean ; M. Gaude,
aussi son grand vicaire ; et pria M. le doyen de se trouver aux assemblées, autant que ses affaires pourraient le lui permettre. Et, en effet, il se trouva à toutes celles qui se firent de son
temps en présence de Monseigneur l'archevêque, tous les mardis de chaque semaine, depuis le 17 septembre 1674 jusqu'au 30 avril 1675 ; et ce grand prélat, dont tout le monde connoît la capacité
et les lumières, s'étant fait représenter tout ce que l'on avoit fait auparavant, fit continuer les assemblées en sa présence durant tout ce temps-là, et étant supérieur en érudition et en
lumières à tous ceux qui en étoient, quelque préparation qu'ils apportassent, autant qu'il est élevé au-dessus d'eux par sa dignité, il donna ou appuya par de nouvelles preuves les principes et
les maximes qui ont servi de règle à cet ouvrage. Et dans toute la suite du temps qui s'est depuis écoulé, on lui a toujours rendu un compte exact de tout ce qui
s'est fait en exécution de ses ordres et de ses lumières." (Réponse aux Remarques sur le nouveau Bréviaire de Paris, pag. 6.).
Nous venons d'entendre le langage d'un adulateur ; mais nous conclurons du moins de ce que nous venons de lire, que François de
Harlay prit sur lui toute la responsabilité de l'œuvre. Jugeons-la maintenant, cette œuvre qui eut une si grande influence, et observons les principes dont elle fut l'expression.
D'abord, nous conviendrons sans peine de plusieurs points qui pouvaient être favorables à l'idée d'une réforme,
en 1680.
1° On ne peut nier que l'archevêque de Harlay n'eut le droit de travailler à la réforme du Bréviaire de son Église, puisque
l'église de Paris s'était maintenue en possession d'un bréviaire particulier, et que celui de saint Pie V, malgré le désir de Pierre de Gondy, n'avait point été accepté dans le diocèse, avec les
formalités de la bulle Quod a nobis.
2°Ceci admis, il ne pouvait être blâmable de rétablir certains usages dont l'Église de Paris était en possession de temps
immémorial, et dont la pratique avait été momentanément suspendue dans les bréviaires ou missels des derniers archevêques. En général, les choses anciennes sont toujours bonnes dans les
institutions ecclésiastiques, quand leur rétablissement n'est point rendu illicite, ou impossible par un droit contraire, mais légitime.
3° Dans le cas d'une correction du Bréviaire parisien, c'était une chose louable de remplacer certaines homélies tirées de
livres faussement attribués aux saints Pères, ou même simplement douteux, par des passages puisés à des sources plus authentiques.
4° II était louable également de choisir dans les monuments de la tradition, pour les placer dans les leçons de l'Office,
des endroits où les saints docteurs réfutent, par leur solennel témoignage, les erreurs anciennes et modernes et appuient plus fortement sur les dogmes qui auraient été davantage contestés par
les hérétiques. Il est vrai même de dire que le Bréviaire de Harlay présenta dans sa rédaction un certain nombre de passages dirigés expressément contre la doctrine des cinq Propositions. Cet
archevêque, comme plusieurs prélats, ses collègues, tout en faisant une guerre opiniâtre au Saint-Siège et à ses doctrines, professait un éloignement énergique pour la doctrine de Jansénius sur
la grâce. Ils pouvaient se servir des gens du parti quand ils en avaient besoin, mais ils savaient les contenir. L'histoire de l'Église au XVIIe siècle dépose de cette vérité.
5° Les légendes des saints propres au bréviaire de Paris pouvaient avoir besoin d'être épurées, et la sollicitude de la
commission se porta de ce côté avec raison.
6° Il pouvait être besoin d'ajouter quelques hymnes pour accroître la solennité de certaines fêtes, pour enrichir les communs du
bréviaire : en cela, rien ne dépassait les bornes de la discrétion.
Mais le Bréviaire de Harlay ne se borna pas aux améliorations dont nous venons de parler. L'archevêque l'annonça à son clergé
par une lettre pastorale, en date des calendes de juin 1680, et dans cette lettre il disait que son intention, dès son élévation sur le siège de Paris, avait été de travailler à la réforme des
livres ecclésiastiques, voulant suivre en cela les intentions de plusieurs conciles, même tenus à Paris, qui ordonnent de retrancher de ces livres les choses superflues, ou peu convenables à la
dignité de l'Église, et d'en faire disparaître ce qu'on y aurait introduit de superstitieux, pour n'y laisser que des choses conformes à la dignité de l'Église et aux institutions de
l'antiquité.
Nous verrons bientôt ce que François de Harlay entendait par superstitions et superfluités dans le bréviaire de ses
prédécesseurs.
DOM
GUÉRANGER
INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XVII, DE LA LITURGIE DURANT LA SECONDE MOITIE DU XVIIe
SIECLE. COMMENCEMENT DE LA DEVIATION LITURGIQUE EN FRANCE. — AFFAIRE DU PONTIFICAL ROMAIN. — TRADUCTION FRANÇAISE DU MISSEL. — RITUEL D'ALET. — BREVIAIRE PARISIEN DE HARLAY. — BRÉVIAIRE DE CLUNY.
— HYMNES DE SANTEUIL. — CARACTÈRE DES CHANTS NOUVEAUX. — TRAVAUX DES PAPES SUR LES LIVRES ROMAINS. — AUTEURS LITURGIQUES DE CETTE ÉPOQUE.
François de Harlay, Archevêque de Paris, Estampe, Bibliothèque nationale de France, Paris