Soit que nous consultions la foi, soit que nous en jugions par les principes de la droite raison, il est certain qu'il y a un aveuglement qui de lui-même est criminel, parce qu'il est volontaire et même affecté.
C'est-à-dire qu'il y a un aveuglement que nous entretenons dans nous, d'où nous ne voulons pas sortir, et que nous préférons secrètement à toutes les lumières de la vérité. Un aveuglement qui fait que le pécheur craint de trop voir, et qu'il évite de connaître, ou le mal qu'il fait, ou le bien qu'il ne fait plus, et qu'il est intérieurement déterminé à ne pas faire. Comme s'il disait : Je ne veux pas être plus éclairé que je suis ; j'ignore mes obligations, mais je veux bien les ignorer, ou du moins ne les pas approfondir ; mon aveuglement me plaît, il m'est commode ; et, bien loin d'en être en peine et de vouloir le corriger, je m'en fais un fonds de tranquillité et de paix, dont dépend toute la douceur et tout le bonheur de ma vie. Telle est la nature de ce péché.
Mais se trouve-t-il dans le monde des âmes assez insensées pour en venir jusque-là ? Oui, mes chers auditeurs, le monde en est plein ; et ce qui marque encore bien plus la corruption du monde, c'est que l'on en vient jusque-là sans passer pour insensé. Car si ce péché était, dans l'opinion des hommes, généralement décrié et reconnu pour folie, il serait plus rare et moins contagieux; mais aujourd'hui c'est un désordre commun que l'esprit perverti du monde a su même, en quelque façon, autoriser par le nombre et la qualité de ceux qui y sont engagés.
En effet, Chrétiens, prenez garde à cette induction qui va vous développer ma pensée, et qui me servira d'abord de preuve.
Je dis que cet aveuglement volontaire et affecté est le péché des libertins et des prétendus athées , qui, dans eux-mêmes et par les seules vues naturelles, ont des lumières plus que suffisantes pour connaître Dieu, et qui par conséquent ne peuvent l'effacer de leur esprit, ni cesser de croire en lui, que parce qu'ils ne veulent pas s'assujettir à lui, et qu'à force de l'offenser, ils parviennent enfin à l'oublier et ensuite à le méconnaître. Excellente idée que Tertullien donnait autrefois de l'athéisme, lorsque, après avoir démontré que Dieu en qualité de premier être est le plus connu de tous les êtres, il concluait que le désordre des impies était de ne vouloir pas reconnaître celui qu'ils ne pouvaient jamais absolument ignorer : Et hœc est summa delicti nolentium recognoscere quem ignorare non possunt. Où vous remarquerez que ce grand homme, bien éloigné de donner dans les vaines subtilités,de certains théologiens modernes, ni de raisonner comme eux, en faisant de dangereuses suppositions sur ce qui regarde l'existence et la foi d'un Dieu, n'admettait point d'ignorance de Dieu qui selon lui ne fût un crime monstrueux ; et cela fondé sur la parole expresse de saint Paul, lequel a toujours traité d'inexcusables ceux qu'une téméraire présomption aveugle jusqu'à douter de la Divinité : Invisibilia ejus per ea quœ facta sunt, intellecta conspiciuntur, ita ut sint inexcusabiles. L'insensé, dit le Saint-Esprit, a balancé entre sa raison et son cœur : sa raison lui a dit qu'il y avait un Dieu, et son cœur rebelle lui a dit qu'il n'y en avait point ; et parce que son cœur a malheureusement prévalu sur sa raison, malgré les vues de sa raison il a suivi le mouvement de son cœur, jusqu'à conclure, conformément à ses désirs, qu'il n'y a point de Dieu dans l'univers : Dixit insipiensin corde suo : Non est Deus. Aveuglement volontaire et affecté, qui dans la société des hommes fait les libertins de créance et de religion.
Je dis que c'est le péché de certains hérétiques de mauvaise foi, qui ne sont tels que parce qu'ils sont déterminés à l'être. Car il y en a dont la prévention va jusqu'à ne vouloir pas même s'instruire, jusqu'à rejeter indifféremment et sans choix tout ce qui serait capable de les convaincre, jusqu'à concevoir une secrète aversion pour la vérité, jusqu'à se faire un point de conduite et un principe de ne revenir jamais de leurs erreurs. Prévention que saint Augustin condamnait dans les manichéens, quand il leur reprochait qu'ils avaient moins de docilité pour les sacrés oracles de l’Écriture et pour la parole de Dieu, que pour les traditions humaines et pour les livres des profanes. Aveuglement volontaire et affecté, qui fait les schismatiques et les hérétiques.
Je dis que c'est le péché des sensuels et des voluptueux, qui, pour goûter avec moins de trouble leurs infâmes plaisirs, ne veulent pas même entendre parler des vérités éternelles, et ont l'audace de dire à Dieu ce que le saint homme Job leur mettait dans la bouche, pour exprimer le malheur ou plutôt le dérèglement de leur conduite : Et dixerunt Deo : Recede a nobis, scientiam viarum tuarum nolumus ; Ils ont dit à Dieu : Retirez-vous de nous, Seigneur, et cessez de répandre dans nos esprits cette science, quoique divine, qui nous découvre malgré nous les voies de salut. C'est une science importune ; et, dans la possession où nous sommes de vivre au gré de nos passions et de satisfaire nos sens, elle ne ferait que nous inquiéter et que nous alarmer. Réservez pour d'autres ces vives lumières qui sont les dons précieux de votre grâce : nous ne sommes pas encore disposés à les recevoir, il en coûte trop pour les suivre, et même il en coûterait trop, si nous les avions, pour ne les pas suivre : il vaut mieux pour notre repos que nous en soyons privés. Il est vrai que la science de vos commandements et de votre loi est la science des saints ; mais elle engage à des choses trop pénibles et trop contraires à toutes nos inclinations, pour souhaiter même que vous nous l'accordiez. Ce renoncement à soi-même, ce crucifiement de la chair, cette nécessité indispensable de la pénitence, tout cela, si nous y pensions, nous désolerait ; et la vue que nous en aurions empoisonnerait ce qu'il y a pour nous dans le monde de plus agréable et de plus doux. Nous aimons mieux passer nos jours dans une ignorance profonde, et être moins instruits, Seigneur, de ce que vous nous commandez, afin de pouvoir jouir sans remords des plaisirs que vous nous défendez. Car c'est ainsi que ces partisans du monde, esclaves de la passion et dominés par la sensualité, s'en expliquent, ou du moins c'est ainsi qu'ils le pensent. Aveuglement volontaire et affecté, qui fait les charnels et les impudiques.
Je dis que c'est le péché de certains esprits pleins d'eux-mêmes, qui, par un effet pitoyable de leur orgueil, ne peuvent supporter la Vérité, du moment que la vérité les humilie ; qui dès là s'opiniâtrent à la fuir, au lieu qu'ils devraient pour cela même la chercher ; qui, comme dit saint Augustin, aiment cette vérité quand elle leur est favorable, mais qui l'abaissent, qui la rejettent quand ils en craignent la censure : Amant lucentem, oderunt redarguentem. Le péché de ceux qui, possédés de leur amour-propre, ne veulent pas voir leurs défauts, quoique grossiers, et ne peuvent souffrir d'en être repris ; qui prennent pour offenses les plus charitables avis qu'on leur donne, et les plus salutaires remontrances qu'on leur fait ; qui, bien loin de les recevoir comme de bons offices, s'en font des sujets de ressentiment et d'aigreur, et ne se tiennent obligés qu'à ceux qui, par une fausse amitié ou par une lâche complaisance, ont soin de leur cacher tout ce qui les blesse, de leur dissimuler tout ce qui les mortifie, quelque vrai qu'il puisse être d'ailleurs, et quoiqu'il fût si utile et si nécessaire pour eux de le connaître. Le péché de ceux qui veulent même qu'on leur applaudisse jusque dans leurs faiblesses, et qu'on les loue, comme parle l’Écriture, jusque dans les désirs de leurs âmes, c'est-à-dire jusque dans leurs passions les plus violentes et dans leurs entreprises les plus injustes, qui mettent tout leur bonheur à être flattés et trompés ; qui comptent le mensonge pour un bienfait, et l'adulation pour une marque de respect : Hi nimirum ( ce sont les termes de saint Jérôme dans la belle peinture qu'il nous en a tracée) gaudent ad circumventionem suam, et illusionem pro beneficio ponunt. Aveuglement volontaire et affecté, qui fait les incorrigibles.
Enfin, je dis que c'est le péché d'une infinité de chrétiens qui, par une autre erreur encore plus damnable, ne veulent pas s'éclaircir sur certains faits, sur certains doutes, sur certains troubles de conscience, parce qu'ils sentent bien, pour peu qu'ils se sondent eux-mêmes, qu'ils ne sont pas dans la disposition d'accomplir des devoirs à quoi cet éclaircissement leur ferait voir qu'ils sont obligés. Et voilà ceux que le Prophète avait en vue dans le psaume trente-cinquième, et dont il disait : Noluit intelligere ut bene ageret : Le pécheur n'a pas voulu savoir le bien, parce qu'il ne l'a pas voulu faire. Ainsi un homme, auparavant obscur et inconnu, s'est poussé par ses intrigues dans ces emplois où, sans un miracle de la grâce, il est presque aussi impossible de se sauver qu'il est facile de s'enrichir en très peu d'années. On l'a vu s'élever de l'extrême indigence ou d'un état médiocre, à une prospérité qui scandalise le public. Chargé de l'administration du bien d'autrui, dans le maniement qu'il en a fait, il n'a eu ni l'exactitude, ni peut-être la bonne foi nécessaire pour ne pas confondre les intérêts du prochain avec les siens propres. Celui-ci, dans les fonctions de la magistrature, a cent fois montré, aux dépens du faible et du pauvre, ce qu'il pouvait en faveur de ses amis. Celui-là, pourvu dans l’Église de bénéfices, en a joui et en a dissipé les revenus, sans avoir égard aux obligations onéreuses qui y étaient attachées. Si, dans chacun de ces états, l'on venait, après quelque temps, à entrer dans la discussion des choses, et à peser tout dans la balance du sanctuaire, il est évident qu'on y trouverait bien des comptes à rendre, bien des injustices à réparer, bien des restitutions à faire. Or, tout cela embarrasserait et réduirait à des extrémités fâcheuses. Que fait-on ? Pour s'en ôter l'inquiétude et le scrupule, on s'en ôte la connaissance. On s'étourdit là-dessus, on prend le parti de n'y point penser. Faut-il cependant s'acquitter d'un devoir de religion ; faut-il, pour satisfaire au précepte de l’Église, approcher du tribunal de la pénitence, on cherche un confesseur commode, c'est-à-dire un confesseur peu habile ou peu zélé, qui, content de voir à ses pieds l'iniquité couverte des apparences de l'humilité, délie sur la terre ce que Dieu dans le ciel ne déliera jamais ; et, sans rien exiger davantage qu'une confession légère et superficielle, bénit encore Dieu d'une prétendue conversion, sur laquelle les anges de la paix et les vrais ministres du Seigneur ne peuvent assez amèrement pleurer. Aveuglement qui fait les insensibles et les endurcis.
Or, j'ai ajouté et je soutiens que, de tous les péchés dont l'homme est capable, il n'y en a point de plus contraire au salut. Pourquoi ? En voici la raison, qui est sans réplique : parce que cet aveuglement volontaire exclut la première de toutes les grâces, qui est la lumière divine ; et par l'exclusion de cette première grâce, nous met dans une espèce d'impossibilité de parvenir à aucune autre grâce. C'est la pensée de saint Augustin : d'où il s'ensuit que ce péché ferme, pour ainsi dire, à Dieu la porte de notre cœur, et réduit Dieu, tout Dieu qu'il est, à moins qu'il n'use de son souverain empire et qu'il ne fasse un dernier effort de sa miséricorde , comme dans l'impuissance de nous sauver. Ecoutez-moi, et vous en allez convenir. Point de péché plus contraire au salut que celui-là. Car, dans tous les principes de la théologie, la première grâce du salut, c'est la lumière qui nous découvre les voies de Dieu, et qui nous fait connaître nos devoirs : lumière absolument nécessaire, puisque dans l'ordre de la grâce aussi bien que dans l'ordre de la nature, pour agir librement il faut connaître, et pour connaître il faut être éclairé de Dieu.
Que faisons-nous donc quand nous rejetons cette lumière ? nous détruisons dans nous-mêmes le fondement du salut ; et par l'obstacle que nous apportons à cette seule grâce, nous renonçons, autant qu'il est en nous, à toutes les autres grâces que Dieu tenait en réserve dans les trésors de sa miséricorde, et par où il voulait nous convertir et nous attacher à Lui.
BOURDALOUE, SUR L'AVEUGLEMENT SPIRITUEL
ŒUVRES COMPLÈTES DE BOURDALOUE
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