Quant aux leçons des saints, nos deux docteurs s'accordent à dire qu'elles ne devront renfermer que des histoires bien approuvées. Nous verrons bientôt ce qu'on doit entendre par ces paroles.
Le bréviaire, ainsi réduit, n'est bientôt plus qu'un livre de lecture privée ; il perd son caractère social. C'est pourquoi, rétrogradant toujours jusqu'à Quignonez, et jaloux d'enchérir sur les traditions de François de Harlay, Foinard ne se borne plus à retrancher de la récitation privée le salut au peuple chrétien, Dominus vobiscum, il veut en exclure la répétition des invitatoires, des répons brefs, le Jube, Domne, benedicere, le Tu autem, Domine, miserere nobis, et même le Benedicamus Domino, sans doute à cause du pluriel Benedicamus. Il faut pourtant avouer que Foinard n'a pas été suivi, dans nos bréviaires, sur tous ces points : on s'est borné généralement à la suppression du Dominus vobiscum dans l'office récité en particulier ; après tout, c'est accorder le principe et nier la conséquence. Foinard a été plus heureux dans la proposition de supprimer les Pater, Ave, Credo, qui précèdent les heures de l'office. On lui a, en grande partie, octroyé sa demande, en cessant de réciter ces prières en tête des différentes heures quand on les chante, ou quand on les récite à la suite des unes des autres.
On voit dans cette dernière innovation, comme dans tout le reste, le grand désir d'abréger l'office, la crainte de n'en pas venir à ses fins, si on n'offrait pour compensation à la ruine de toutes les traditions l'appât d'un bréviaire très court. C'est dans cette intention qu'un si grand enthousiaste de l'antiquité que prétend l'être Maurice Foinard, ne craint pas de proposer l'établissement d'offices à six leçons pour les fêtes auxquelles on voudra donner un rang médiocre. Nous ne connaissons qu'un seul bréviaire dans lequel cette étrange forme d'office ait été admise.
Maintenant, si on se demande en vertu de quel droit nos faiseurs imaginaient rendre licite un pareil bouleversement du culte divin, Foinard nous répond, et cette réponse a été souvent donnée, de nos jours, avec tout autant d'irréflexion et d'un air tout aussi triomphant, Foinard nous répond que saint Grégoire écrivit, au VIe siècle, à saint Augustin, apôtre d'Angleterre, qu'il le faisait libre d'admettre dans le service divin les coutumes, soit des Gaules, soit de toute autre église, si leur fusion avec celle de l'Eglise romaine pouvait faciliter et confirmer la conversion des Anglo-Saxons. C'est une bien étrange distraction que celle-là ; car, outre que, comme nous l'avons prouvé ailleurs, il ne s'agissait point de l'office divin proprement dit, qui fut toujours celui de Rome dans l'Église anglo-saxonne, mais simplement de certains usages et observances d'une importance secondaire, saint Grégoire donnait à saint Augustin un pouvoir légitime et spécial, non moins que personnel. En vertu de quelle extension aurait-on pu se l'attribuer en France, après tant de siècles, après la destruction du rite gallican, après l'établissement du rite romain, après le concile de Trente et la bulle de saint Pie V, après les conciles de France pour accepter cette bulle, etc. ? Est-il raisonnable, en outre, d'assimiler les usages liturgiques des Gaules, et autres anciennes Églises de fondation apostolique, à ceux dont Foinard ou ses pareils ont pris l'idée dans leur cerveau ? En un mot, de ce que saint Augustin aurait pu licitement, d'après la permission expresse de saint Grégoire le Grand, unir les rites sacrés de l'Église romaine avec quelques-uns de ceux, si vénérables, institués par les Pothin, les Irénée, les Hilaire et les Martin, s'ensuivait-il qu'on pouvait, onze siècles après, remplacer la plus grande partie des formules sacrées de l'office divin par d'autres formules improvisées par de simples prêtres ou laïques, les uns hérétiques, les autres suspects dans leurs relations et leurs tendances personnelles ? Mais en voilà plus qu'il n'en faut sur la lettre de saint Grégoire à saint Augustin : nous y reviendrons cependant une dernière fois dans la partie de cet ouvrage où nous aurons à traiter du droit de la Liturgie.
Les utopies liturgiques de Grancolas et de Foinard doivent aussi être considérées sous le rapport des conséquences qu'elles amenèrent. Non seulement elles accélérèrent le remaniement des offices divins dans plusieurs diocèses, et leur complet renouvellement en d'autres ; mais, et ceci n'est pas moins grave, elles firent descendre la Liturgie au rang vulgaire des compositions du génie humain. Chacun se crut en droit de juger des convenances du bréviaire, et, pendant que de nombreux amateurs dissertaient sur ce qu'il y avait à faire pour donner enfin à l'Église une expression digne de ses mystères, des liturgistes de profession se formèrent de toutes parts. Jusque-là, on avait pensé que la Liturgie, c'était la Tradition, et que de même qu'on ne fait pas de la Tradition comme on veut, on ne fait pas non plus de la Liturgie à volonté, bien que la Tradition et la Liturgie reçoivent l'une et l'autre, par le cours des siècles, certains accroissements qui viennent se fondre dans la masse. Alors, car il faut toujours que des mots soient faits pour exprimer les idées, ou les nouvelles formes d'idées, alors on vit paraître ces expressions, faire un bréviaire, l'auteur de tel bréviaire : le bréviaire de tel diocèse est bien fait, cet autre est mal fait, celui-ci est mieux fait. Étrange renversement d'idées, mais qui trahissait bien les vues tout humaines, toutes nationales, toutes personnelles qui avaient présidé à cette œuvre téméraire ! On ne réfléchissait, pas que s'il était encore temps, que même s'il était devenu nécessaire, après tant de siècles, de rédiger sur un nouveau plan la forme des prières et de la confession publique de l'Église, de deux choses l'une, ou le premier besoin de l'Église était demeuré si longtemps sans être satisfait et n'avait pu l'être que par quelques prêtres et laïques français, ou ces prêtres, ces laïques, en contradiction avec l'Église qui dédaignait leur œuvre, avaient assumé sur eux la plus énorme responsabilité. Or l'Église universelle n'a pas fait un pas vers ces hommes et leur œuvre. Le Siège apostolique les a laissés dans leur isolement. Ils sont des hommes, ils ont fait une œuvre humaine ; elle aura le sort des œuvres humaines.
C'était donc une nouvelle branche de littérature dont Foinard et Grancolas avaient doté le pays. Les auteurs du Bréviaire de Cluny avaient du moins gardé, le secret de leurs théories ; nos deux docteurs les ébruitèrent, et un grand mouvement commença dans nos sanctuaires appelés à la régénération. Toutefois, les plus zélés partisans de cette œuvre sont bien obligés de convenir que le bienfait des nouvelles Liturgies n'a pas contribué à faire refleurir l'antique foi de nos pères : il leur faut même convenir, l'histoire en main, que cette foi antique a subi une décadence proportionnelle aux progrès de l'innovation. Après tout, il eût été difficile que le mauvais arbre produisît de bons fruits, que les conceptions des jansénistes ou de leurs fauteurs donnassent parmi nous des fruits de piété et d'orthodoxie. Rien n'est plus commun et plus divertissant en même temps que d'entendre, comme on en est à même tous les jours, les partisans des nouveaux bréviaires convenir ingénument que la piété et l'onction ne forment pas le caractère de ces livres de prières qu'ils ont substitués à ceux de cette Église romaine qui, fondée inébranlablement sur la foi et la charité, mue et conduite par l'Esprit-Saint dont elle est l'épouse, soupire, dans tous les siècles, cet ineffable gémissement dont notre faible livre cherchera à faire sentir la merveilleuse douceur.
Après 1727, nous ne retrouvons plus Grancolas sur la scène liturgique. Le Commentaire du Bréviaire romain, dont le Projet d'un nouveau Bréviaire forme un des chapitres, est son dernier ouvrage. C'était l'année précédente, 1726, que Foinard, joignant l'exemple au précepte, avait fait imprimer son Breviarium ecclesiasticum. Le coup était hardi de la part d'un homme qui alors n'avait plus aucune juridiction, s'étant démis de sa cure de Calais. Aussi, n'ayant ni diocèse, ni paroisse même à qui le destiner et dont il put lui donner le nom, il jugea convenable d'en faire le Bréviaire de l'Église, et l'ouvrage parut sous ce titre : Breviarium ecclesiasticum, editi jam prospectus executionem exhibens. Ainsi sa Liturgie, après avoir été à l'état de prospectus, existait enfin en réalité.
De si grands avantages émurent plusieurs diocèses, et on remarqua bientôt un nouveau mouvement dans la Liturgie. Les bréviaires qu'on avait réformés dans les dernières années du XVIIe siècle et dans les premières du XVIIIe, tout en présentant de fâcheuses imitations de celui de François de Harlay, ne s'étaient pas cependant écartés d'une manière énorme de l'ancien fonds grégorien de l'office (parmi ces bréviaires nous citerons ceux de Senez (1700), de Lisieux (1704), de Narbonne (1709), de Meaux (1713), d'Angers (1716), de Troyes (1718), etc. Il y a de mauvaises intentions dans plusieurs de ces bréviaires. Généralement, celui de Cluny a trop influé sur leur rédaction ; mais ils sont loin d'être à la hauteur de ceux dont il nous reste à parler). On avait hésité à se lancer tout à fait dans la nouveauté : mais, après 1720, on osa franchir le pas et embrasser dans toute son étendue la responsabilité d'une nouvelle création liturgique. Ainsi le diocèse de Sens, qui avait reçu, en 1702, de son archevêque, Hardouin de la Hoguette, un bréviaire encore assez pur, fut obligé, dès 1725, d'en accepter un autre des mains de Denys-François Bouthillier de Chavigny. Ce second bréviaire, comme nous l'avoue Languet, successeur de Chavigny, dans sa controverse avec l'évêque de Troyes, avait eu pour rédacteur un homme de parti qui s'était appliqué à y faire entrer, à l'aide de passages de l'Écriture choisis dans un but suspect, les principes de la secte janséniste.
Daniel-Charles Gabriel de Caylus, évêque d'Auxerre, le même qui, après avoir suivi pendant douze ans la doctrine catholique contre le jansénisme, se déclara pour cette hérésie, peu de jours après la mort de Louis XIV, et en fut jusqu'à la fin l'un des plus opiniâtres champions, ne manqua pas de doter son diocèse d'une nouvelle Liturgie. Le bréviaire donné par le prélat, en 1726, eut pour principal rédacteur Jean-André Mignot, grand vicaire de Caylus, et son complice dans les mêmes doctrines.
En 1728, nous trouvons le Bréviaire de Rouen, publié par l'archevêque Louis de La Vergne de Tressan, et rédigé par le docteur Urbain Robinet, personnage de sentiments orthodoxes, il est vrai, et dont l'œuvre n'a rien qui tende, soit directement, soit indirectement, au dogme janséniste proprement dit, bien qu'elle n'en soit pas moins le produit d'un amour effréné de la nouveauté. Comme nous devons parler à loisir, dans un autre endroit, du docteur Robinet, nous nous bornerons à mentionner ici son premier essai liturgique, et nous ferons observer en même temps combien il était déplorable que l'Église de Rouen qui, dans le concile provincial de 1581, avait ordonné si solennellement l'obéissance aux décrets de saint Pie V, et qui avait pris soin de s'y conformer dans les éditions de 1687, 1594 et 1626, se livrât désormais, pour la Liturgie, à la merci d'un simple particulier.
En 1731, parut un bréviaire à l'usage de l'Église d'Orléans. Le nom de l'évêque Louis-Gaston Fleuriau d'Armenonville est seul inscrit sur le frontispice de ce livre ; ce n'était cependant qu'une édition nouvelle du Bréviaire que Le Brun Desmarettes avait rédigé par l'ordre du cardinal de Coislin. M. Fleuriau d'Armenonville s'appropriait jusqu'à la lettre pastorale, par laquelle son prédécesseur avait promulgué la nouvelle forme de l'office, divin, en 1693. Pour toute différence entre les deux mandements, on ne trouve que la suppression de quelques phrases sans portée. Dans le corps du bréviaire, M. Fleuriau d'Armenonville avait renouvelé quelques hymnes, changé en plusieurs endroits les leçons tirées des Pères et fait quelques additions inspirées par l'esprit sincèrement catholique dont il était animé. Il rétablit, par exemple, la fête de la chaire de saint Pierre à Rome, supprimée dans le Bréviaire de 1693 ; mais, d'un autre côté, il faisait un nouveau pas dans la voie de l'innovation en changeant la disposition traditionnelle du Psautier, que le cardinal de Coislin avait respectée. En définitive, M. Fleuriau d'Armenonville, évêque d'une orthodoxie irréprochable, donnait un triste exemple en adoptant les théories et les œuvres liturgiques de la secte janséniste, qu'il combattait avec courage sur un autre terrain, et nous allons voir qu'il eut malheureusement des imitateurs, dont les fautes eurent les plus fatales conséquences.
L'année 1736 est à jamais fameuse dans les fastes de la Liturgie, par l'apparition du Bréviaire de Paris publié par l'archevêque Vintimille. Avant d'entamer le récit de la publication de ce livre célèbre, nous signalerons, en passant, un autre événement d'une importance majeure. En 1737, la sainte et vénérable Église de Lyon, qui jusqu'alors avait gardé religieusement la forme auguste de ses offices, dans lesquels l'ancien rite romain se mariait à de vénérables réminiscences de l'antique Liturgie gallicane, voyait porter atteinte à ce précieux dépôt. L'archevêque Charles-François de Châteauneuf de Rochebonne inaugurait un bréviaire dans lequel une chose aussi grave que la division du Psautier était sacrifiée, malgré sa forme séculaire, à de nouvelles théories d'arrangement, toujours dans le but d'abréger les offices divins. Le nombre des formules traditionnelles était diminué, les légendes des saints soumises à une critique exagérée ; enfin, si l'Église de Lyon ne se voyait pas privée dans une proportion plus considérable du trésor de ses vénérables prières, c'est que, fort heureusement, le prélat qui lui donnait le nouveau bréviaire avait été retenu par l'inconvénient qu'il y aurait eu de déroger à cet usage de Lyon, en vertu duquel on chantait encore sans livre les heures canoniales.
Nous verrons bientôt un archevêque de Lyon que cette considération n'arrêtera pas.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XIX : SUITE DE L'HISTOIRE DE LA LITURGIE, DURANT LA PREMIERE MOITIÉ DU XVIIIe SIÈCLE. — PROJETS DE BREVIAIRE A PRIORI. — GRANCOLAS, FOINARD. — BREVIAIRES DE SENS, AUXERRE, ROUEN, ORLÉANS, LYON, ETC. — BRÉVIAIRE ET MISSEL DE PARIS, DU CARDINAL DE NOAILLES. — BREVIAIRE ET MISSEL DE PARIS, DE L'ARCHEVÊQUE VINTIMILLE. — AUTEURS DE CETTE LITURGIE. VIGIER. MÉSENGUY. COFFIN. — SYSTEME SUIVI DANS LES LIVRES DE VINTIMILLE. — RÉCLAMATIONS DU CLERGÉ. — VIOLENCES DU PARLEMENT DE PARIS. — TRIOMPHE DE LA LITURGIE DE VINTIMILLE.
Still-Life with Books by Unknown Master, Dutch, Alte Pinakothek, Munich