Voyez cet homme qui descend de ces hauteurs brûlantes. Ses mains soutiennent une table de pierre sur sa poitrine, son front est orné de deux rayons de feu, son visage resplendit des gloires du Seigneur, la terreur de Jéhovah le précède : à l’horizon se déploie la chaîne du Liban avec ses éternelles neiges et ses cèdres fuyant dans le ciel. Prosternée au pied de la montagne, la postérité de Jacob se voile la tête, dans la crainte de voir Dieu et de mourir. Cependant les tonnerres se taisent, et voici venir une voix :
Ecoute, ô toi Israël, moi Jéhovah, ton Dieu, qui t’ai tiré de la terre de Mitzraïm, de la maison de servitude.
1. — Il ne sera point à toi d’autres Dieux devant ma face.
2. — Tu ne te feras point d’idole par tes mains, ni aucune image de ce qui est dans les étonnantes eaux supérieures, ni sur la terre au-dessous, ni dans les eaux sous la terre. Tu ne t’inclineras point devant les images, et tu ne les serviras point, car moi, je suis Jéhovah, ton Dieu, le Dieu fort, le Dieu jaloux, poursuivant l’iniquité des pères, l’iniquité de ceux qui me haïssent, sur les fils de la troisième et de la quatrième génération, et je fais mille fois grâce à ceux qui m’aiment et qui gardent mes commandements.
3. — Tu ne prendras point le nom de Jéhovah, ton Dieu, en vain ; car il ne déclarera point innocent celui qui prendra son nom en vain.
4. — Souviens-toi du jour du sabbat pour le sanctifier. Six jours tu travailleras, et tu feras ton ouvrage, et le jour septième de Jéhovah, ton Dieu, tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton chameau, ni ton hôte, devant tes portes ; car en six jours Jéhovah fit les merveilleuses eaux supérieures, la terre et la mer, et tout ce qui est en elles, et se reposa le septième : or Jéhovah le bénit et le sanctifia.
5. — Honore ton père et ta mère, afin que tes jours soient longs sur la terre, et par delà la terre que Jéhovah, ton Dieu, t’a donnée.
6. — Tu ne tueras point.
7. — Tu ne seras point adultère.
8. — Tu ne voleras point.
9. — Tu ne porteras point contre ton voisin un faux témoignage.
10. — Tu ne désireras point la maison de ton voisin, ni la femme de ton voisin, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni rien de ce qui est à ton voisin.
Voilà les lois que l’Eternel a gravées, non seulement sur la pierre de Sinaï, mais encore dans le cœur de l’homme. On est frappé d’abord du caractère d’universalité qui distingue cette table divine des tables humaines qui la précèdent. C’est ici la loi de tous les peuples, de tous les climats, de tous les temps. Pythagore et Zoroastre s’adressent à des Grecs et à des Mèdes ; Jéhovah parle à tous les hommes : on reconnaît ce père tout-puissant qui veille sur la création, et qui laisse également tomber de sa main le grain de blé qui nourrit l’insecte et le soleil qui l’éclaire.
Rien n’est ensuite plus admirable, dans leur simplicité pleine de justice, que ces lois morales des Hébreux. Les païens ont recommandé d’honorer les auteurs de nos jours : Solon décerne la mort au mauvais fils. Que fait Dieu ? il promet la vie à la piété filiale. Ce commandement est pris à la source même de la nature. Dieu fait un précepte de l’amour filial ; il n’en fait pas un de l’amour paternel ; il savait que le fils, en qui viennent se réunir les souvenirs et les espérances du père, ne serait souvent que trop aimé de ce dernier : mais au fils il commande d’aimer, car il connaissait l’inconstance et l’orgueil de la jeunesse.
A la force du sens interne se joignent dans le Décalogue, comme dans les autres œuvres du Tout-Puissant, la majesté et la grâce des formes. Le Brahmane exprime lentement les trois présences de Dieu ; le nom de Jéhovah les énonce en un seul mot ; ce sont les trois temps du verbe être, unis par une combinaison sublime : havah, il fut ; hovah, étant, ou il est, et je, qui lorsqu’il se trouve placé devant les trois lettres radicales d’un verbe indique le futur, en hébreu, il sera.
Enfin, les législateurs antiques ont marqué dans leurs codes les époques des fêtes des nations ; mais le jour du repos d’lsraël est le jour même du repos de Dieu. L’Hébreu, et son héritier le Gentil, dans les heures de son obscur travail, n’a rien moins devant les yeux que la création successive de l’univers. La Grèce, pourtant si poétique, n’a jamais songé à rapporter les soins du laboureur ou de l’artisan à ces fameux instants où Dieu créa la lumière, traça la route au soleil, et anima le cœur de l’homme.
Lois de Dieu, que vous ressemblez peu à celles des hommes ! Eternelles comme le principe dont vous êtes émanées, c’est en vain que les siècles s’écoulent : vous résistez aux siècles, à la persécution et à la corruption même des peuples. Cette législation religieuse, organisée au sein des législations politiques (et néanmoins indépendante de leurs destinées), est un grand prodige. Tandis que les formes des royaumes passent et se modifient, que le pouvoir roule de main en main au gré du sort, quelques chrétiens, restés fidèles au milieu des inconstances de la fortune, continuent d’adorer le même Dieu, de se soumettre aux mêmes lois, sans se croire dégagés de leurs liens par les révolutions, le malheur et l’exemple. Quelle religion dans l’antiquité n’a pas perdu son influence morale en perdant ses prêtres et ses sacrifices ? Où sont les mystères de l’antre de Trophonius et les secrets de Cérès-Eleusine ? Apollon n’est-il pas tombé avec Delphes, Baal avec Babylone, Sérapis avec Thèbes, Jupiter avec le Capitole ?
Le christianisme seul a souvent vu s’écrouler les édifices où se célébraient ses pompes sans être ébranlé de la chute. Jésus-Christ n’a pas toujours eu des temples, mais tout est temple au Dieu vivant, et la maison des morts, et la caverne de la montagne, et surtout le cœur du juste ; Jésus-Christ n’a pas toujours eu des autels de porphyre, des chaires de cèdre et d’ivoire, et des heureux pour serviteurs ; mais une pierre au désert suffit pour y célébrer ses mystères, un arbre pour y prêcher ses lois, et un lit d’épines pour y pratiquer ses vertus.
CHATEAUBRIAND, Génie du Christianisme ; Première Partie - Dogmes et doctrine ; Livre 2 - Vertus et lois morales ; Chapitre IV - Des Lois morales, ou du Décalogue