Voilà dans ses exemples le précis et l'abrégé de sa morale, de cette morale également ennemie de tout excès, soit de relâchement, soit de rigueur ; de cette morale qui ne ménage et ne flatte personne, mais aussi qui ne décourage et ne rebute personne ; de cette morale qui joint si bien ensemble, et toute la douceur, et toute la perfection de la loi évangélique.
BOURDALOUE
Les évêques, dit saint Denis, sont les princes de la hiérarchie ecclésiastique ; il leur appartient donc de perfectionner les fidèles, comme les anges dans la hiérarchie céleste, perfectionnent ceux qui leur sont inférieurs. De là vient, ajoute saint Thomas, l'obligation indispensable qu'ont les évêques d'être parfaits, puisqu'il n'est pas possible, au moins dans l'ordre naturel des choses, qu'ils communiquent aux autres, par leur action, ce qu'ils n'ont pas eux-mêmes. Cette vérité, dont les exemples particuliers ne nous convainquent pas toujours, se trouve pleinement justifiée dans notre illustre prélat. Il a été choisi de Dieu pour répandre l'esprit de piété dans tout le corps de l'Eglise, et il l'a fait par trois excellents moyens : par la douceur de sa doctrine, par la douceur de sa conduite, par la douceur de ses exemples. C'est ce qui l'a élevé à un si haut rang, et placé, comme l'Agneau de Dieu, sur la sainte montagne : Et vidi, et ecce Agnus stabat supra montem Sion (Apoc, XIV, 1.).
La piété tire un merveilleux secours de la doctrine, mais toute doctrine n'est pas propre à la piété. Sans parler de la fausse doctrine qui séduit, de la mauvaise doctrine qui corrompt, de la doctrine profane qui enfle, il y en a d'autres qui, toutes bonnes et toutes saintes qu'elles sont, ou surpassent l'esprit par leur élévation, ou l'épuisent par leur subtilité, ou l'accablent par leur rigueur : les unes l'éclairent sans l'émouvoir ; d'autres le touchent sans l'instruire; celles-ci sont trop mystérieuses, et l'embarrassent ; celles-là trop austères, et le rebutent. Pourquoi, de tant d'éloquentes prédications et de tant de livres remplis de piété, y en a-t-il si peu qui nous l'inspirent ? C'est que la doctrine des hommes parlant et d'un esprit défectueux et d'un sens particulier, elle tient toujours des qualités de son principe, et par conséquent ne peut être ni parfaite, ni universelle ; si elle entre dans un cœur, elle en trouve un autre fermé ; pour un qui la reçoit, cent l'écoutent avec indifférence : au lieu que celle qui vient de Dieu se fait comprendre à tous, et goûter de tous : Et erunt omnes docibiles Dei (Joan., VI, 45.). Or, telle est la merveille que je découvre dans le grand et incomparable François de Sales : sa doctrine est une viande, non de la terre, mais du ciel, qui de la même substance nourrit, aussi bien que la manne, toutes sortes de personnes. Et je puis dire, sans blesser le respect que je dois à tous les autres écrivains, qu'après les saintes Ecritures, il n'y a point d'ouvrages qui aient plus entretenu la piété parmi les fidèles, que ceux de ce saint évêque. Oui, Chrétiens, les Pères ont écrit pour la défense de notre religion, les théologiens pour l'explication de nos mystères, les historiens pour conserver la tradition de l'Eglise ; ils ont tous excellé dans leur genre, et nous leur sommes à tous redevables ; mais pour former les mœurs des fidèles, et pour établir dans les âmes une solide piété, nul n'a eu le même don que l'évêque de Genève. Son introduction seule à la vie dévote, combien a-t-elle converti de pécheurs ? combien a-t-elle formé de religieux ? combien d'hommes et de femmes a-t-elle sanctifiés dans le mariage ? combien, dans tous les états, a-t-elle fait de changements admirables ? Je vous le demande, Chrétiens ; car pourquoi citer ici les souverains pontifes, les cardinaux, les princes et les rois qui lui ont donné tant d'éloges, et pourquoi rapporter un nombre presque infini de miracles que la lecture de ce livre a produits ? Vous l'avez entre les mains ; et une des marques les plus évidentes de son excellence et de son prix, c'est que dans le christianisme il soit devenu si commun. L'avez-vous jamais ouvert sans vous sentir excités à la pratique de la vertu, sans concevoir de saints désirs d'être à Dieu, sans que l'Esprit de grâce vous ait parlé intérieurement, sans que la conscience vous ait fait quelque reproche ? or, ce que vous avez éprouvé, mes chers auditeurs, est une expérience générale et la meilleure preuve que la proposition que j'ai avancée, savoir, que François, par sa doctrine, a répandu dans les cœurs l'esprit de la vraie piété.
Mais qu'y a-t-il donc dans cette doctrine qui la rende si universelle et si efficace ? qui fait que ni les savants n'y trouvent rien au-dessous d'eux, ni les faibles rien de trop relevé ; qu'elle convient à toutes sortes de conditions, qu'il n'y a point de tempérament qui n'en ressente l'impression ? C'est, mes Frères, cette douceur inestimable qui faisait distiller de la plume de notre saint évêque, comme des lèvres de l'Epouse, le lait et le miel : Favus distillans labia tua, mel et lac sub lingua tua (Cant., IV, 11.). Voilà ce qui a donné tant de goût pour ses ouvrages aux âmes les plus mondaines et les moins sensibles à la piété. Prenez garde, au reste ; je ne dis pas que la doctrine de François de Sales soit douce dans ses maximes. Il n'y a rien de si difficile dans la loi chrétienne qu'elle n'embrasse, mais en cela même elle est plus conforme à celle de Jésus-Christ. Le Sauveur, remarque saint Augustin, dit que son joug est doux. Jugum meum suave est (Matth., XI, 30.) : pourquoi ? parce qu'il nous impose une charge plus légère ? non sans doute : trois additions à la loi écrite, qu'il exprime en ces termes : Ego autem dico vobis (Ibid., V, 22. ), sont d'une observance plus rigoureuse que tous les anciens préceptes. Le joug du Seigneur est doux, ajoute ce Père, non point à raison de sa matière, car c'est un joug ; mais par la grâce de l'Evangile, qui nous aide à le porter. Ainsi la morale que François a enseignée, est en elle-même une morale sublime et de la plus haute perfection ; mais suivant le dessein de son Maître, il a, par fonction de ses écrits, adouci l'amertume de la croix, que Jésus-Christ avait rendue si désirable et si précieuse, en la détrempant dans son sang. Ah ! Chrétiens, si la morale de ce saint prédicateur, seulement tracée sur le papier, est encore si puissante, que ne pouvait-elle point quand elle était vivante et animée ? et lorsqu'elle partait immédiatement de ce cœur embrasé du zèle le plus pur et le plus ardent, quel feu ne devait-elle pas répandre partout ? De vous dire que François de Sales a été l'oracle de son temps, que Paris l'a admiré, que les parlements de France, par des députations honorables, l'ont recherché pour entendre sa doctrine, qu'il fut l'apôtre de la cour, ce serait peu ; et si vous savez peser les choses au poids du sanctuaire, vous l'estimerez plus sortant de ce grand monde d'admirateurs qui le suivaient en foule, et se retirant dans le désert, c'est-à-dire quittant la cour et Paris, pour consacrer les carêmes entiers aux moindres villes de son diocèse, et aimant mieux, comme Jésus-Christ, prêcher dans les bourgades, que dans Jérusalem. De là même aussi, ces bénédictions abondantes que Dieu donnait à son ministère ; de là ces soupirs que poussaient vers le ciel ses auditeurs, et ces larmes qui coulaient de leurs yeux. De là ces fruits de pénitence qu'il recueillait après ses prédications évangéliques, comme le seul tribut qu'il prétendait tirer de cet emploi : recevant les pécheurs, écoutant leurs confessions, les encourageant et les consolant, leur prescrivant des règles de vie conformes à leur état, et tout cela avec cette sage douceur qui les convainquait, et qui les attachait inviolablement à leurs devoirs. Un des souhaits de saint Fulgence était de voir saint Paul prêchant l'Evangile ; et ne vous sentez-vous pas, Chrétiens, touchés du même désir à l'égard de François de Sales ? Or il est aisé de vous satisfaire : l'évêque de Genève vit encore dans ses écrits, parce qu'il y a laissé tout son esprit : choisissez-le pour votre prédicateur ; en tout temps et en tous lieux vous pouvez l'entendre. Je n'aurai pas peu fait pour votre salut, si je puis vous engager à cette sainte pratique : et cet homme de Dieu aura la gloire de continuer, après sa mort, ce qu'il a si heureusement commencé pendant sa vie, lorsqu'il a établi la piété et le culte de Dieu par la douceur de sa doctrine.
Ce sujet est trop vaste, mes chers auditeurs, pour le renfermer dans un seul discours. A cette douceur de la doctrine , François joignit la douceur de la conduite dans le gouvernement des âmes ; et quel nouveau champ s'ouvre devant moi ! que dirai-je des effets merveilleux que produisit dans l'Eglise une telle direction ? Je n'en veux qu'un exemple : il est mémorable. Je parle de ce saint ordre qu'il a institué sous le titre de la Visitation de Marie. Oui, Chrétiens, c'est à la conduite de son instituteur, à cette conduite également religieuse et douce, qu'il doit sa naissance ; c'est sur cette conduite qu'il est fondé, c'est par cette conduite qu'il subsiste. Vous le savez : Dieu choisit l'illustre et vénérable dame de Chantai pour l'exécution de ce grand ouvrage, et l'adressa à François de Sales, auquel il avait inspiré le même dessein. Dès qu'elle a vu ce saint prélat, qu'elle l'a entendu, la voilà d'abord gagnée par l'attrait de sa douceur ; cette femme forte que nous avons enfin trouvée dans notre France : Mulierem fortem quis inveniet (Prov., XXXI, 10.) ? connaît bientôt que son saint directeur agit de concert avec Dieu dans cette affaire : Gustavit et vidit quia bona est negotiatio ejus : cela suffit ; et sans une plus longue délibération, elle se résout à tout entreprendre pour seconder son zèle : Manum suam misit ad fortia. Elle rompt les liens qui la tiennent attachée au monde ; elle quitte sa patrie, et va dans une autre terre planter une nouvelle vigne qui devait fructifier au centuple et se répandre de toutes parts : De fructu manuum suarum plantavit vineam. A peine a-t-elle mis la main à l'œuvre du Seigneur, qu'un nombre de saintes vierges se joignent à elle pour prendre part au travail, et pour s'enrichir de grâces et de vertus : Multœ filiœ congregaverunt divitias. Telle fut l'origine de cet ordre si florissant. Vous me demandez quelle est sa loi fondamentale ? la voici dans les paroles du Sage, au même endroit : Et lex clementiœ in lingua ejus ; une autre version porte , lex mansuetudinis : c'est la loi de douceur, cette loi extraite du cœur de François, pour être gravée dans celui de ses filles en Jésus-Christ ; car il ne fallait pas qu'une si belle vertu mourût dans sa personne : et si le double esprit du Prophète dut être transmis à un autre, il était encore plus important que l'esprit simple et doux de ce glorieux fondateur fût multiplié : Mansuetudo multiplicavit me. Il semble en effet, que dans ces excellentes lettres par où il forma ce cher troupeau dont il était le conducteur, il ne leur recommande rien autre chose que la douceur de l'esprit : cette douceur d'esprit est le sujet ordinaire de ces admirables entretiens que nous lisons, et qu'il avait avec ces âmes prédestinées : à cette douceur d'esprit il rapporte toutes les constitutions de son ordre. Pourquoi, de toutes les congrégations religieuses, celle-ci est-elle spécialement favorisée du ciel ? pourquoi, par un avantage assez rare, lorsque le temps altère tout, croît-elle sans cesse dans la perfection de son institut, au lieu d'en dégénérer ? pourquoi se remplit-elle tous les jours de tant de sujets distingués, et par la splendeur de leur naissance et par le mérite de leurs personnes ? C'est que l'esprit de François y règne, c'est qu'elle est gouvernée par sa douceur. Je ne dis pas ceci, mes très chères Sœurs, pour vous donner la préférence au-dessus de tous les ordres de l'Eglise ; vous les devez honorer, et ce sera toujours beaucoup pour vous d'être les plus humbles dans la maison de Dieu. Mais je vous le dis pour vous faire encore plus aimer cette douceur qui vous doit être si précieuse , puisque c'est l'héritage de votre père, et que vous ne la pratiquerez jamais selon ses règles, sans triompher de toutes les passions, sans acquérir toutes les vertus, et sans vous élever comme lui, jusqu'au sommet de la montagne ou de la sainteté évangélique : Et vidit, et ecce Agnus stabat supra montem Sion , et cum eo centum quadraginta quatuor millia (Apoc, XIV, 1.).
Quand le grand évêque de Genève, par la douceur de sa conduite et pour l'avancement de la piété, n'aurait rien fait davantage que d'établir dans le christianisme un ordre où Dieu est si parfaitement et si constamment servi, ne serait-ce pas assez, et ne trouverais-je pas en cela même l'ample matière d'un des plus solides et des plus magnifiques éloges ? Mais non, Chrétiens, Dieu a prétendu de lui, il attend aujourd'hui de moi quelque chose de plus : Dieu, dis-je, a prétendu de lui que, par la douceur de ses exemples, il fit renaître en vous l'esprit de la piété chrétienne ; et Dieu attend encore de moi qu'en vous les proposant, je contribue à une fin si importante. Oubliez, s'il est possible, tout ce j'ai dit, et regardez seulement la vie de François de Sales : c'est un des plus excellents modèles que vous puissiez imiter. Hélas ! mes chers auditeurs, où la piété en est-elle maintenant réduite ? François de Sales lui avait donné du crédit : elle régnait de son temps jusque dans la cour, où il l'avait introduite avec honneur : et présentement n'est-elle pas en quelque sorte bannie de la société des hommes ? Les libertins méprisent insolemment ses maximes, et elle passe parmi ces prétendus esprits forts pour simplicité et pour faiblesse, parce qu'elle nous fait dépendre de Dieu, et qu'elle nous assujettit à la loi de Dieu. Les grands, dont elle devait être autorisée, l'abandonnent, parce qu'elle ne peut compatir avec l'ambition et l'intérêt qui les dominent : tout le reste à peine la connaît-il, tant il est aveugle et grossier : on se contente de vivre, sans penser à vivre chrétiennement. Ce désordre n'est-il pas tel que je le dis ; et si nous avons encore quelque sentiment de religion, n'en devons-nous pas être touchés ? Mais quoi ! mes Frères, ne le corrigerons-nous point, ce désordre si déplorable ; et faisant profession de garder si exactement tous les devoirs où la vie civile nous engage, n'aurons-nous nul soin de cette belle vie qui fait toute la perfection d'un chrétien ? Ah! du moins, considérez ici le modèle que je vous présente : il vous fera voir ce que c'est que la piété ; il vous la fera non seulement estimer, mais aimer. La Providence, qui voulait nous donner François pour exemple, l'a attaché à une vie commune, afin qu'elle n'eût rien que d'imitable : il n'a point passé les mers, pour aller dans un nouveau monde chercher de l'exercice à son zèle : il est demeuré dans sa patrie, mais il y a été prophète et plus que prophète, puisqu'il en a été le salut. Voilà ce que vous pouvez faire par proportion dans vos familles, et n'y êtes-vous pas indispensablement obligés ?
François n'a point refusé les bénéfices de l'Eglise : il était plus nécessaire qu'il nous enseignât à les bien recevoir. Voyez s'il y est entré par des considérations humaines, et déplorez les abus et les scandales de notre siècle où ce sont des vues intéressées, des vues ambitieuses qui nous servent de vocation pour tous les états, même les plus saints. De cet exemple vous tirerez deux règles de conduite ; l'une particulière, l'autre générale : car d'abord vous apprendrez en particulier avec quel esprit vous devez approcher de l'autel du Seigneur et paraître dans son sanctuaire ; que c'est le Seigneur même qui doit vous appeler à ce sacré ministère, et non point vous qui ayez droit de vous y porter. Et, par une conséquence plus générale, vous conclurez ensuite que Dieu étant le maître de toutes les conditions, c'est à lui de les partager, à lui de vous les marquer, à lui de vous choisir, sans qu'il vous soit permis de prévenir ou d'interpréter son choix à votre gré. Si ces règles étaient fidèlement observées, nous ne verrions pas dans les bénéfices et les dignités ecclésiastiques tant de sujets qui ne s'y sont ingérés que par la faveur, que par l'intrigue, que par les voies les plus sordides et les plus basses, et nous n'aurions pas encore la douleur de voir dans le monde tant d'hommes sans mérite, sans talent, sans nulle disposition occuper les places les plus honorables et se charger des fonctions les plus importantes.
François, en acceptant la dignité épiscopale, ne nous a pas donné le même exemple de renoncement, que plusieurs autres qui ont pris la fuite et se sont cachés dans les déserts pour éviter ou un fardeau, ou un honneur qu'ils craignaient. Mais j'ose dire néanmoins qu'en cela même il a fait quelque chose de plus rare et de plus instructif pour nous : car se trouvant engagé à une Eglise pauvre et désolée dont Dieu lui avait confié le soin, jamais rien ne l'en put séparer. C'était son épouse ; et, toute défigurée qu'elle paraissait à ses yeux, il lui fut toujours fidèle : en sorte qu'il la préféra à tout ce qu'on put lui offrir de plus spécieux et de plus brillant. Un tel exemple n'a-t-il pas je ne sais quoi qui gagne le cœur ? Vous me demandez, Chrétiens, quelle application vous en pouvez faire à vos mœurs ? rien de plus juste et de plus nécessaire à une solide piété. C'est d'aimer la condition où Dieu vous a appelés, quelle qu'elle soit ; de vous y tenir, et de ne chercher rien au delà, persuadés que si vous y suivez les vues de la Providence, si vous y demeurez par l'ordre de Dieu, il n'y a point de condition où vous n'ayez tous les moyens de vous sanctifier. C'est de réprimer ces insatiables désirs qu'inspirent aux âmes mondaines ou l'envie d'avoir, ou l'envie de paraître ; formant toute votre vie sur les grandes maximes du véritable honneur, de la raison, de la foi, et n'écoutant point ces faux principes qu'on se fait dans le siècle et même dans l'Eglise, pour viser sans cesse plus haut, et pour ne mettre jamais de bornes à ses prétentions. Dès que vous saurez ainsi vous fixer, vous ne serez plus si entêtés de votre fortune, si distraits et si dissipés ; vous vous préserverez de mille écueils où l'innocence échoue ; et, plus attentifs sur vous-mêmes, vous serez plus en état de goûter Dieu, et de marcher tranquillement et avec assurance dans ses voies.
François, revêtu de l'épiscopat, a fait consister sa perfection dans la pratique des devoirs propres de son ministère, visitant son Eglise, tenant des synodes, conférant les ordres sacrés, instruisant les prêtres, dirigeant les consciences , prêchant la parole de Dieu, administrant les sacrements. En tout cela rien d'extraordinaire, sinon qu'il le faisait d'une manière non ordinaire, parce qu'il le faisait en saint : c'est-à-dire parce qu'il le faisait avec fidélité, descendant à tout, jusques à converser avec les pauvres, et à enseigner lui-même la doctrine chrétienne aux enfants ; parce qu'il le faisait avec assiduité, ayant ses heures, ses jours, tous ses temps marqués, et donnant à chacun ce qui lui était destiné : parce qu'il le faisait avec persévérance et sans relâche, s'élevant au-dessus de tous les dégoûts, de tous les ennuis, de toutes les humeurs, principes de ces vicissitudes et de ces changements perpétuels, qui, selon les différentes conjonctures, nous rendent si différents de nous-mêmes ; parce qu'il le faisait toujours avec une ferveur vive et animée, ne se déchargeant point sur les autres de ce qu'il pouvait lui-même porter : le premier au travail, et le dernier à le quitter ; ne comptant pour rien les fatigues passées, et ne pensant qu'à en prendre de nouvelles et qu'à recommencer : enfin, parce qu'il le faisait avec une droiture et une pureté d'intention qui relevait devant Dieu le prix de toutes choses, même des plus légères en apparence, et leur imprimait un caractère de sainteté, n'ayant en vue que Dieu, que le bon plaisir de Dieu, que l'honneur de Dieu. Ah ! Chrétiens, on se fait tant de fausses idées de la piété ! on la croit fort éloignée, lorsqu'elle est auprès de nous ; on se persuade qu'il faut sortir de son état, et abandonner tout pour la trouver ; et voilà ce qui ralentit toute notre ardeur, et ce qui nous désespère. Mais étudiez bien François de Sales ; c'est assez pour vous détromper. Vous apprendrez de lui que toute votre piété est renfermée dans votre condition et dans vos devoirs. Je dis dans vos devoirs fidèlement observés : ne manquez à rien de tout ce que demandent votre emploi, votre charge, les diverses relations que vous avez plus directement, ou avec Dieu en qualité de ministres des autels, ou avec le public en qualité de juges, ou avec des domestiques en qualité de maîtres, ou avec des enfants en qualité de pères et de mères ; avec qui que ce puisse être, et dans quelque situation que ce puisse être, embrassez tout cela, accomplissez tout cela, ne négligez pas un point de tout cela. Je dis, dans vos devoirs assidûment pratiqués : ayez dans l'ordre de votre vie certaines règles qui distribuent vos moments, qui partagent vos soins, qui arrangent vos exercices selon la nature et l'étendue de vos obligations ; tracez-les vous-mêmes, ces règles, ou, pour agir plus sûrement et plus chrétiennement, engagez un sage directeur à vous les prescrire, et faites-vous une loi inviolable de vous y soumettre. Je dis, dans vos devoirs constamment remplis : avancez toujours dans la même route sans vous détourner d'un pas; et malgré l'ennui que peut causer une longue et fatigante continuité, n'ayez pour mobiles que la raison et la foi, qui chaque jour sont les mêmes, et qui chaque jour, autant qu'il vous convient, vous appliqueront aux mêmes œuvres. Je dis, dans vos devoirs gardés avec une sainte ardeur ; non pas toujours avec une ardeur sensible, mais avec une ardeur de l'esprit, indépendante des sentiments et au-dessus de tous les obstacles. Enfin, je dis, dans vos devoirs sanctifiés par la droiture de votre intention : tellement que, dégagés de tout autre intérêt et de tout autre désir, vous ne soyez en peine que de plaire à Dieu, et ne vous proposiez que de faire la volonté de Dieu.
Voilà, dis-je, mes chers auditeurs, ce que vous enseignera le saint directeur dont vous venez d'entendre l'éloge, et dont je voudrais que les leçons fussent gravées dans votre souvenir avec des caractères ineffaçables ; voilà dans ses exemples le précis et l'abrégé de sa morale, de cette morale également ennemie de tout excès, soit de relâchement, soit de rigueur ; de cette morale qui ne ménage et ne flatte personne, mais aussi qui ne décourage et ne rebute personne ; de cette morale qui joint si bien ensemble, et toute la douceur, et toute la perfection de la loi évangélique.
Vous me direz qu'on ne voit point là ni de rigoureuses pénitences à pratiquer, ni de grands efforts à soutenir : j'en conviens ; mais j'ajoute et je réponds, que c'est cela même qui en fait l'excellence et qui nous en doit donner la plus haute estime. Car c'est là que, sans qu'il paraisse beaucoup de mortifications, on a sans cesse à se mortifier ; que, sans croix en apparence, on trouve sans cesse à se crucifier ; que, sans nulle violence au dehors, il faut sans cesse se vaincre et se renoncer. Et je vous le demande en effet, Chrétiens, pour s'assujettir, comme François de Sales, à une observation exacte et fidèle, à une observation pleine et entière, à une observation constante et assidue, à une observation sainte et fervente des devoirs de chaque état, quelle attention est nécessaire ? quelle vigilance et quels retours sur soi-même ? et pour se maintenir dans cette attention et cette vigilance continuelle, de quelle fermeté a-t-on besoin, et en combien de rencontres faut-il surmonter la nature, captiver les sens, gêner l'esprit ? D'ailleurs, combien de devoirs difficiles en eux-mêmes et très onéreux ? combien qui nous exposent à mille contradictions et à mille combats ! combien dont on ne peut s'acquitter sans se faire la victime du public, la victime du bon droit, la victime de l'innocence ? combien qui demandent le plus parfait désintéressement, le sacrifice le plus généreux de toutes les inclinations, de toutes les liaisons du sang et de la chair ? Et comme tout cela se fait selon les obligations ordinaires de la condition, et n'a pas un certain faste, ni un certain brillant que la singularité donne à d'autres œuvres, quelle doit être la force et la pureté de nos sentiments, lorsque, sans nul soutien extérieur, sans nul éclat et sans nulle vue de paraître, la seule religion nous anime, la seule équité nous sert d'appui, le seul devoir nous tient lieu de tout ! Ah ! mes chers auditeurs, entrons dans cette voie, et ne craignons point qu'elle nous égare. C'est la voie la plus droite et la plus courte ; elle est ouverte à tout le monde, et François a eu la consolation d'y attirer après lui une multitude innombrable de fidèles. Si, par une dangereuse illusion, elle ne nous semble pas encore assez étroite, c'est que nous n'y avons jamais bien marché, et que nous ne la connaissons pas. Faisons-en l'épreuve ; et quand, après une épreuve solide, nous la trouverons trop large, alors il nous sera permis de chercher une autre route, et d'aspirer à une plus sublime perfection.
Vous cependant sur qui Dieu répandit sa lumière avec tant d'abondance, et qui nous l'avez communiquée avec tant de charité, fidèle et zélé pasteur des âmes, grand saint, recevez les honneurs solennels que vous rend aujourd'hui tout le peuple chrétien. Recevez les hommages que toute la France vous offre, comme autant de gages de sa reconnaissance (le P. Bourdaloue lit ce sermon pour la cérémonie de la canonisation de saint François de Sales). Elle sait ce qu'elle doit à vos soins, et elle tâche, dans cette cérémonie, à s'acquitter en quelque sorte auprès de vous. C'est elle qui, la première, vous avait déjà canonisé par la voix publique, et c'est elle qui vient enfin de consommer l'ouvrage de votre canonisation par la voix de l'Eglise. C'est à la requête de son roi, à l'instance de ses prélats, à la sollicitation de tout son clergé, que vous avez été proclamé saint. Il était juste qu'elle vous rendît, autant qu'elle le pouvait, devant les hommes, ce que vous lui avez donné devant Dieu. Pendant votre vie, vous avez travaillé à la sanctifier : il était juste qu'après votre mort elle travaillât à faire déclarer authentiquement et hautement votre sainteté. Recevez en particulier les hommages que je vous présente, comme membre d'une compagnie à qui l'éducation de votre jeunesse fut confiée, dans les mains de qui vous remîtes le plus précieux dépôt de votre conscience, et qui eut enfin la consolation de recueillir vos derniers soupirs, et de conduire votre bienheureuse âme dans le sein de Dieu.
Du reste, mes chers auditeurs, entrons tous dans l'esprit de cette solennité. Qu'est-ce que la canonisation d'un saint ? Un engagement à acquérir nous-mêmes, avec la grâce et le secours de Dieu, toute la sainteté qui nous convient. Car célébrer la canonisation d'un saint, c'est professer que la véritable gloire consiste dans la sainteté, qu'il n'y a rien de grand et de solide dans le monde que la sainteté, que toute la félicité et tout le bonheur de l'homme est attaché à la sainteté. Or, je ne puis professer tout cela sans me sentir excité fortement, et sollicité à la poursuite de la sainteté ; et je me condamne moi-même par ma propre confession, si, reconnaissant tout cela, je n'en ai pas plus de zèle pour ma sanctification. Il n'est pas nécessaire que nous soyons canonisés dans l'Eglise, comme François de Sales ; mais il est d'une nécessité absolue que nous soyons saints, par proportion, comme lui. Nous trouverons dans sa doctrine de quoi nous éclairer, dans sa conduite de quoi nous régler, dans ses exemples de quoi nous animer, et dans la gloire où il est parvenu, de quoi éternellement et pleinement nous récompenser.
BOURDALOUE, SERMON POUR LA CANONISATION DE SAINT FRANÇOIS DE SALES
Saint François de Sales écrivant l'Introduction à La Vie Dévote, église Saint-Pierre, Vaux-Saules