J'appelle aveuglement cause du péché, quand l'homme ne pèche que parce qu'il est aveugle, et que, dans la disposition où il se trouve, il ne pécherait pas s'il avait certaines vues qu'il n'a pas en effet, mais qu'il pourrait, et par conséquent qu'il devrait avoir. Car il est vrai de dire alors que son aveuglement ou que son ignorance est la cause de son désordre, puisque son ignorance venant à cesser, son désordre cesserait de même.
En fut-il jamais un exemple plus authentique, et tout ensemble plus terrible, que le crime des pharisiens commis dans la personne du Sauveur du monde ? Un Dieu livré à la cruauté des hommes ; un Dieu moqué, outragé, condamné, crucifié ; voilà sans doute un péché dont la seule idée fait horreur, et cependant un péché dont l'ignorance a été le principe. Les pharisiens avaient entrepris de perdre Jésus-Christ, mais ils ne savaient pas que Jésus-Christ était le Messie et le Fils unique de Dieu. Oui, mes Frères, leur dit saint Pierre, prêchant dans leur synagogue, je sais que vous avez agi en cela, aussi bien que vos magistrats, par ignorance : Sed et nunc scio quia per ignorantiam fecistis, sicut et principes vestri. Vous avez opprimé le Juste, vous avez donné la mort à l'Auteur même de la vie, vous lui avez préféré un voleur public ; mais vous l'avez fait, parce que vous étiez dans l'erreur. Jésus-Christ ne le témoigna-t-il pas lui-même, lorsque sur la croix il dit à son Père : Pardonnez-leur, mon Père, parce qu'ils ne savent ce qu'ils font : Ignosce illis, nesciunt enim quid faciunt. Cependant ils commettaient le plus abominable de tous les crimes : mais, encore une fois, d'où procédait ce crime si abominable ? de l'aveuglement où la passion et la haine les avait plongés.
Rien de plus commun dans le christianisme que ces ignorances qui font tomber les hommes dans le péché, ou que ces péchés causés par l'ignorance des hommes. Combien d'injustices dans le commerce, combien d'usures, de prêts où la conscience est blessée, faute de savoir ce que la loi de Dieu permet et ce qu'elle défend ? Si j'en avais été instruit, dit-on, je n'aurais eu garde de m'engager dans cette affaire ; car à Dieu ne plaise que, pour nul intérêt du monde, je risque jamais mon salut ! Vous le pensez de la sorte, mon cher auditeur, et je le veux croire ; mais cependant vous avez fait ce que le Seigneur condamne hautement dans l'Ecriture : d'un argent qui devait être le secours des pauvres et la matière de votre charité, vous avez retiré un profit injuste, et cette usure déguisée, palliée tant qu'il vous plaira, a été la suite de votre ignorance. De même, combien d'aversions, de haines secrètes, d'inimitiés même déclarées, qui n'ont point d'autre fondement que la prévention et l'erreur ? Voilà, disait Tertullien, faisant l'apologie des premiers fidèles, d'où viennent toutes les violences qu'exercent contre nous les païens. Ce qui les porte à ces extrémités, c'est la haine qu'ils ont conçue pour la religion chrétienne. Haine fondée sur l'ignorance. Car ils ne haïssent les chrétiens que parce qu'ils ne les connaissent pas ; et du moment qu'ils les connaissent ils commencent à les aimer : Haec causa iniquitatis illorum erga christianos : ubi desinunt ignorare, cessant odisse.
Or, de chrétien à chrétien, c'est ce qui arrive encore tous les jours. Car combien, par exemple, de péchés contre la charité, combien de discours injurieux et de médisances, combien même de calomnies dont l'ignorance est la source ? Si l'on s'était bien instruit de la vérité des choses, on aurait parlé sagement, équitablement, charitablement ; et, rendant justice au prochain, on aurait par là conservé la paix. Mais parce qu'on s'est prévenu, parce qu'on ne s'est pas mis en peine de démêler le vrai d'avec le faux ; parce que, sur un léger soupçon, ou sur un rapport infidèle, on a cru ce qui n'était pas ; en un mot, parce qu'on a ignoré la vérité, on a condamné l'innocence, on a blessé l'honneur et détruit la réputation de son frère, on s'est piqué, on s'est aigri, on s'est emporté ; et de là tous les désordres que l'animosité et la vengeance ont coutume de produire.
On vous l'a dit cent fois, femmes chrétiennes, et l'on ne peut trop vous le redire : en matière d'impureté, notre religion condamne mille libertés comme criminelles, qui, dans l'estime commune, passent pour de simples vanités, et pour des légèretés dont on ne peut croire que Dieu se tienne si grièvement offensé. Si l'on était bien persuadé que ce sont des péchés et souvent des péchés mortels, est-il croyable que tant de personnes élevées dans la piété fussent néanmoins là-dessus si peu régulières, et qu'elles voulussent exposer ainsi leur salut ? Non : mais parce que le monde, ou pour mieux dire, parce que le libertinage du monde s'est mis en possession de qualifier tout cela comme il lui plaît, sans consulter d'autre règle on se le permet sans scrupule, et ce sont ces erreurs du monde qui entretiennent dans les âmes le règne de l'esprit impur. Laissons ce détail qui serait infini, et venons au point important que j'ai présentement à développer.
On demande donc, et voici la grande règle d'où dépend, dans la pratique et dans l'usage de la vie, le jugement exact que chacun doit faire de ses actions ; on demande si cet aveuglement, qui est la cause du péché, peut toujours devant Dieu, notre souverain juge, nous tenir lieu d'excuse et nous justifier. Mais si cela était, répond saint Bernard, Dieu, dans l'ancienne loi, aurait-il ordonné des sacrifices pour l'expiation des ignorances de son peuple ? David, dans la ferveur de sa contrition, aurait-il dit à Dieu : Seigneur, oubliez mes ignorances passées : Delicta juventutis meœ , et ignorantias meas ne memineris ? N'aurait-il pas dû dire au contraire : Souvenez-vous de mes ignorances ; car, puisqu'elles me sont favorables, et qu'elles me doivent servir d'excuse auprès de vous, il est de mon intérêt que vous en conserviez la mémoire ? Est-ce ainsi qu'il parle ? Non ; mais il dit à Dieu : Oubliez-les, effacez-les de ce livre redoutable que vous produirez contre moi, quand vous viendrez me juger. Il n'est donc pas vrai que l'ignorance soit toujours une excuse légitime, lorsqu'il est question de péché.
Je vais encore plus loin, car je prétends qu'elle ne l'est presque jamais pour la plupart des chrétiens. Ceci vous surprendra, mais je l'avance sans hésiter, et je dis hautement que, dans le siècle où nous vivons, une des excuses les moins soutenables est communément l'ignorance : pourquoi ? parce que, dans le siècle où nous vivons, il y a trop de lumières pour pouvoir s'autoriser de ce prétexte : Si non venissem et non locutus fuissem, peccatum non haberent. Si je n'étais pas venu, disait le Fils de Dieu , et que je ne leur eusse point parlé, leur incrédulité serait excusable ; mais maintenant que je leur ai annoncé le royaume de Dieu, et que je ne leur ai rien caché des vérités éternelles, ils n'ont plus d'excuses dans leur péché : Nunc autem excusationem non habent de peccato suo. Appliquons-nous ce reproche que Jésus-Christ faisait aux Juifs. Si nous vivions au milieu de la barbarie, dans un siècle où la parole de Dieu fût aussi rare qu'elle l'était, selon l'Ecriture, du temps de Samuel ; si l'on nous avait déguisé les vérités de l'Evangile, si l'on ne nous les avait proposées qu'en énigmes et en figures, si l'on n'avait pas eu soin de nous les représenter dans toute leur force, peut-être aurions-nous droit de faire fond sur notre ignorance, et nous serait-elle de quelque usage devant le tribunal de Dieu. Mais dans un royaume aussi chrétien que celui où Dieu nous a fait naître ; mais dans un temps où la parole de Dieu, ce pain d'entendement et de vie, selon l'expression du Sage : Panem vitœ et intellectus, se distribue si amplement et si souvent ; mais dans une cour où ceux qui écoutent cette parole se piquent de tant d'esprit et de pénétration, dire : je n'avais pas assez de lumières, et j'ai péché par ignorance, c'est un abus, Chrétiens. Une telle excuse est vaine, et n'a point d'autre effet que de nous rendre encore plus criminels. C'est ce voile de malice dont saint Pierre nous défend de nous couvrir, en rejetant sur Dieu ce que nous devons avec confusion nous imputer à nous-mêmes.
Mais enfin, me direz-vous, malgré cette abondance de lumières, on ignore encore cent choses essentielles au salut, surtout à l'égard de certains devoirs. Ah ! mes chers auditeurs, je l'avoue; mais c'est justement sur quoi je gémis, que dans un aussi grand jour que celui où nous sommes, il y ait encore tant de choses que nous ne voyons pas, et qu'au milieu de tant de clartés qui nous environnent notre aveuglement subsiste : voilà ce qui me surprend, et ce que je condamne. Quand les pharisiens protestèrent qu'ils ne connaissaient pas Jésus-Christ, et qu'ils ne savaient pas même d'où il était : Hunc autem nescimus unde sit ; bien loin que cette raison fermât la bouche à l'aveugle-né, elle ne fit qu'allumer son zèle : C'est ce qui paraît bien étonnant, leur répliqua-t-il, que vous ne sachiez pas d'où il est, et que ce soit pourtant lui qui m'ait ouvert les yeux : In hoc mirabile est, quia vos nescitis unde sit, et aperuit oculos meos. Comme leur disant qu'après un miracle aussi visible que celui-là, ils ne devaient plus chercher d'excuse dans leur ignorance, parce que ce miracle que Jésus-Christ venait de faire l'avait hautement et pleinement réfutée. Je dis le même de vous et de moi. Oui, mes Frères, il est bien étonnant que, sans y penser et sans le savoir, nous péchions tous les jours par ignorance, et que Dieu néanmoins ait si abondamment pourvu à notre instruction, qu'il s'explique à nous par tant de voix, qu'il nous parle par tant d'organes, qu'il ait établi tant de ministres pour nous déclarer ses volontés, tant de docteurs pour nous interpréter ses commandements, tant de guides pour nous diriger et pour nous conduire : In hoc mirabile est ; voilà le prodige, mais le prodige de notre iniquité, dont il serait bien indigne qu'on osât se prévaloir contre Dieu. C'était une erreur du mauvais riche dans l'enfer, de croire que ses frères, qui vivaient encore sur la terre, et qui menaient une vie aussi corrompue que la sienne, pussent s'excuser sur leur ignorance, jusqu'à ce que Lazare ou quelqu'un des morts leur eût été envoyé pour leur parler de la part de Dieu, et pour les instruire du malheureux état où ils se trouvaient engagés. Non, non, lui répondit Abraham, il n'est pas besoin que Lazare, pour cela, sorte du lieu de son repos : ils ont Moïse et les prophètes; qu'ils les écoutent : s'ils ne les écoutent pas, il n'y a plus d'ignorance qui les justifie.
Voilà, Chrétiens, comment Dieu nous traite, quand notre ignorance nous fait tomber dans le désordre, et que notre infidélité présomptueuse et orgueilleuse nous fait souhaiter d'être instruits par des voies extraordinaires: Habent Moysen et prophetas : Ils ont Moïse et les prophètes, c'est-à-dire, ils ont ma loi d'un côté, et ils ont de l'autre des pasteurs, des prédicateurs, des confesseurs, pour leur en donner l'intelligence ; s'ils ne l'accomplissent pas, leur ignorance n'est plus pour eux une raison : Nunc autem excusationem non habent de peccato suo. Et en effet, quand après cela nous péchons par ignorance, nous sommes non seulement coupables, mais inexcusables ; pourquoi ? observez ceci : parce qu'alors nous agissons ou contre nos propres lumières, ou du moins contre nos doutes. Contre nos propres lumières ; car au milieu des ténèbres de notre ignorance, nous ne laissons pas d'avoir des lumières confuses qui nous suffisent pour éviter le péché, si nous voulions nous en servir, et qui ne nous deviennent inutiles que faute de réflexion. Or, nous est-il pardonnable de faire si peu de réflexion à l'affaire capitale du salut ? S'il s'agissait d'une affaire temporelle, l'esprit ne nous manquerait pas, et nous saurions bien trouver des lumières pour en venir à bout ; mais pour le salut, nous n'en trouvons point, et je dis qu'il n'y a pas d'apparence que Dieu se contente de cela. Contre nos doutes ; car, quand même nous n'aurions pas assez de lumières pour juger des choses, nous en avons souvent assez pour douter. Or, du moment que nous en avons assez pour douter, si nous passons outre, nous en savons assez pour juger. Je doute si cette affaire est selon les règles de la conscience, et néanmoins je m'y embarque : je ne suis pas moins coupable que si je commettais le péché avec une évidence entière du péché. Je doute si ce bien m'est légitimement acquis, et toutefois, sans nulle recherche, je le retiens et j'en dispose ; c'est comme si je l'enlevais par une violence ouverte ; pourquoi ? parce qu'il ne nous est pas permis d'agir sur une conscience douteuse, et qu'un doute que je ne veux pas éclaircir m'empêche d'être dans la bonne foi, sans laquelle il n'y a point d'ignorance qui me puisse disculper. Ainsi raisonnent les théologiens.
Ah ! Chrétiens, souvenons-nous que la première de toutes les obligations est de savoir. Souvenons-nous qu'un péché ne peut jamais servir d'excuse à un autre péché, et par conséquent qu'il est inutile de vouloir justifier nos omissions et nos transgressions par nos ignorances, qui sont elles-mêmes de véritables péchés. Souvenons-nous qu'on est souvent plus criminel devant Dieu, ou aussi criminel de dire : Je ne l'ai pas su ; que de dire : Je ne l'ai pas fait. C'est sur ce principe, mes chers auditeurs, que nous devons aujourd'hui nous examiner. Il ne suffit pas de nous l'appliquer personnellement à nous-mêmes ; il faut qu'il s'étende sur tous ceux dont Dieu nous a chargés, et dont il nous demandera compte. Car voici le désordre : permettez-moi de vous le reprocher. Vous avez des enfants à élever, et vous les élevez tous les jours dans une ignorance grossière des points les plus essentiels au salut. Vous leur apprenez tout le reste, hors à connaître Dieu et à le servir. Vous leur donnez des maîtres pour les former selon le monde, et vous ne leur pardonnez pas là-dessus les moindres négligences ; mais s'ils sont bien instruits de leur religion, mais s'ils ont la crainte de Dieu, mais s'ils s'acquittent exactement des exercices ordinaires du christianisme, c'est à quoi vous pensez très peu, et peut-être à quoi vous ne pensez jamais.
Vous, Mesdames, vous avez des jeunes filles qui vous doivent la naissance, et à qui vous devez l'éducation : qu'elles pèchent par ignorance contre les règles d'une civilité mondaine, vous les reprenez avec aigreur ; mais qu'elles pèchent par ignorance contre la loi de Dieu, c'est ce que vous leur passez aisément. Vous avez des domestiques : ils sont chrétiens, et à peine savent-ils ce que c'est que d'être chrétien ; ils viennent au tribunal de la pénitence, et à peine savent-ils ce que c'est que pénitence ; ils se présentent à nos sacrements, et ils y commettent des sacrilèges. Leur ignorance les excuse-t-elle ? non ; mais elle vous excuse encore moins qu'eux : car s'ils sont obligés de s'instruire, vous êtes obligées de pourvoir à ce qu'ils le soient, et c'est en partie pour cela que Dieu veut qu'ils dépendent de vous. Vous me demandez à qui vous les adresserez pour leur enseigner les éléments du salut ? Ne vous offensez pas de ce que je vais vous répondre. A qui, dites-vous, les adresser ? mais moi je vous dis : Pourquoi sera-ce à d'autres qu'à vous-mêmes, puisque Dieu vous les a confiés ? croiriez-vous donc vous déshonorer, en faisant auprès d'eux l'office même des apôtres ? Mais encore à qui aurez-vous recours si vous n'en voulez pas prendre le soin ? à tant de ministres zélés, qui se tiendront heureux de s'employer à un si saint ministère. Oserai-je le dire ? à moi-même : oui, à moi, qui me ferai une gloire de cultiver ces âmes rachetées du sang de Jésus-Christ.
D'autres s'appliqueront à vous conduire vous-mêmes, et vous en trouverez assez. Mais pour ces pauvres, aussi chers à Dieu que tout ce qu'il y a de grand dans le monde, je les recevrai, je serai leur prédicateur, comme je suis maintenant le vôtre. Je vous laisserai le pouvoir de leur commander, et je me réserverai la charge ou plutôt l'honneur de leur faire entendre les ordres du souverain Maître à qui nous devons tous obéir, et de leur expliquer sa loi. Je les tirerai de cette ignorance, qui, bien loin d'être, et pour vous et pour eux, un titre de justification, vous expose encore à tomber dans un troisième aveuglement, qui est l'effet du péché et le sujet de la dernière partie.
BOURDALOUE, SUR L'AVEUGLEMENT SPIRITUEL
ŒUVRES COMPLÈTES DE BOURDALOUE
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