Je fus fidèle au rendez-vous, le père Munoz me reçut dans une cellule étroite et obscure. Nous nous assîmes sur un banc, auprès d'une lucarne grillée. Il n'y avait ni chaise ni table, mais un prie-Dieu comme ceux des églises d'Italie. A côté de son lit étaient deux tableaux représentant deux têtes de morts peintes en blanc sur une toile noire.
– Voilà, me dit-il, en me les montrant et en souriant de ma surprise, voilà tout l'ornement de ma chambre. L'une de ces tristes images est le miroir où je me contemple tous les jours, non pas tout à fait encore tel que je suis, mais tel que je vais être ; et l'autre, le croiriez-vous ? est le portrait de la plus jolie femme de l'Andalousie, tracé quarante jours après un bal où elle effaçait toutes ses compagnes.
Je frissonnais malgré moi, il s'en aperçut.
– Vous frémissez, ah croyez-moi, accoutumez-vous à ce spectacle ; il fait mépriser ce monde et aimer l'autre. Mais j'abuse de votre temps. Venons au fait. Je vais bientôt mourir, et déjà je ne puis plus écrire ; ma main, docile à ma volonté pendant soixante et treize ans, me refuse aujourd'hui son service ; je souffre d'inexprimables douleurs, et peut-être avant votre départ de Jérusalem, vous verrez mes funérailles.
En achevant ces mots, le père s'appuya contre le mur, comme épuisé de l'effort qu'il venait de faire en me parlant ; et, après quelques instants de silence il continua :
– Dites à M. de Chateaubriand que je meurs dans la joie de mon âme. Jérusalem est ma résidence chérie et quelle douceur de quitter la vie aux mêmes lieux où mourut pour nous le Sauveur du monde. M. de Chateaubriand n'entendra plus parler du père Munoz, mais dites-lui que son souvenir m'a suivi jusqu'à l'agonie.
Le père me remit alors la dernière lettre qu'il avait eue de son illustre ami.
– Ce sera toute ma réponse dit-il. M. de Chateaubriand apprendra ainsi à la fois que je l'ai reçue et que je n'existe plus.
Puis il me pria d'accepter un chapelet qu'il avait fait lui-même avec les olives de Gethsémani, et qui lui servait depuis vingt ans.
– Je n'ai plus longtemps à le dire, ajouta-t-il. Adieu, monsieur, adieu ; c'est trop laisser sous vos yeux le spectacle d'un pauvre moine expirant. Quittez-moi, et puisse votre mort être aussi heureuse que la mienne.
Je me retirai tout ému ; quelques confrères du père Munoz vinrent lui porter des secours ; il n'avait pas besoin de consolations.
Je partis deux jours après cet entretien ; le père Munoz n'avait pas encore quitté ce monde pour la vraie patrie. Une lettre que je reçus à mon arrivée à Smyrne, m'apprit la fin de ce religieux qui avait vu s'écouler quarante ans de sa vie dans les murs de Jérusalem, et qui s'estimait si heureux d'y mourir.
Voici la lettre de M. le vicomte de Chateaubriand au révérend père Munoz, à Jérusalem :
Paris, ce 3 septembre 1818
J'espère mon révérend père, que vous vous souvenez encore d'un pèlerin auquel vous avez donné si généreusement l'hospitalité. Pour moi je conserverai un éternel souvenir du bon accueil que m'ont fait les vénérables pères de Terre Sainte. J'ai appris par M. le comte de Forbin tous vos malheurs, et les nouvelles persécutions que vous éprouvez. Vous êtes, mon révérend père, accoutumés au martyre ; et Dieu vous fera à la fin triompher de vos ennemis.
Le voyageur qui vous remettra cette lettre est M. Rae Wilson, gentilhomme anglais qui va visiter les saints lieux ; il a rendu dans son pays de grands services aux catholiques je sais d'avance que vous voudrez bien être pour lui comme vous avez été pour moi. Votre charité s'étend à tous les hommes.
Veuillez, mon révérend père, me rappeler au souvenir de tous les religieux que j'ai eu le bonheur de voir à Jaffa ou à Jérusalem, et croire que je serai heureux quand j'aurai pu reconnaître toutes vos bontés. Si jamais vous veniez en France, j'espère qu'aucun de vous ne chercherait une autre maison que la mienne.
Je suis avec un cœur limpido e bianco, mon très révérend père, votre très humble, très obéissant, et très affectionné serviteur
Le vicomte de Chateaubriand,
Pair de France, Chevalier du Saint-Sépulcre.
Peu de jours après mon arrivée à Paris, fidèle exécuteur des derniers vœux du père Munoz j'envoyai à M. de Chateaubriand la lettre autographe que lui restituait ce religieux, après l'avoir gardée aussi longtemps que la vie ; j'y joignis le récit qu'on vient de lire. M. de Chateaubriand me répondit ainsi :
Paris, ce 3 décembre 1820.
Vous m'avez écrit une lettre charmante, Monsieur, et vous étiez bien digne de visiter la terre des miracles. L'extrait de votre journal me donne un grand désir de connaître le reste ; malheureusement je suis obligé de reprendre le bâton du voyageur ; je vais à Berlin, et les embarras de mon départ ne me laissent pas un moment à moi.
Gardez soigneusement, Monsieur, l'héritage, du bon père Munoz, un cœur limpido et bianco, ce cœur-là est de votre âge ; et vous avez vu par l'exemple de notre vieil hôte de Jérusalem, que la religion peut le conserver tel, au milieu de toutes les peines et dans l'âge le plus avancé de la vie..
Pardonnez, Monsieur, je vous écris ces deux mots à la hâte et ayant à peine le temps de me dire votre très humble et bien dévoué serviteur.
Chateaubriand
J'ai cent lettres de la main de M. de Chateaubriand, graves et précises comme il savait les écrire quand il dirigeait d'un bras ferme et expérimenté le timon de l'état, elles reposent dans mes archives de diplomate, à côté de mon portefeuille de voyageur et aucune, quand je les relis, ne m'émeut autant que celle-ci la première. Les hautes questions politiques qui s'agitaient dans notre correspondance n'appartiennent plus qu'à des temps oubliés ; mais la lettre à l'occasion du père Munoz touche au plus précieux souvenir de ma jeunesse.
Vicomte de Marcellus, Souvenirs de l'Orient, 1839