Et certes, ajoute saint Augustin, cette remarque est importante, si la loi de Jésus-Christ avait été parfaitement au gré des païens, dès là elle aurait cessé, pour ainsi dire, d'être raisonnable ; et si les libertins l'approuvaient, dès là elle nous devrait être suspecte, puisqu'elle aurait plu, et qu'elle plairait encore à des hommes vicieux et corrompus. Pour être ce qu'elle doit être, pour être une loi irréprochable, il faut nécessairement qu'elle ne soit pas de leur goût ; et l'excès même qu'ils lui ont imputé est sa justification. Je dis à proportion de même des hérésiarques prévenus d'un faux zèle et enflés d'un vain orgueil ; ils ont voulu la resserrer, cette loi déjà si étroite ; ils ont entrepris de réformer, comme parle Vincent de Lérins, ce qui devait les réformer eux-mêmes ; et il a fallu que la loi chrétienne, pour ne pas aller à une sévérité sans mesure, et pour demeurer dans les limites de ce culte raisonnable qui fait son essentielle différence, et par où saint Paul la distingue, ne se rapportât pas à leurs idées, et qu'ils y trouvassent des défauts, afin qu'il fût vrai qu'elle n'en a aucun.
S'il s'agissait seulement ici de faire une simple apologie des devoirs du christianisme, je pourrais m'en tenir là ; et sans rien dire de plus, je croirais avoir suffisamment rempli mon dessein ; mais je vais plus loin, et, autant qu'il m'est possible, il faut, Chrétiens, vous mettre en état de rendre désormais sans contradiction, sans résistance, une obéissance entière à ce divin Maître, que Dieu nous ordonne d'écouter : Hic est Filius meus dilectus : ipsum audite. Il faut vous affectionner à sa loi, vous y attacher, et pour cela vous en donner toute la connaissance nécessaire. Attention, s'il vous plaît.
J'avoue donc que la loi de Jésus-Christ est une loi sainte et parfaite ; mais je soutiens au même temps que dans sa perfection elle n'a rien d'outré, comme l'esprit du monde se le persuade. J'avoue que c'est une loi modérée, et comme telle, proportionnée à la faiblesse des hommes ; mais je prétends que dans sa modération elle n'a rien de lâche, comme l'esprit de l'hérésie se l'est figuré. Or, ces deux vérités bien conçues m'engagent efficacement à la pratiquer, cette loi ; elles détruisent tous les préjugés que le libertinage ou l'amour-propre pourraient former dans mon esprit contre cette loi ; me déterminent à vivre en chrétien, parce que rien ne me paraît plus raisonnable ni plus droit que la conduite de cette loi. Quel avantage et pour vous et pour moi, si nous étions bien remplis de ces sentiments !
Non, mes Frères, dit saint Chrysostome traitant le même sujet, la loi de Jésus-Christ dans sa perfection n'a rien qui doive blesser la prudence humaine la plus délicate ; et la rejeter comme une loi outrée, c'est lui faire injure et ne la pas connaître. Soit que nous ayons égard aux obligations générales qu'elle impose à tous les états ; soit que nous considérions les règles particulières qu'elle trace à chaque condition, partout elle porte avec soi, si je puis user de ce terme, le sceau d'une raison souveraine qui la dirige ; partout elle fait voir qu'elle est émanée du conseil de Dieu, comme de sa source. Car enfin, poursuit saint Chrysostome, qu'y a-t-il de si singulier dans la loi chrétienne, que le bon sens le plus exquis ne doive approuver ? Elle oblige l'homme à se renoncer soi-même, à mortifier son esprit, à crucifier sa chair ; elle veut qu'il étouffe ses passions, qu'il abandonne ses intérêts, qu'il supporte un outrage sans se venger, qu'il se laisse enlever ses biens sans les redemander ; elle lui commande deux choses en apparence les plus contradictoires, du moins les plus paradoxes, l'une de haïr ses proches et ses amis, l'autre d'aimer ses persécuteurs et ses ennemis ; elle lui fait un crime de rechercher les richesses et les grandeurs, une vertu d'être humble, une béatitude d'être pauvre, un sujet de joie d'être persécuté et affligé ; elle règle jusques à ses désirs, jusques à ses pensées ; elle lui ordonne, en telle occasion qui se présente, de s'arracher l'œil, de se couper le bras ; enfin elle le réduit à la nécessité même de verser son sang, de donner sa vie, de souffrir la mort, et la plus cruelle mort, dès que l'honneur de sa religion le demande, et qu'il est question de prouver sa foi. Or, tout cela, mes chers auditeurs, est raisonnable ; et tellement raisonnable, que si la loi évangélique ne l'exigeait pas, tout intéressé que j'y puis être, et quelle que soit la corruption de mon cœur, j'aurais peine à ne la pas condamner. Venons lu détail, et reprenons.
Oui, il est raisonnable que je me renonce moi-même ; c'est de quoi je ne puis douter sans me méconnaître et sans ignorer ce que je suis. Car puisque je ne suis de moi-même que vanité et que mensonge ; puisque tout ce qu'il y a de bien en moi n'est pas de moi, et que je ne suis de mon propre fonds que misère, qu'aveuglement, qu'emportement, que dérèglement ; n'est-il pas juste que me regardant moi-même et me voyant tel, je conçoive de l'horreur pour moi-même, je me haïsse moi-même, je me détache de moi-même ? Et voilà le sens de ce grand précepte de Jésus-Christ : Abneget semetipsum. Il ne veut pas que je renonce ni à mes vrais intérêts, ni à la vraie charité que je me dois à moi-même, ni à la vraie justice que je puis me rendre ; mais parce qu'il y a une fausse justice que je confonds avec la vraie; parce qu'il y a une fausse charité, qui me flatte et qui me séduit ; parce qu'il y a un faux intérêt, dont je me laisse éblouir et qui me perd, et que ce que j'appelle moi-même n'est rien autre chose que tout cela, il veut que pour me défaire de tout cela, je me défasse de moi-même, en me renonçant moi-même.
Il est raisonnable que je mortifie ma chair, parce qu'autrement ma chair se révoltera contre ma raison et contre Dieu même ; que je captive mes sens, parce qu'autrement la liberté que je leur donnerais m'exposerait à mille tentations ; que je traite rudement mon corps et que je le réduise en servitude, parce qu'autrement, affaibli du joug d'une sainte austérité, je tomberais dans une criminelle et une honteuse mollesse.
Il est raisonnable que la vengeance me soit défendue ; car que serait-ce si chacun était en droit de satisfaire ses ressentiments, et à quels excès nous porterait une aveugle passion ? Raisonnable, non seulement que j'oublie les injures déjà reçues, mais que je sois prêt à en essuyer encore de nouvelles ; et qu'en mille conjonctures où ma faiblesse me ferait perdre la charité, si je m'opiniâtrais à faire valoir dans toute la rigueur mes prétentions, je me relâche de mes prétentions, et je me désiste de mes demandes : pourquoi ? parce que la charité est un bien d'un ordre supérieur, et que je ne dois risquer pour nul autre ; parce qu'il n'y a rien que je ne doive sacrifier pour conserver la grâce qui se trouve inséparablement liée à l'amour du prochain. Raisonnable, que cet amour du prochain s'étende jusqu'à mes ennemis même les plus mortels, puisque, sans parler de la grandeur d'âme, de cette grandeur héroïque et chrétienne qui paraît dans l'amour d'un ennemi et dans les services qu'on lui rend, la foi m'enseigne que cet homme, pour être mon ennemi, n'en est pas moins mon frère, et que d'ailleurs j'attendrais moi-même, si j'étais ennemi de Dieu, que Dieu usât envers moi de miséricorde, et qu'il me prévînt de sa grâce : car pourquoi serais-je plus délicat que lui dans mes sentiments et dans mes affections ? Raisonnable, par un retour qui semble d'abord bien surprenant et bien étrange, que je haïsse mes amis, mes proches, ceux mêmes à qui je dois la vie, quand ceux à qui je dois la vie, quand ceux à qui je suis le plus étroitement uni par les liens du sang et de l'amitié, sont des obstacles à mon salut : car alors la raison veut que je m'en éloigne, que je les fuie, que je les abhorre ; et c'est ainsi qu'il faut entendre cette parole de Jésus-Christ : Si quis venit ad me, et non odit patrem et matrem, non potest meus esse discipulus ; si quelqu'un veut venir à moi, et ne hait pas son père et sa mère, il ne peut être mon disciple. Parole, dit saint Grégoire, pape, qui n'abolit point le devoir des enfants envers leurs parents, mais qui condamne l'impiété des parents prévaricateurs, lorsqu'ils abusent de leur pouvoir pour servir de démons à leurs enfants, et pour les engager dans la voie de perdition. Eh quoi ! reprend Tertullien, justifiant cette maxime évangélique, il fallait que les soldats romains, pour être incorporés dans la milice, fissent comme une espèce d'abjuration, et de pères et de mères, entre les mains de ceux qui les commandaient ; et l'on estimait cette sévérité de discipline également juste et nécessaire : si donc Jésus-Christ nous impose cette même loi en certaines conjonctures, savoir, quand l'attachement d'un fils à son père, d'une femme à son mari, est incompatible avec les intérêts de Dieu et l'obéissance qui lui est due, pouvons-nous dire que c'est trop en demander ?
Mais pourquoi s'arracher l'œil ? pourquoi se couper le bras ? Répondez vous-même, divin Sauveur; et sur la dureté de cette expression, satisfaites dans un mot la prudence humaine : C'est qu'il vaut mieux, dit-il, entrer dans la vie n'ayant qu'un œil ou qu'une main, que d'être pour jamais condamné au tourment du feu ; c'est que tous les jours, à la honte des serviteurs de Dieu, un homme du siècle, par une sagesse mondaine, s'arrache l'œil, se coupe le bras, selon que Jésus-Christ l'a entendu, c'est-à-dire s'arrache lui-même à ce qu'il a de plus cher, et se sépare de ce qu'il aime plus tendrement, afin d'éviter un scandale dont il craint les suites fâcheuses pour sa fortune ; c'est qu'une femme du monde que la raison conduit encore, ne balance pas à rompre un engagement, quelque flatteur, quelque utile qu'il soit, dès qu'elle en prévoit quelque danger pour sa réputation : comme si Dieu avait voulu que la conduite des enfants du siècle servît de leçon aux enfants de lumière ; ou plutôt comme s'il avait voulu que ce fût une apologie du précepte de l'Evangile : Si oculus tuus scandalizat te, erue eum.
Ce n'est pas assez : pourquoi faire à l'homme un crime de ses désirs, et traiter d'adultère un regard impur et lascif ? Apprenez-le de saint Jérôme : c'est qu'il n'est point permis de désirer ce qu'il n'est pas permis de rechercher ; c'est que toute loi qui laisse les désirs dans l'impunité est une loi imparfaite, propre à faire des hypocrites plutôt que des justes, puisqu'il est impossible de réformer l'homme si l'on ne commence par réformer son cœur. Pourquoi ériger en béatitude un état aussi vil et aussi abject que la pauvreté ? Beati pauperes spiritus. Jugez-en par vos propres sentiments : c'est qu'autant qu'on a de mépris pour la pauvreté forcée, autant convient-on que la pauvreté volontaire dont parle Jésus-Christ est respectable; et d'ailleurs l'expérience nous fait bien voir qu'il n'y a d'heureux sur la terre que les pauvres de cœur, puisque la source la plus ordinaire de nos chagrins est l'attachement aux biens de la vie. Mais enfin, et voici le point capital, pourquoi réduire des hommes faibles à cette affreuse nécessité, ou d'être apostats et anathèmes, ou d'endurer à certains temps de persécution le plus rigoureux martyre ? Car c'est là-dessus que la loi de notre Dieu pourrait paraître aux sages du monde d'un caractère plus outré. Elle nous ordonne, et nous l'ordonne sous peine d'une éternelle damnation, d'être habituellement disposés à mourir, plutôt même que de déguiser notre foi. Or, cela, dites-vous, est-il raisonnable ? Et moi je réponds : En pouvez-vous douter; et pour s'en convaincre, faut-il autre chose que les premiers principes de la raison ? En effet, on demande s'il est raisonnable de s'exposer à la mort, plutôt que de trahir la foi qu'on doit à son Dieu : mais moi je demande s'il n'est pas raisonnable qu'un sujet soit prêt à perdre la vie, plutôt que de trahir la foi qu'il doit à son prince ? mais moi je demande s'il n'est pas raisonnable qu'un homme d'honneur soit en disposition de souffrir tout, plutôt que de commettre une lâcheté et une perfidie ? mais moi je demande s'il n'est pas raisonnable qu'un homme de guerre se sacrifie en mille rencontres comme une victime toujours sur le point d'être immolée et de recevoir le coup mortel, plutôt que de manquer à son devoir ? Il ne le trouve pas seulement raisonnable, mais il s'en fait un point d'honneur et une gloire.
Quoi donc, mes Frères, reprend saint Augustin, le martyre pour Dieu sera-t-il censé une folie, et le martyre pour le monde une vertu? La raison de l'homme aura-t-elle peine à reconnaître l'obligation de l'un, tandis qu'elle approuve et qu'elle autorise l'obligation de l'autre ? Non, non, Chrétiens, rien en cela, rien en tout le reste qui ne soit à l'épreuve de notre censure. Soyons raisonnables, et nous avouerons que la loi de Jésus-Christ l'est encore plus que nous. Soumettons-nous de bonne foi à tout ce que la raison ordonne, la loi évangélique n'aura plus rien qui nous choque. Car si elle nous choque, c'est parce qu'elle nous assujettit trop à la raison, et qu'elle n'accorde rien à notre passion. Prenez garde, s'il vous plaît : je ne dis pas que la loi chrétienne n'ajoute rien à la raison ; c'est une erreur des pélagiens : mais je dis qu'elle n'ajoute rien à la raison qui ne la perfectionne, qui ne l'élève, qui ne la purifie, et que la raison elle-même n'eût établi, si par elle-même elle eût été assez éclairée pour en découvrir l'excellence et l'utilité.
BOURDALOUE, SUR LA SAGESSE ET LA DOUCEUR DE LA LOI CHRÉTIENNE
ŒUVRES COMPLÈTES DE BOURDALOUE
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