Saint Etienne est le premier qui ait souffert la mort pour Jésus-Christ ; c'est-à-dire qu'il a été le premier témoin de la
divinité de Jésus-Christ ; le premier confesseur de son nom, le premier martyr de son Evangile, le premier combattant des armées de Dieu, en un mot, le premier héros du christianisme et de la loi
de grâce.
BOURDALOUE
Stephanus, plenus gratia et fortitudine, faciebat prodigia et signa magna in populo.
Etienne, plein de grâce et de force, faisait des prodiges et de grands miracles parmi le peuple. (Actes des Apôtres, chap.
VI, 8.)
Il ne faut pas s'étonner, dit saint Chrysostome, s'il faisait des miracles et des prodiges, puisqu'il était plein de grâce et de
force. Dans l'ordre des décrets et des dons divins, l'un s'ensuivait naturellement de l'autre ; et Dieu ne l'avait rempli de force et de grâce, que parce qu'il en voulait faire, pour la gloire de
l'Evangile et de la loi de Jésus-Christ, un homme de prodiges et de miracles. Voilà en deux mots le précis de tout ce que nous avons aujourd'hui à considérer, et, autant qu'il nous est possible,
à imiter dans la personne du glorieux martyr dont nous célébrons la fête.
Arrêtons-nous donc là, Chrétiens, et n'entreprenons pas de rien ajouter à cet éloge. C'est le Saint-Esprit même qui en est l'auteur ;
et il n'appartient qu'à lui de donner aux saints les vraies louanges qui leur sont dues, parce qu'il n'y a que lui qui connaisse et qui discerne parfaitement leur sainteté. Or, voici l'idée qu'il
nous donne de celle de saint Etienne. Il a été plein de grâce, et en même temps plein de force : plein de grâce dans l'accomplissement de son ministère, et plein de force dans la consommation de
son martyre. Cette double plénitude, que je regarde comme le caractère qui le distingue, et qui a fait tout son mérite devant Dieu et devant les hommes ; cette plénitude de grâce qui a sanctifié
sa vie, et cette plénitude de force qui a couronné sa mort ; cette plénitude de grâce qui a rendu sa conduite si irrépréhensible et si édifiante, et cette plénitude de force qui a rendu sa
patience et sa charité si héroïque ; cette plénitude de grâce, en vertu de laquelle il a été un parfait ministre de l'Eglise de Jésus-Christ ; et cette plénitude de force, en vertu de laquelle
il a été non seulement le premier martyr, mais un des plus fervents martyrs de Jésus-Christ ; n'est-ce pas, mes chers auditeurs, le partage le plus juste que
je puisse me proposer dans ce discours, puisqu'il est renfermé même et si clairement exprimé dans les paroles de mon texte : Stephanus, plenus gratia et fortitudine ?
Vous me demandez quels miracles en particulier a faits saint Etienne ? L'Ecriture ne nous les dit pas, et elle se contente de nous
assurer qu'il en fait d'éclatants, dont tout le peuple a été témoin : Faciebat prodigia et signa magna in populo. Mais je me trompe : elle nous dit en particulier les miracles qu'a faits
ce grand Saint, et c'est à moi à vous les marquer : elle ne nous dit pas les malades qu'il a guéris, ni les morts qu'il a ressuscités ; mais elle nous parle d'autres prodiges qui, pour être d'une
espèce différente, ne méritent pas moins le nom de miracles ; d'autres prodiges dont nous sommes encore plus sûrs, et qui sont plus capables de contribuer à notre édification : car elle nous dit
les excellentes vertus que saint Etienne a pratiquées, les grands exemples qu'il nous a donnés, les signalées victoires qu'il a remportées sur le monde ; et tout cela, pesé dans la balance du
sanctuaire, est au-dessus des miracles mêmes. Elle ne nous dit pas ce qu'il a fait d'extraordinaire dans l'ordre de la nature, mais elle nous dit ce qu'il a fait de prodigieux dans
l'ordre de la grâce ; elle nous dit les miracles de sa sainteté, les miracles de sa sagesse, les miracles de sa constance, les miracles de son invincible charité.
Revenons donc au plan de son panégyrique, que le Saint-Esprit même nous a tracé. Saint Etienne a été plein de grâce et plein de
force. Il a été plein de grâce dans l'accomplissement de son ministère ; et je prétends que cela seul est un miracle de sainteté dont Dieu s'est
servi, comme vous le verrez, pour commencer à former les moeurs du christianisme naissant : Stephanus, plenus gratia ; c'est la première partie. Il a été plein de force
dans la consommation de son martyre ; et je soutiens que cela seul est, non pas un prodige, mais plusieurs prodiges ensemble, qui ont obscurci tout l'éclat et toute la gloire des vertus du
paganisme : Plenus fortitudine, faciebat prodigia ; c'est la seconde partie. Plein de grâce, il a édifié l'Eglise, et plein de force, il a ravi d'admiration non seulement la terre, mais
le ciel ; plein de grâce, il a condamné nos désordres, et, plein de force, il a confondu notre lâcheté : voilà tout mon dessein.
Divin Esprit, soutenez-moi, afin que je puisse traiter dignement un si grand sujet, et donnez à mes auditeurs les dispositions
nécessaires pour profiter des importantes vérités que je vais leur annoncer : c'est la grâce que je vous demande par l'intercession de votre sainte épouse, à qui j'adresse la prière ordinaire :
Ave, Maria.
Je m'attache au texte sacré, et, suivant la remarque de saint Chrysostome, je fais consister cette grâce dont saint Etienne fut
rempli dans les deux qualités, ou dans les deux conditions que demandèrent les apôtres quand il s'agit d'établir et d'ordonner ceux qui devaient faire dans l'Eglise la fonction de diacres : car
voici comme ils en parlèrent à tous les disciples assemblés : Choisissez, mes Frères, leur dirent-ils, des hommes qui soient parmi vous d'une probité reconnue, et, en même temps, d'une sagesse
consommée : Considerate, Fratres, viros ex vobis boni testimonii, plenos Spiritu Sancto et sapientia, quos constituamus super hoc opus (Act., VI, 3.). Probité et sagesse que saint
Etienne posséda dans un éminent degré, et qui lui donnèrent non seulement toute l'autorité, mais toute la grâce dont il eut besoin pour s'acquitter avec honneur du ministère qui lui avait été
confié.
Il ne suffisait pas qu'il eût pour cela une probité véritable ; mais il lui fallait une probité reconnue, une probité éclatante, une
probité éprouvée, et à laquelle toute l'Eglise rendit hautement témoignage : car c'est ce qu'expriment ces paroles : Viros boni testimonii ; pourquoi ? parce qu'il était question d'un
emploi aussi difficile et aussi délicat dans l'idée même des hommes, qu'il était saint devant Dieu. Je m'explique : saint Etienne fut choisi diacre, et même le premier des diacres :
Primicerius diaconorum ; ainsi l'appelle saint Augustin. Charge honorable, je l'avoue, mais qui l'engageait par une indispensable nécessité à deux choses : l'une, d'administrer les biens
de l'Eglise, dont il était par office le dispensateur ; l'autre, de gouverner les veuves qui, renonçant au monde, se consacraient à Dieu dans l'état de la viduité ; charge où la sainteté même
trouvait des risques à courir, mais où Dieu voulait que saint Etienne servît d'exemple à tous les siècles futurs. Développons ceci, mes chers auditeurs, et tirons-en une des plus solides
morales.
Comme dispensateur des biens de l'Eglise, Etienne était responsable de sa conduite à Dieu et aux hommes : première épreuve de sa
vertu ; car les fidèles alors, par un esprit de pauvreté, vendant leurs fonds, et en apportant le prix aux pieds des apôtres ; les apôtres d'ailleurs, comme le témoigne saint Luc, s'en
déchargeant sur les diacres et leur en laissant la disposition, et saint Etienne, entre les diacres, ayant un titre de supériorité, par la prééminence de son rang, Perinde primus, dit de
lui saint Chrysostome, ut inter apostolos Petrus ; il s'ensuit qu'il disposait plus absolument que les autres des trésors de l'Eglise. Or cet emploi, quoique saint, devait être pour
plusieurs un fatal écueil, et pour les saints mêmes une dangereuse tentation : et effet, déjà un apôtre s'y était perdu, et Dieu prévoyait qu'après lui bien d'autres s'y perdraient. Il prévoyait
qu'une des plaies les plus mortelles dont serait affligé le monde chrétien dans la suite des siècles, était l'énorme abus qu'on y ferait des revenus ecclésiastiques, qui sont proprement des biens
consacrés par la piété des fidèles pour être le patrimoine des pauvres : c'est-à-dire il envisageait ces temps malheureux où les ministres de l'Eglise, dominés et corrompus par une aveugle
cupidité, au lieu de distribuer aux pauvres ce patrimoine, le dissiperaient en se l'attribuant à eux-mêmes ; ces temps où l'avarice, l'ambition, le luxe ayant inondé jusqu'au sanctuaire, ce fonds
destiné à la subsistance des membres de Jésus-Christ serait profané, et, si j'ose user de ce terme, prostitué à des usages mondains : Dieu, dis-je, prévoyait ce scandale. Il était donc
nécessaire, ajoute saint Chrysostome , qu'à ce scandale, dont un apôtre réprouvé avait été l'auteur, Dieu opposât un exemple qui en fût le remède et le correctif : je veux dire, un homme dont la
fidélité irréprochable, dont le parfait désintéressement, dont l'exacte et inaltérable probité dans la dispensation des biens de l'Eglise, fût dès lors pour ceux qui les posséderaient une règle
vivante et toujours présente, et servit au moins à confondre ceux qui viendraient à se relâcher de leurs obligations dans une matière aussi essentielle que celle-là.
Or, je l'ai dit, c'est dans cette vue que saint Etienne a été suscité de Dieu, et c'est ce qui fait une des principales parties de sa
sainteté et de son éloge. On lui confie le trésor de l'Eglise, et il le ménage d'une manière qui lui attire, non seulement l'approbation, mais la vénération de tout le peuple de Dieu. A peine
est-il chargé de cet emploi, que les Grecs cessent de se plaindre, qu'on ne murmure plus contre les Hébreux ; que, sans distinction, les pauvres, soit étrangers, soit domestiques, sont
abondamment secourus. La charité de ce saint diacre suffit à tout ; et, avec une vigilance pleine d'équité, il fournit à tous les besoins d'une multitude qui, pour être par profession pauvre de
cœur, n'était pas insensible à l'indigence, moins encore à la négligence de ceux qui y devaient pourvoir.
Ces biens de l'Eglise, entre les mains de saint Etienne, ne sont donc employés, ni à rassasier la cupidité, ni à entretenir la
vanité, ni à satisfaire la sensualité ; mais il les partage selon la mesure de la nécessité : ils ne deviennent pas dans la personne d'Etienne l'héritage de la chair et du sang, mais l'héritage
de l'orphelin et de l'indigent ; Etienne n'en dispose pas comme maître, mais comme serviteur prudent et fidèle, qui se souvient qu'il en doit rendre compte lui-même au souverain Maître. Ah ! mes
Frères, s'écriait saint Bernard, déplorant les désordres de son siècle, que ne puis-je voir l'Eglise de Dieu dans cet ancien lustre, et dans cette pureté de mœurs et de discipline où elle était
autrefois ! Quis mihi det ut videam Ecclesiam Dei, sicut erat in diebus antiquis ! Et moi, je dirais volontiers, touché du même zèle que ce grand Saint : Que ne puis-je voir des hommes
du caractère de saint Etienne, pourvus des bénéfices de l'Eglise ! des hommes, comme saint Etienne, pleins de religion et de justice ! des hommes aussi persuadés que saint Etienne des obligations
attachées aux bénéfices et aux dignités dont ils sont revêtus ! des hommes aussi convaincus que ces dignités et ces bénéfices les engagent à être les pères des pauvres ; qu'à cette seule
condition, il leur est permis d'y entrer ; que l'Eglise a bien eu le pouvoir de leur en conférer les titres, mais qu'elle n'a jamais pu ni prétendu leur en donner l'entier et absolu domaine,
qu'ils n'en sont les propriétaires que pour les autres, et qu'ils n'ont droit d'en recueillir les fruits que pour les répandre partout où il y a des misères à soulager ! que n'ai-je la
consolation de voir des hommes pénétrés de ces vérités, et agissant selon ces principes ! C'est vous, Seigneur, qui les formez, ces dignes sujets ; c'est vous, et vous seul, qui pouvez faire
revivre dans votre Eglise cet esprit de saint Etienne, que la corruption de l'esprit du monde semble y avoir éteint. Si ceux qui jouissent de ces sacrés revenus en comprenaient bien la nature,
ils n'en craindraient jamais assez les conséquences : bien loin de s'applaudir d'en avoir la possession, ils gémiraient sous le fardeau d'une telle administration ; bien loin d'en désirer la
pluralité, ils en redouteraient même, pour m'exprimer de la sorte, la singularité et l'unité. Pourquoi ces biens sont-ils si funestes à plusieurs, et pourquoi leur attirent-ils la malédiction de
Dieu ? parce qu'on ne pense à rien moins qu'au saint usage qu'il en faudrait faire ; parce que, uniquement occupé des avantages temporels qu'on y recherche et qu'on y trouve, on s'en fait, aux
dépens des pauvres, une matière continuelle de sacrilège et de larcin : je dis de larcin, en s'appropriant, par une criminelle usurpation, des aumônes que la charité des fondateurs avait
destinées à l'entretien du troupeau de Jésus-Christ ; et c'est pour corriger cet abus, que je vous propose l'exemple de saint Etienne : exemple contre lequel ni la coutume, ni l'impunité, ni
l'erreur ne prescriront jamais, et qui seul suffira pour nous confondre au jugement de Dieu.
Non seulement saint Etienne, en vertu de la commission qu'il avait reçue, était chargé du trésor de l'Eglise, mais de la conduite des
veuves qui vivaient séparées du monde, et dévouées au culte divin. C'était à lui de les instruire, de les diriger, de les consoler, et par conséquent de traiter souvent avec elles, de les voir et
de les écouter. Or, c'est ici que Dieu mit encore à l'épreuve toute sa probité ; c'est ici que parut avec éclat l'intégrité de ses mœurs, et que le témoignage public lui fut également avantageux
et nécessaire : car ne vous persuadez pas que la charité, ni même que la sainteté des premiers chrétiens le dût garantir de la censure, s'il y eût donné quelque lieu. Au contraire, plus le
christianisme était saint, plus devait-on être disposé à condamner sévèrement jusqu'aux moindres apparences. Outre que la charité de ces premiers siècles n'était pas exempte de toute imperfection
humaine car déjà la jalousie s'était glissée dans les cœurs, déjà l'esprit de dissension avait formé des partis ; quelque sainte que fût l'Eglise, elle était composée d'hommes, ainsi qu'elle
l'est aujourd'hui , et l'on y jugeait à peu près des choses comme nous en jugeons : l'histoire de saint Etienne ne nous le prouve que trop. Il n'aurait donc pas évité les fâcheux et sinistres
jugements que l'on eût faits de lui, s'il s'était démenti de l'inviolable régularité dont il faisait profession ; mais c'est justement par cette régularité inviolable qu'il se soutient ; et
voici, mes chers auditeurs, ce que je vous prie de bien observer.
Quoique l'engagement où se trouve saint Etienne de converser avec un sexe si faible lui-même, et si capable d'affaiblir les plus
forts, soit une de ces fonctions qui, dans tous les temps, ont donné plus de prise à la médisance ; par un effet tout opposé, c'est ce qui augmente l'opinion et la haute estime qu'on a conçue de
sa personne. Sa réputation est si bien établie, que la plus rigide censure est forcée sur ce point de le respecter. Etienne, à la fleur de son âge, et dans l'exercice de son ministère, converse
avec des femmes, dirai-je sans scandale ? c'est peu, si vous le voulez; dirai-je sans reproche ? c'est beaucoup ; dirai-je sans soupçon ? c'est encore plus ; mais ce n'est point assez : car il le
fait avec honneur, il le fait avec fruit, il le fait avec une édification qui se communique à toute l'Eglise : voilà ce qui approche du miracle. Voulez-vous voir, Chrétiens, de quelle distinction
et de quel poids est cette louange pour Etienne ? souvenez-vous de ce qu'ont eu à essuyer les plus grands saints en de pareilles occasions ; souvenez-vous de ce qu'il en coûta à saint Jérôme :
c'était un homme vénérable, et par sa doctrine, et par son austérité ; un homme crucifié et mort au monde, un homme dont la vie était une affreuse et perpétuelle pénitence. Toutefois, quelles
persécutions, quoique injustes, n'eut-il pas à soutenir ? quels bruits, quoique mal fondés, la critique ne répandit-elle pas contre sa conduite ? Malgré les sages précautions dont il usa dans la
direction de ces illustres Romaines qu'il avait gagnées à Dieu, de quelles couleurs, quoique fausses, n'entreprit-on pas de le noircir ? de quelles apologies n'eut-il pas besoin pour justifier
son zèle quoique saint, et ses intentions quoique pures ? Quelles plaintes n'en faisait-il pas, et comment lui-même s'en est-il expliqué ? Chose étrange (ce sont ses propres paroles dans une de
ses épîtres), avant que je connusse Paule, tout l'univers se déclarait en ma faveur ; il n'y avait point d'éloge qu'on ne me donnât, point de vertu qui ne fût en moi, point de place où je n'eusse
droit de prétendre, jusque-là qu'on me jugeait digne du souverain pontificat : Antequam domum sanctœ Paulœ nossem, totius in me urbis consonabant studia ; dignus summo sacerdotio decernebar ;
dicebar humilis, sanctus, discretus. Mais depuis, ajoutait-il, que j'ai commencé à honorer cette servante de Dieu, et à prendre soin de son âme, dès là, par une bizarre révolution, tout
s'est soulevé contre moi ; on ne m'a plus trouvé aucun mérite; j'ai cessé d'être ce que j'étais, toutes mes vertus m'ont abandonné : Sed postquam illam pro merito suœ castitatis colere cœpi,
omnes me illico descruere virtutes.
Que veux-je conclure de là, Chrétiens ? Vous le voyez : que, comme il n'y a rien à quoi la censure s'attache plus malignement qu'à ce
qui regarde ces fréquents entretiens des ministres de Jésus-Christ avec ses épouses ; rien où il soit plus difficile à un serviteur de Dieu d'avoir pour soi le suffrage du public, puisque les
saints, même les plus autorisés, tel qu'était entre les autres saint Jérôme, y sont à peine parvenus; aussi n'est-il rien où ce qui s'appelle exactitude de devoir, sainteté de mœurs,
irrépréhensibilité de vie, soit plus nécessaire et tout ensemble plus glorieux : c'est donc là ce qui fait la gloire de saint Etienne. Car pourquoi est-il respecté, révéré, canonisé par la voix
publique, dans un ministère où les autres sont si sujets à être calomniés et décriés ? Ah ! mes Frères, répond saint Augustin, ne vous en étonnez pas, c'est qu'il était rempli de cette grâce qui
rend les hommes parfaits selon Dieu et selon le monde : Stephanus autem plenus gratia, c'est que, pour correspondre à cette grâce, il avait toute la vigilance et tous les égards que
demandait l'honneur de sa profession ; c'est qu'agissant par le mouvement de cette grâce, il se comportait envers le sexe dévot comme un homme au-dessus de l'humanité, avec la pureté d'un ange et
la modestie d'une vierge ; grave sans affectation, prudent sans dissimulation, mortifié et austère sans dureté, charitable et doux sans faiblesse ; c'est qu'étant sanctifié par l'onction de cette
grâce, on pouvait à la lettre dire de lui qu'il était cet ouvrier dont parle l'Apôtre, qui marche la tête levée, et qui ne fait rien dont il puisse rougir : Operarium inconfusibilem (2
Tim., II, 15.). Pour cela, reprend saint Augustin, on lui donne la conduite des femmes, et par là il revoit authentiquement le témoignage qu'on lui doit, de la plus épurée, de la plus solide et
de la plus consommée vertu : Virgo prœponitur feminis, et in hoc testimonium accipit integerrimœ castitatis ; par là il s'acquiert l'estime, non seulement des domestiques de la foi, mais
des étrangers ; par là il triomphe de ses ennemis, qui transportés de fureur, après avoir fait de vains efforts pour opprimer son innocence, grincent des dents contre lui, parce que toutes les
accusations dont ils le chargent se détruisent d'elles-mêmes, et ne peuvent rien contre cet honorable témoignage que lui rend malgré eux la vérité : Dissecabantur cordibus suis, et stridebant
dentibus in eum (Act., VII, 54.) ; par là, dis-je, il triomphe de la calomnie, et c'était aussi le grand moyen, le moyen unique d'en triompher ; car, pour continuer à faire de cet éloge
notre instruction particulière, prétendre être à couvert de la médisance sous un autre voile que celui de l'innocence ; espérer que les hommes nous épargneront, tandis que nous ne marchons pas
dans les voies droites ; croire qu'on excusera nos vices par la considération de nos personnes, c'est nous flatter, Chrétiens, et nous méconnaître : fussions-nous les dieux de la terre, on nous
jugera ; et s'il y a du faible en nous, on nous condamnera. Il n'y a que la probité, et la probité reconnue, qui puisse être au-dessus des discours et des jugements du monde.
Venons au détail, et développons ce point de morale si naturellement enfermé dans mon sujet. Ainsi, mes chers auditeurs, prétendre,
surtout dans le siècle où nous vivons, échapper à la malignité du monde par une autre voie que par celle d'une exacte et constante régularité ; pour une femme, par exemple, se persuader qu'elle
pourra se donner impunément toute sorte de liberté, sans que l'on pense à elle, ni qu'on parle d'elle ; qu'il lui sera permis d'entretenir tels commerces qu'il lui plaira, sans qu'on en tire des
conséquences au préjudice de son honneur ; qu'elle aura droit d'avoir dans le monde des liaisons dangereuses et suspectes, sans qu'on ait droit de s'en scandaliser ; et que, quoi qu'elle fasse,
on sera obligé à ne rien croire, à ne rien soupçonner, à ne rien voir ; ou plutôt qu'on sera obligé à s'aveugler soi-même, pour la supposer régulière et sage ; n'est-ce pas une prétention aussi
chimérique qu'injuste ? cependant c'est la prétention de tant de femmes mondaines. On veut avoir tout le crédit de la bonne vie et toute la réputation de la vertu, sans qu'il en coûte de se
contraindre, ni de s'assujettir à aucune règle ; disons mieux : on veut avoir tout le crédit de la vertu et de la bonne vie, avec toute l'indépendance du libertinage et du vice. Ainsi verrez-vous
des femmes, engagées dans des sociétés que la charité même la plus indulgente ne peut excuser, ni favorablement interpréter, se piquer néanmoins d'être exemptes de reproches, vouloir qu'on les
estime telles, trouver mauvais qu'on n'en convienne pas, prendre à partie ceux qui en doutent et qui se malédifient de leurs actions ; et cela, sous prétexte de l'obligation que Dieu nous impose
de ne point juger. Obligation sur laquelle elles sont éloquentes, parce qu'elles y sont intéressées ; sans considérer que, si ce principe avait toute l'étendue qu'elles lui donnent, les plus
honteux désordres régneraient tranquillement dans le monde, puisqu'il ne serait plus permis d'en condamner les apparences, qui néanmoins en font tout le scandale ; et que les apparences, ainsi
autorisées, en fomenteraient les plus pernicieux effets. Mais ce sont, me direz-vous, des jugements téméraires qu'on fait de moi ? et moi, je prétends que ce sont des jugements raisonnables,
prudents, bien fondés. Ils peuvent être faux ; mais dans la conduite peu circonspecte que vous tenez, ils ne peuvent être téméraires : car vous devez savoir que tout jugement désavantageux n'est
pas jugement téméraire ; et que souvent, dans la matière dont je parle, moins de chose que vous ne pensez suffit pour nous mettre en droit de prononcer. Et en effet, du moment que vous ne gardez
pas les bienséances qui conviennent à votre état ou à votre sexe, et que vous vous donnez certaines libertés qui choquent les lois de la modestie et de la prudence chrétienne, vous justifiez tous
les jugements que je fais de vous. Si je me trompe en me scandalisant, vous êtes responsable devant Dieu de mon scandale et de mon erreur. Mais cet homme, ajoutez-vous, dont on me reproche la
fréquentation comme un crime, est l'homme du monde à qui je dois le plus de reconnaissance, et qui m'a le plus sensiblement obligée. Que concluez-vous de là ? En est-il moins homme ? en est-il
moins dangereux pour vous ? en êtes-vous moins un objet de passion pour lui ? n'est-ce pas pour cela même que vous devez le craindre, et que ce qui serait peut-être indifférent à l'égard d'un
autre, doit à son égard alarmer votre conscience et vous troubler ? C'est en ceci, mes chers auditeurs, plus qu'en tout le reste, qu'il faut accomplir le précepte de l'Apôtre, lequel nous ordonne
de faire le bien, non seulement devant Dieu, qui en est le juge, mais devant les hommes, qui en sont les témoins : Providentes bona, non tantum coram Deo, sed etiam coram omnibus
hommibus (Rom., XII, 17.). Voilà en quoi saint Etienne s'est signalé, et ce qu'a opéré dans sa personne la grâce dont il était rempli : Stephanus plenus gratia.
Mais allons plus avant. J'ai dit qu'en prêchant Jésus-Christ, Etienne avait fait paraître dans son ministère une sagesse toute
divine, et je n'en veux point d'autre preuve que cet incomparable discours qu'il fit dans la synagogue, lorsque, toutes les sectes s'étant élevées contre lui, il soutint seul la cause de
Dieu et l'honneur de l'Evangile. Vit-on jamais dans un discours tant de dignité avec tant de modestie, tant de véhémence avec tant de douceur ; tant de force avec tant d'insinuation, tant de
fermeté avec tant de charité ? et ne fut-ce pas là le plus évident témoignage de la haute et sublime sagesse qui l'éclairait ? Avec cela, faut-il s'étonner s'il eut le don de persuader ou du
moins de confondre les pharisiens les plus passionnés pour leur loi ? Vous êtes infidèles à Dieu, leur disait-il, animé de zèle (car pour votre édification, Chrétiens, soutirez que je le
rapporte ici en propres termes, ce discours de saint Etienne, qui, sans contredit, est un des monuments les plus authentiques du christianisme) ; vous êtes infidèles à Dieu, mais je n'en suis
point surpris, vous ressemblez à vos pères : tel a été leur aveuglement et leur sort malheureux ; ainsi ont-ils, par leur conduite, irrité Dieu dès les premiers temps. Voyez comme ils trahirent
Joseph, le plus innocent des hommes et la figure du Messie, en le vendant à des étrangers : voyez comme ils traitèrent Moïse, leur législateur et leur chef, en murmurant contre ses ordres, en se
révoltant malgré ses miracles, en adorant un veau d'or pour lui faire insulte ; c'était ce Moïse qui leur promettait un Dieu Sauveur, et ils ne l'ont pas cru : voyez comme ils ont reçu les
prophètes ; en est-il venu un seul qu'ils n'aient pas persécuté ? dites-moi celui dont ils ont épargné le sang ? et néanmoins ces prophètes étaient les députés de Dieu, et leur annonçaient la
venue du Christ. Il n'est donc pas surprenant, concluait Etienne, que leur mauvais exemple vous ait séduits ; mais ce que je déplore, c'est que vous ne vouliez pas enfin ouvrir les yeux, que vous
ne profitiez pas de leur malheur, et qu'au lieu de vous rendre sages par la vue des châtiments que Dieu a exercés sur eux, vous remplissiez la mesure de leurs crimes, et vous deveniez encore plus
coupables qu'eux : car ils n'ont fait mourir que les prophètes et les précurseurs du Messie ; et vous avez crucifié le Messie même, et le Dieu des prophètes. C'est ainsi, dis-je, que saint
Etienne les pressait, sans qu'aucun d'eux pût résister à la sagesse et à l'Esprit divin qui parlait en lui : Et non poterunt resistere sapientiœ et Spiritui qui loquebatur (Act., VI,
10.).
S'il eût dit tout cela avec fierté et d'une manière impérieuse, en les convainquant même par ses raisons, il les aurait aigris ; mais
parce qu'il était plein de sagesse, il accompagnait tout cela de tant de grâce, de ménagement, de respect pour leurs personnes, qu'il montrait bien que c'était en effet la sagesse qui parlait par
sa bouche : Viri fratres et patres, audite (Ibid., VII, 2.) : Mes frères , ajoutait-il , écoutez-moi ; c'est pour votre salut que Dieu m'inspire le zèle dont je suis touché : je ne suis
ni un inconnu ni un étranger à votre égard ; je fais profession de la même foi que vous ; je suis comme vous de la race d'Abraham : je vous honore tous comme mes pères : mais encore une fois, ne
méprisez pas ma parole, rendez-vous à mes remontrances, et ne rejetez pas la grâce que Dieu vous offre par mon ministère. Il parlait, Chrétiens, comme un ange du ciel, et ses ennemis mêmes
apercevaient dans son visage je ne sais quoi de céleste : Et intuebantur vultum ejus tanquam vultum angeli stantis inter illos (Ibid., V, 15.). Mais enfin parce qu'il en voit
quelques-uns, malgré de si salutaires avertissements, persister dans leur incrédulité, son zèle s'enflamme, et il en vient aux reproches et aux menaces : Dura cervice et incircumeisis
cordibus, vos semper Spiritui Sancto resistitis (Ibid.) ; Allez , âmes indociles, esprits durs, cœurs incirconcis, vous êtes parvenus au comble de l'obstination, et il n'y a rien à attendre
de vous qu'une éternelle résistance au Saint-Esprit et à la vérité. Eh bien ! confirmez-vous dans votre malice, achevez ce que vos pères ont commencé, soyez des réprouvés comme eux : Sicut
patres vestri, ita et vos ( Ibid.). Autant de foudres, mes chers auditeurs , qui partaient de la bouche de saint Etienne, tandis que ses auditeurs confondus demeuraient dans le
silence : pourquoi ? parce que c'était la sagesse, non pas de l'homme, mais de Dieu, qui s'expliquait par l'organe de ce fervent prédicateur.
Or, à combien de pécheurs pourrais-je adresser ces reproches qu'Etienne faisait à une nation aveugle et rebelle? Il y a si
longtemps, Chrétiens, qu'on vous prêche dans celte chaire les vérités du salut : Dieu vous a envoyé des ministres de son Evangile, qui vous ont même persuadés ; des prédicateurs éloquents et
touchants, que plusieurs ont écoutés avec fruit. Si donc il y avait ici de ces cœurs indomptables et inflexibles de qui saint Etienne parlait : Dura cervice, et incircumcisis cordibus ;
pourquoi, leur dirai-je, vous obstinez-vous à ne pas sortir de votre désordre, et pourquoi opposez-vous aux saintes maximes de la sagesse chrétienne, dont on a soin de vous instruire,
une fausse sagesse du monde, qui est ennemie de Dieu ? car voilà, hommes du siècle, ce qui vous endurcit et ce qui vous perd. Comme les Juifs voulaient être sages selon leur loi, et non pas selon
la loi de Jésus-Christ, vous voulez être sages selon le monde, prudents selon le monde, intelligents, prévoyants, habiles, selon le monde : vous voulez accorder Jésus-Christ avec le monde, son
Evangile avec les lois du monde, son Esprit avec l'esprit du monde ; tout convaincus que vous êtes de vos devoirs envers Dieu, vous ne pouvez vous résoudre à aller contre le torrent
du monde, vous craignez la censure du monde, vous vous faites une obligation et une nécessité de vous conformer aux usages du monde, et de vivre comme on vit dans le monde. Tel est le
principe de cette dureté de cœur qui, comme un obstacle invincible, arrête votre conversion : or, pensez-vous que ces Juifs soulevés contre Jésus-Christ, et dont saint Etienne avait entrepris de
combattre l'infidélité, fussent plus coupables que vous dans leur endurcissement et dans leur impénitence ? Je soutiens, moi, que votre endurcissement, est sans comparaison, plus criminel, et que
par mille endroits leur impénitence a dû paraître devant Dieu plus excusable et plus pardonnable que la vôtre.
Non, mes chers auditeurs, ne nous flattons point ; ces Juifs que saint Etienne a confondus, quelque idée que nous en ayons, étaient
moins infidèles que nous. Ils péchaient par un faux zèle de religion, et nous péchons par un fonds de libertinage qui va souvent jusqu'à l'irréligion ; ils fermaient leurs oreilles et leurs cœurs
à la parole de Dieu, et nous, par un outrage encore plus grand, nous n'entendons cette parole que pour en être les censeurs et les prévaricateurs : ils résistaient au Saint-Esprit, mais dans un
temps où le Saint-Esprit était à peine connu ; notre confusion est que ce divin Esprit ayant rempli tout l'univers de ses lumières, et sanctifié le monde par sa venue, il trouve en nous la même
résistance, et qu'après les merveilleux effets et les prodigieux changements dont son adorable mission a été suivie, on puisse encore nous dire : Vos semper Spiritui Sancto resistitis.
La source de ce dérèglement, je le répète, c'est cette malheureuse sagesse du monde dont nous sommes prévenus : car avec cela il est impossible que Dieu se communique à nous, puisque cette
sagesse du monde, selon saint Paul, est une sagesse charnelle, et que Dieu est un pur esprit. Tout ce que Dieu opère en nous, cette sagesse du monde le détruit : Dieu nous éclaire, et cette
sagesse du monde nous aveugle ; Dieu nous anime et nous excite, et cette sagesse du monde nous rend froids et lâches ; Dieu nous donne des désirs de pénitence, et cette sagesse du monde les
étouffe. Il faut donc, si je veux que l'Esprit de Dieu agisse en moi, que je renonce à cette fausse sagesse, et que la première règle de ma conduite soit la sagesse évangélique. Non , je ne veux
plus vivre selon les lois de cette sagesse mondaine que Dieu réprouve. Non seulement je déteste les folies du monde, les extravagances du monde, mais la sagesse même du monde : car ce monde
, ennemi de Dieu, est réprouvé jusque dans sa sagesse ; et sa sagesse prétendue est son désordre capital. S'il affectait moins d'être sage, tout monde qu'il est, il serait moins corrompu,
puisqu'il est évident que sa plus dangereuse corruption vient de l'orgueil que lui inspire la sagesse dont il se pique. Je veux donc, en m'attachant pour jamais à la maxime de l'Apôtre, devenir
fou selon le monde, pour être sage selon Dieu ; passer pour insensé aux yeux du monde, afin d'être fidèle et chrétien aux yeux de Dieu : Si quis videtur sapiens esse in hoc sœculo, stultus
fiat ut sit sapiens (1 Cor., III, 18).
Revenons à l'éloge de saint Etienne. Vous l'avez vu plein de grâce dans l'accomplissement de son ministère; voyez-le maintenant plein
de force dans la consommation de son martyre : c'est le sujet de la seconde partie.
C'est un païen qui l'a dit, et la seule raison humaine,
indépendamment de la foi, lui a suffi pour le comprendre : il n'y a point de spectacle plus digne de Dieu qu'un homme aux prises avec la mauvaise fortune, et qui triomphe par sa constance de ses
disgrâces et de ses malheurs : En spectaculum ad quod respiciat intentus operi suo Deus, vir compositus cum mala fortuna (Senec.). Je puis, Chrétiens, pour la gloire de notre religion,
enchérir sur la pensée de ce philosophe, et vous faire voir dans la personne de saint Etienne un spectacle encore plus divin ; je veux dire un homme, non pas simplement aux prises avec la
mauvaise fortune, mais livré à la cruauté et à la rage de tout un peuple qui l'accable de coups, et dont il triomphe par son héroïque patience ; un homme vainqueur de soi-même, et qui, supérieur
à tous les sentiments de la nature, triomphe de la haine de ses ennemis par son héroïque charité : deux miracles où notre Saint a fait éclater cette force dont il était rempli : Plenus
forlitudine, faciebat prodigia et signa magna in populo ; deux prodiges dignes de l'attention de Dieu : Spectaculum ad quod respiciat intentus operi suo Deus ; le prodige de la
patience de saint Etienne dans toutes les circonstances de sa mort, et le prodige de sa charité envers les auteurs de sa mort. Or, si ces deux prodiges ont servi de spectacle à Dieu, pouvez-vous,
mes chers auditeurs, être assez attentifs à les contempler, tandis que je vous les propose comme des modèles qui doivent vous instruire et vous édifier ?
Saint Etienne est le premier qui ait souffert la mort pour Jésus-Christ ; c'est-à-dire qu'il a été le premier témoin de la divinité
de Jésus-Christ ; le premier confesseur de son nom, le premier martyr de son Evangile, le premier combattant des armées de Dieu, en un mot, le premier héros du christianisme et de la loi de
grâce. Ainsi l'Eglise le reconnaît-elle dans la solennité de ce jour. Et afin que vous ne pensiez pas que cette primauté soit un vain titre qui n'ajoute rien au mérite du sujet, souvenez-vous de
ce qui arriva en figure au peuple juif, lorsque, poursuivi par Pharaon, il se trouva réduit à la nécessité inévitable de traverser la mer Rouge, pour se délivrer de l'oppression et de la
servitude des Egyptiens. C'est saint Chrysostome qui fait cette remarque. Moïse, par une vertu divine, ayant étendu sa main sur les eaux, les avait déjà divisées, et montrait aux Israélites, dans
la profondeur de cet abîme qui venait de s'ouvrir à leurs yeux, le chemin qu'ils devaient prendre, et qui les devait sauver. Toutes les tribus étaient rangées en ordre de milice ; mais, quelque
confiance qu'ils eussent tous dans la protection de leur Dieu, chacun frémissait à la vue de ce passage ; les flots élevés et suspendus de part et d'autre faisaient trembler les plus hardis. Que
fait Moïse ? Pour les rassurer et les fortifier, il marche le premier, il entre dans ce gouffre affreux, le franchit, arrive heureusement à l'autre bord, et détermine, par son exemple et par son
intrépidité, tout le reste du peuple à le suivre : figure dont voici l'accomplissement dans saint Etienne. Le Sauveur du monde, qui fut souverainement et par excellence le conducteur du peuple de
Dieu, mourant sur la croix, avait ouvert à ses élus, pour arriver au terme du parfait bonheur, une voie aussi difficile que nouvelle ; savoir, la voie du martyre, qui, selon la pensée des Pères,
devait faire, par l'effusion du sang, comme une espèce de mer Rouge dans l'Eglise. Un nombre infini de Chrétiens étaient destinés à essayer, si je puis parler de la sorte, le passage de cette mer
; mais parce qu'ils étaient faibles, il fallait les encourager et les soutenir. Qu'a fait Dieu, ou plutôt qu'a fait saint Etienne, suscité de Dieu pour être leur chef après Jésus-Christ ? Comme
un autre Moïse, il s'expose le premier, il marche à leur tête, il les attire par son exemple, en leur faisant voir que la mort endurée pour Dieu, que la voie du sang répandu pour le nom de
Jésus-Christ, est un chemin sûr qui conduit à la gloire et à la vie : et voilà ce qui lui acquit la qualité de prince des martyrs. Après lui, tous les autres sont devenus inébranlables, et les
plus sanglantes persécutions ne les ont point étonnés ; mais ils marchaient sur les pas de saint Etienne ; c'était saint Etienne qui les animait tous ; et, s'il m'est permis de le dire, ils
participaient tous à la plénitude de sa force : Plenus fortitudine.
Ce n'est pas assez : outre qu'il souffre le premier, il souffre de tous les genres de martyre un des plus cruels, car on le condamne
à être lapidé : supplice prescrit pour punir le plus grand des crimes, qui fut le blasphème contre la loi, dont on accusait Etienne. Que dis-je ? ce supplice eut quelque chose encore pour lui de
singulier, et le voici : au lieu d'y procéder dans l'ordre et selon les formes de la justice, on le fait avec emportement et avec fureur : Et impetum fecerunt unanimiter in eum (Act.,
VII, 50.). On se jette sur ce saint diacre, on l'outrage et on l'insulte, on l'entraîne hors de la ville ; et là sans nul sentiment d'humanité, après avoir déchargé sur son sacré corps une grêle
de pierres, on le laisse expirer dans les plus violentes douleurs. Que vit-on jamais de plus barbare ! mais aussi vit-on jamais rien de plus surprenant que la patience de cet illustre martyre ?
sous cette grêle de pierres, il demeure ferme et immobile ; il conserve au milieu de son tourment toute la tranquillité et toute la paix de son âme ; il s'entretient avec Jésus-Christ, il lui
recommande les besoins de l'Eglise, il pense à la conversion de Paul. Quel miracle de force ! il est si grand, que le Fils de Dieu en veut être lui-même spectateur ; car c'est pour cela qu'il se
lève de son trône, et que, touché de ce prodige, il se tient debout pour le considérer : Video cœlos apertos, et Filium Hominis stantem a dextris Dei (Act., VII, 55.). Il ne se lève pas,
dit saint Ambroise, pour compatir à saint Etienne : une si heureuse mort n'était pas un objet de compassion ; mais il se lève pour voir combattre son serviteur, dont il regarde la patience comme
son propre triomphe : Surgit exsultans de Victoria famidi sui, et illius patientiam saum ducens triumphum. Il se lève pour être plus prêt à recevoir dans le sein de la gloire ce généreux
athlète de la foi : Surgit, ut paratior sit ad coronandum athletam. Car c'est bien ici, Seigneur, que vous vérifiâtes à la lettre ces paroles du Psaume : Posuisti in capite ejus
coronam de lapide pretioso (Psal., XX, 4.). Les Juifs accablaient Etienne de pierres, et vous vous serviez de ces pierres pour le couronner ; ils lui en faisaient un supplice, et vous lui en
faisiez un diadème d'honneur : leur cruauté semblait être de concert avec votre magnificence ; vous vouliez mettre sur sa tête une couronne de pierres précieuses, et ils vous en fournissaient la
matière : en effet, quelles pierres furent jamais plus précieuses que celles qui produisirent à l'Eglise ce premier martyr de notre religion ?
Or, pour nous appliquer ceci, Chrétiens, savez-vous ce qui m'afflige ? C'est la comparaison que je fais de notre lâcheté avec cette
force héroïque de saint Etienne. Je dis de notre lâcheté, soit dans les maux de la vie que nous avons à supporter, soit dans les biens dont nous avons à user, puisque dans l'un et dans l'autre
état, nous la faisons également paraître : car voilà, mes chers auditeurs, ce que nous devons aujourd'hui nous reprocher devant Dieu. Saint Etienne, avec un courage invincible, a soutenu le plus
rigoureux martyre, et nous, dans les moindres épreuves, nous témoignons des faiblesses honteuses ; une légère disgrâce, une contradiction, une humiliation, nous fait perdre cœur ; et de là
viennent ces abattements, ces chagrins, ces impatiences et ces désespoirs où notre vie se passe. De là ces troubles qui nous agitent, qui nous désolent, qui nous ôtent toute attention à nos
devoirs les plus essentiels, qui nous causent de mortels dégoûts pour les plus saints exercices de la piété, qui nous mettent dans une espèce d'impuissance de nous élever à Dieu, qui ébranlent
jusqu'aux fondements de notre foi, et qui nous font non seulement croire que Dieu nous abandonne, mais souvent douter s'il y a un Dieu et une Providence ; ne considérant pas, aveugles et insensés
que nous sommes, et ne voyant pas que c'est par là même que nous devons être convaincus qu'il y a un Dieu qui nous gouverne, et une Providence qui veille sur nous, puisqu'il est vrai qu'à notre
égard, comme à l'égard de saint Etienne, les persécutions et les croix sont la précieuse matière dont notre couronne doit être formée, que sans cela le royaume de Dieu ne serait plus cette place
de conquête qui ne peut être emportée que par violence ; que c'est pour cela que nous sommes les enfants des saints, et que nous n'avons pas encore résisté, comme eux, jusqu'à verser du
sang.
Tel est, dis-je, le premier sujet de ma douleur ; et voici l'autre, encore plus touchant : saint Etienne, plein de force, a triomphé
des tourments et de la mort ; et nous, tous les jours, nous sommes vaincus par la mollesse et par les douceurs de la vie. Ah ! mes Frères, disait saint Cyprien, parlant au peuple de Carthage, il
est bien étrange que la paix dont jouit présentement l'Eglise n'ait servi qu'à nous corrompre et à nous pervertir. Tant que la persécution a duré, nous étions vifs et ardents ; mais maintenant
que le christianisme respire, nous languissons ; nous n'avons plus à combattre que nous-mêmes, et nous succombons ; nos vices sont nos seuls persécuteurs, et nous leur cédons. C'est l'oisiveté
qui nous affaiblit, c'est la prospérité qui nous relâche, c'est le plaisir qui nous enchante : Et nunc frangunt otio, quos bella non vicerant. Je vous dis de même, mes chers auditeurs ;
notre confusion est que la foi ayant été, dans les martyrs, victorieuse de la barbarie et de l'inhumanité, elle soit aujourd'hui dans la plupart des chrétiens esclave de la volupté et de la
sensualité : car, il faut l'avouer et en rougir, on ne sait plus de nos jours ce que c'est que la force chrétienne ; on ne pense pas seulement à résister au péché ; on ne se met pas même en
défense contre l'iniquité du siècle. Des trois ennemis du salut que l'Apôtre nous marque, le démon, la chair et le monde, le plus redoutable c'est la chair ; mais bien loin de la traiter en
ennemie, on la flatte, on l'épargne, on la nourrit autant qu'il est possible dans les délices, et l'on se trouve ensuite honteusement asservi et livré à ses désirs impurs : le plus artificieux,
c'est le démon ; et bien loin d'être on garde contre lui, on est d'intelligence avec lui, on se plaît à en être tenté, ou plutôt on se suscite à soi-même des tentations plus dangereuses que
toutes celles qui viennent de lui : le plus contagieux, c'est le monde ; et bien loin de le fuir, on le recherche, on l'idolâtre, on en veut être approuvé et applaudi, on se fait un mérite de s'y
attacher : ces armes spirituelles dont le même saint Paul voulait que nous fussions revêtus pour repousser des ennemis si formidables, c'est-à-dire ce bouclier de la foi, cette cuirasse de la
justice, ce glaive de la parole de Dieu, on se rend tout cela inutile, parce qu'on n'en fait aucun usage. Ces moyens établis de Dieu pour se fortifier contre les attaques et les ruses du
tentateur, c'est-à-dire la pénitence, la vigilance, la persévérance dans la prière et dans les bonnes œuvres, ne nous servent à rien, parce qu'on refuse de les prendre ; on se rebute de tout, on
s'effraye de tout ; les moindres difficultés sont des monstres pour nous, et de spécieux prétextes pour ne rien entreprendre, ou pour tout quitter. Ce n'est pas qu'on n'en ait des remords, ce
n'est pas qu'on ne s'aperçoive bien que le relâchement où l'on vit est directement opposé à l'esprit de l'Evangile ; mais on se contente d’en accuser sa faiblesse, sans l'imputer jamais à son
infidélité, ni à sa malice. Votre faiblesse, mon cher auditeur ? et à qui est-ce de la vaincre qu'à vous-même ? Or, quelles violences vous faites-vous ? quelles victoires remportez-vous ? vous
êtes faible dans les moindres rencontres ; mais que serait-ce donc s'il fallait rendre à votre Dieu le témoignage que lui ont rendu les martyrs ? auriez-vous le courage de souffrir comme eux ? et
pour juger si vous l'auriez alors, l'avez-vous dès à présent ? si vous ne l'avez pas , êtes-vous chrétien ? si vous l'avez, que ne le faites-vous voir dans les occasions que Dieu vous en fournit
? C'est là ce que saint Etienne vous prêche ; et je vous annonce, moi, que quand la voix de son sang ne le dirait pas, les pierres dont les Juifs le lapidèrent vous le feront entendre malgré vous
dans le jugement de Dieu : Dico vobis, quia lapides clamabunt (Luc, XIX, 40.).
Je dis plus : parce que saint Etienne était plein de force, j'ajoute qu'il a triomphé d'un autre ennemi plus difficile encore à
vaincre que la mort, qui est la passion de la vengeance ; et voilà le prodige de sa charité. Si je vous disais qu'il s'est contenté de pardonner à ses ennemis, en ne leur voulant point de mal,
peut-être vous flatteriez-vous d'accomplir aussi bien que lui la loi de la charité parfaite : car c'est, dans le style du monde, à quoi communément on la réduit. Cet homme m'a offensé, et je lui
pardonne, mais qu'on ne me demande rien davantage ; j'oublie l'injure qu'il m'a faite, mais qu'on ne me parle point de lui ; je ne lui ferai nul tort, mais qu'il n'attende de moi nulle grâce.
Fantôme de charité, dont on se laisse aveugler jusqu'à s'en faire une fausse conscience. Mais quand, pour vous détromper d'une erreur si pernicieuse, je vous dis que saint Etienne a voulu du bien
à ceux qui le lapidaient ; quand je vous dis qu'il les a aimés jusqu'à se faire leur intercesseur auprès de Dieu, jusqu'à prier Dieu pour eux avec plus de zèle que pour lui-même, jusqu'à leur
obtenir, par son crédit, des grâces insignes ; qu'avez-vous à répondre, et que pouvez-vous opposer à cet exemple ? Oui, mon cher auditeur, c'est à cet exemple que j'en appelle de toutes les
maximes que vous inspire le monde, pour vous justifier à vous-même vos vengeances : saint Etienne a aimé ses ennemis ; il n'avait garde de les haïr, dit saint Augustin, car il savait qu'il leur
était redevable de toute sa gloire, et que c'était par eux que le royaume du ciel lui était ouvert : Nesciebat iis irasci, per quos sibi videbat regni caelestis aulam aperiri. Si vous
agissiez dans les vues de la foi, ce seul motif suffirait pour étouffer tous les ressentiments qui se forment dans votre cœur. En effet, cet homme que vous prétendez être votre ennemi, cet homme
qui vous a piqué, qui vous a raillé, qui vous a décrié et calomnié ; cet homme qui vous a rendu et qui vous rend sans cesse de mauvais offices, est celui que la Providence a destiné pour être un
des instruments de votre salut, pour être un moyen de votre sanctification, pour servir à vous faire pratiquer ce qu'il y a de plus méritoire et de plus saint devant Dieu. Or en cette qualité,
quoique d'ailleurs votre ennemi, n'est-il pas juste que vous l'aimiez et même que vous le respectiez ? Non seulementsaint Etienne a aimé ses persécuteurs, mais il les a aimés parce qu'ils étaient
ses persécuteurs. Que font les pharisiens, en le lapidant ? Ecoutez la pensée de saint Fulgence, qui vous paraîtra aussi solide qu'ingénieuse : Saint Etienne, dit ce Père, comme premier martyr du
christianisme, est une des pierres vivantes dont Jésus-Christ commence à bâtir son Eglise ; et les pharisiens, qui sont eux-mêmes des cœurs de pierre, frappant cette pierre mystérieuse, en font
sortir les étincelles de la charité et de l'amour divin : Dum lapidei Judœi Stephanum percutiunt, ignem ex eo charitatis eliciunt. Excellente idée d'une charité vraiment chrétienne !
Aimer ceux qui vous font du bien, ceux qui sont dans vos intérêts, ceux qui vous servent et qui vous plaisent, c'est la charité des païens, et pour cela il ne faut point avoir recours à
l'Evangile ; mais aimer ceux qui vous haïssent, ceux qui vous persécutent, ceux qui vous oppriment, et les aimer, lors même qu'ils travaillent avec plus d'ardeur et qu'ils sont même plus obstinés
à vous opprimer, c'est la charité du chrétien, c'est l'esprit de votre religion, c'est ce qui doit vous discerner du phariisen et de l'infidèle : sans cette charité parfaite, dont
Jésus-Christ a été le modèle et le législateur, en vain seriez-vous aussi mortifié et aussi austère que les plus fervents religieux : pour un homme du monde comme vous, voilà en quoi consiste
votre essentielle austérité et votre première mortification.
Ah! Chrétiens, n'admirez-vous pas jusqu'où va la force de ce prodigieux amour d'Etienne pour ses ennemis ? Pendant qu'ils le
lapident, il intercède pour eux, il demande grâce pour eux, il plaide leur cause ; et il la plaide si éloquemment, dit saint Augustin, qu'il paraît bien que c'est la charité même et le
Saint-Esprit qui parle par sa bouche. Seigneur, s'écrie-t-il en s'adressant au Fils de Dieu, ne leur imputez pas ce péché : c'est vous-même qui sur la croix m'avez appris, par votre exemple. à
tenir ce langage ; et je ne crains point que ma prière en faveur de ces malheureux soit téméraire et présomptueuse, puisqu'elle est conforme à la votre, et fondée sur la votre. Il est vrai que
leur crime est grand ; mais souvenez-vous que vous avez prié votre Père pour la rémission d'un crime mille fois encore plus grand : car vous étiez le Maître et je ne suis que le serviteur et le
disciple. J'ai donc droit d'espérer que, puisque vous avez vous-même jugé digne de pardon l'attentat et le déicide commis dans votre adorable personne, l'outrage qu'on me fait aujourd'hui ne sera
point irrémissible ; et qu'après que vous avez dit pour ceux qui vous crucifiaient : Pater, dimitte illis (Luc, XXIII, 34.), je puis dire pour les auteurs de ma mort : Domine, ne
statuas illis hoc peccatum (Act., VII, 59.). C'est ainsi que la charité de saint Etienne cherche à excuser et à disculper ses ennemis. Cela vous paraît héroïque ; et moi je soutiens que cet
héroïsme, bien entendu, n'est point un simple conseil, mais un précepte, et que, si vous ne priez sincèrement et de bonne foi pour vos plus cruels ennemis, il n'y a point de salut pour vous.
N'est-ce pas ce que vous enseigne l'Evangile, et n'y avez-vous pas lu cent fois ces paroles si expresses : Orate pro persequentibus vos, ut sitis fllii Patris vestri (Matth., V, 44.) ;
Priez pour ceux qui vous outragent, afin que vous soyez les enfants de votre Père céleste ? Pouvait-on vous déclarer ce point en des termes plus forts ? n'est-ce pas la règle que saint Etienne a
suivie ? en avez-vous une autre que lui ? l'entendez-vous mieux que lui ? pensez-vous et prétendez-vous qu'il vous en coûte moins qu'à lui ?
Qu'il est important, Chrétiens, de méditer souvent ces vérités ! Je vous ai dit que saint Etienne avait prié pour ceux qui le
lapidaient avec plus de zèle que pour lui-même. C'est ce qui paraît encore dans la description que saint Luc nous a faite de son martyre : car pourquoi pensez-vous que ce saint diacre, après
s'être tenu debout en recommandant son âme à Dieu, fléchisse les genoux pour recommander le salut de ses bourreaux : Positis autem genibus (Ad., VII, 59.) ? c'est qu'il sait que dans
cette posture il sera plus en état d'être exaucé, et d'obtenir pour eux miséricorde. Il avait donc pour ses ennemis, conclut saint Bernard, une charité plus ardente que pour sa propre personne :
Ampliorem erqo pro inimicis, quant pro scipso, habebat sollicitudinem. Mais, de plus, pourquoi hausse-t-il alors la voix, et pousse-t-il un grand cri vers le Ciel :
Clamavit voce magna ? Pour empêcher, répond le cardinal Pierre Damien, que les cris des pharisiens n'aillent jusqu'à Dieu, et n'attirent sur eux sa vengeance. Les pharisiens
criaient par un emportement de fureur, et saint Etienne par un excès de charité : Clamor lapidantium, furoris erat, clamor Stephani, pietatis. Or il fallait, ajoute ce Père, que le cri
de la charité l'emportât sur les cris de la fureur, et c'est ce qui arrive : la voix de saint Etienne est si forte qu'elle se fait seule entendre ; Dieu n'a d'oreilles que pour lui ; et il est si
touché de sa prière, qu'il ne peut, ce semble, lui résister , et qu'il répand sur les plus indignes sujets ses grâces les plus abondantes. C'est de la que Saul, le plus violent persécuteur de
l’Eglise, est changé en un apôtre, et devient un vaisseau d'élection, comme si Dieu avait entrepris de seconder, par le plus éclatant miracle de sa miséricorde, les prodiges de la charité
d'Etienne : car c'est à la charité d'Etienne qu'était attachée la prédestination, la vocation, la conversion de Paul ; puisqu'il est vrai, comme l'a remarqué saint Augustin, que si saint Etienne
n'eût prié, l'Eglise n'aurait pas eu ce docteur des nations et cette grande lumière : Si Stephanus non orasset, Ecclesia Paulum non haberet. Or tirez la conséquence pour vous-mêmes, mes
chers auditeurs, et prenez pour un des signes les plus certains de votre prédestination bienheureuse, cette charité envers vos ennemis.
Vous êtes pécheurs, et peut-être, au moment que je vous parle votre conscience est-elle dans un désordre qui vous doit faire trembler
; mais espérez tout, si vous pouvez vous résoudre à aimer chrétiennement cet homme qui s'est tourné contre vous, et dont vous avez reçu une injure qui vous blesse ; car cette victoire que vous
remportez sur vous-mêmes, ce sacrifice que vous faites de votre ressentiment, est une preuve convaincante que vous aimez Dieu ; et dès que vous aimez Dieu, vous êtes en grâce avec Dieu.
Ce fut en achevant sa prière que saint Etienne s'endormit paisiblement dans le Seigneur : Cum hœc dixisset, obdormivit in
Domino (Act., VII, 59.). Et il était juste, reprend saint Augustin, qu'il mourût de la sorte, et qu'il ne survécût pas à une prière si sainte. Qu'aurait-il pu dire, ou qu'aurait-il pu faire
dans la suite d'une plus longue vie, qui approchât du mérite d'une telle charité ? C'est par là même aussi que je finis, Chrétiens, en vous conjurant d'imiter la charité de ce saint martyr, de
l'exercer comme lui, cette charité si digne de la perfection et de l'excellence de votre foi ; cette charité que le paganisme n'a point connue, et que la nature ne peut inspirer.
Pardonnons afin que Dieu nous pardonne : car il nous traitera avec la même indulgence que nous aurons eue pour les autres ; il nous
rendra bien pour bien, et grâce pour grâce ; autant que nous aurons remis d'offenses, autant il nous en remettra : disons mieux : pour une offense remise, il nous remettra toutes les nôtres, et
nous couronnera dans son royaume éternel.
BOURDALOUE, SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT
ETIENNE
Le Martyre
de Saint Etienne, Annibale Carracci, Musée du Louvre