De tous les sentiments dont le cœur de l'homme est capable, il n'y a, selon l'ingénieuse et solide réflexion de saint Bernard, que l'amour de Dieu par où l'homme puisse rendre en quelque manière, si l'on ose ainsi parler, la pareille à Dieu ; et c'est le seul acte de religion en vertu duquel, tout faibles que nous sommes, nous puissions, sans présomption, prétendre quelque sorte d'égalité dans le commerce que nous entretenons avec Dieu.
En tout autre sujet, ce réciproque de la créature à l'égard de son Créateur ne nous peut convenir. Par exemple, quand Dieu me juge, je ne puis pas pour cela entreprendre de le juger; quand il me commande, je n'ai pas droit de lui commander : mais quand il m'aime, non seulement je puis, mais je dois l'aimer. A tous les autres attributs qui sont en Dieu et qui ont du rapport à moi, je réponds par quelque chose de différent, ou, pour mieux dire, par quelque chose d'opposé à ses attributs mêmes. Car j'honore la souveraineté de Dieu par ma dépendance, sa grandeur par l'aveu de mon néant, sa puissance par le sentiment de ma faiblesse, sa justice par ma crainte et par mon respect : et si là-dessus j'avais la moindre pensée de m'égaler à lui, ce serait l'outrager, et me rendre digne de ses plus rigoureuses vengeances. Mais quand j'aime Dieu parce qu'il m'aime, et que je veux lui rendre amour pour amour, bien loin qu'il s'en offense, il s'en fait honneur, et il trouve bon que je m'en fasse un mérite. Je puis donc en cela seul sans témérité me mesurer, pour ainsi dire, avec Dieu ; et quelque disproportion qu'il y ait entre Dieu et moi, j'ai par cet amour, non pas de quoi ne devoir rien à Dieu, mais de quoi lui payer exactement ce que je lui dois. Car je ne puis rien lui devoir au delà de cet amour ; et en lui payant ce tribut, j'accomplis envers lui toute justice : c'est-à-dire que comme, tout Dieu qu'il est, il ne peut rien faire de plus avantageux pour moi que de m'aimer, aussi de ma part ne peut-il rien exiger de plus parfait ni de plus digne de lui, que mon amour.
Ainsi raisonnait saint Bernard ; et voilà, Chrétiens, par où Madeleine trouva le secret de témoigner à Jésus-Christ sa reconnaissance, après en avoir obtenu la rémission de tous ses crimes. Elle aima, et elle aima beaucoup : Dilexit multum. Dans les âmes lâches, remarquez ceci, s'il vous plaît; c'est une vérité qui ne vous est peut-être que trop connue par la malheureuse expérience que vous en avez faite et que vous en faites tous les jours, dans les âmes lâches, cette vue des péchés remis ne produit ou qu'une fausse sécurité ou qu'une oisive tranquillité. Je m'explique.
On s'applaudit intérieurement, et Dieu veuille qu'on ne s'y trompe pas, on se félicite d'être déchargé par le sacrement de pénitence d'un fardeau dont la conscience sentait tout le poids, et sous lequel elle gémissait. Parce qu'on a entendu de la bouche du ministre ces paroles consolantes : Remittuntur tibi peccata: Vos péchés vous sont pardonnes, on s'en croit absolument quitte. Au lieu de suivre la règle du Saint-Esprit, et de craindre pour les péchés même pardonnés, parce qu'en effet dans cette vie on ne peut jamais s'assurer qu'ils le soient, on est en paix sur celui qui peut-être ne l'est pas; et supposé qu'il le fût, au lieu de faire les derniers efforts pour reconnaître la grâce inestimable du ce pardon ; au lieu de dire comme David : Quid rétribuant Domino ? Que rendrai-je au Seigneur ? au lieu d'imiter ce roi pénitent, et de chercher comme lui avec un saint empressement et un saint zèle à s'acquitter auprès de Dieu d'une obligation aussi essentielle que celle-là, on vit dans un repos souvent beaucoup plus dangereux que tous les troubles dont peut être suivie la pénitence d'une âme scrupuleuse et timorée. Il semble que cette grâce de l'absolution dont on se flatte n'ait point d'autre effet que de mettre le pécheur en état de vivre avec plus de liberté; et par une ingratitude qui n'a point d'exemple, parce qu'on ose compter sur la miséricorde de Dieu, et qu'on pense l'avoir éprouvée, on se croit en droit d'être moins occupé du soin de lui plaire et du regret de lui avoir déplu. Ainsi l'on regarde la rémission de ses péchés comme un soulagement, et non comme un engagement. On la considère par rapport à soi, et non par rapport à Dieu. On veut jouir des fruits qu'elle produit, sans accomplir les devoirs qu'elle impose; et en goûter la douceur intérieure, sans se mettre en peine des œuvres de pénitence qui en sont les charges. Consultez-vous vous-mêmes, et vous conviendrez que c'est là peut-être l'abus le plus commun, et un des relâchements les plus ordinaires qui se glissent dans la pénitence.
Mais apprenez aujourd'hui, Chrétiens, à vous détromper de ces erreurs; apprenez ce que doit à Dieu un pécheur converti, et ce que Dieu en attend. Madeleine vous l'enseignera; et par les progrès qu'elle fit dans l'amour de son Dieu, elle sera pour vous le plus parfait modèle non plus d'un amour pénitent, mais d'un amour reconnaissant : Dilexit multum. Il est vrai, Chrétiens, le Sauveur du monde, dans la maison du pharisien, avait dit à Madeleine : Votre foi vous a sauvée, vos péchés vous sont remis; allez en paix. Mais c'est pour cela même que son amour pour Jésus-Christ n'eut plus de paix, et qu'il lui causa ces ardents et saints transports de reconnaissance dont elle fut si souvent et si vivement agitée. Parce que ses péchés lui avaient été pardonnés, elle se dévoua par un attachement inviolable à cet Homme-Dieu, pendant qu'il vécut sur la terre ; parce que ses péchés lui avaient été pardonnés, elle lui marqua une fidélité héroïque dans le temps de sa passion et de sa mort ; parce que ses péchés lui avaient été pardonnés, elle demeura avec une invincible persévérance auprès de son tombeau ; parce que ses péchés lui avaient été pardonnés, elle le chercha avec toute la ferveur d'une épouse, et d'une épouse saintement passionnée, quand elle le crut ressuscité. Quatre effets merveilleux de la reconnaissance de Madeleine, mais auxquels je ne m'arrête qu'autant qu'ils peuvent se rapporter à votre instruction, et qu'ils doivent vous servir d'exemple. Ecoutez-moi, pécheurs réconciliés et sanctifiés par la grâce de votre Dieu. Ecoutez-moi, pécheresses converties et revenues de vos égarements. Vous allez connaître en quoi consiste la perfection de votre état.
Madeleine convertie n'eut plus désormais d'attachement que pour Jésus-Christ. Vous le savez : tant que cet Homme-Dieu demeura sur la terre, elle lui parut tellement dévouée, qu'elle sembla ne plus vivre que pour lui. Quelle fut son occupation ? Elle le suivait, dit saint Luc, dans la Judée et dans la Galilée, compagne inséparable de ses voyages, lorsqu'il parcourait les bourgades, prêchant le royaume de Dieu. Que fit-elle de ses biens ? elle les employait pour ce Dieu Sauveur. Et ministrabat ei de facultatibus suis ; trop heureuse, dit saint Chrysostome, de contribuer à l'entretien d'une vie si importante et si nécessaire; trop heureuse de nourrir celui même à qui elle était redevable de son salut; trop heureuse de le recevoir dans sa maison, et de lui rendre tous les offices de la plus libérale et de la plus affectueuse hospitalité. Où la trouva-t-on plus ordinairement ? aux pieds de cet adorable Maître, écoutant sa parole, la méditant, la goûtant : Sedens secus pedes Domini, audiebat verbum illius. En vain lui en fait-on des reproches : elle s'en ferait elle-même de bien plus forts, si jamais elle pensait à rien autre chose qu'à renouveler sans cesse son amour pour ce Dieu de patience et de miséricorde. En vain Marthe se plaint qu'elle la laisse chargée de tous les soins domestiques, pour vaquer uniquement à lui; tout le reste hors de lui n'est plus rien pour elle, et tout le reste ne lui paraît grand qu'autant qu'elle peut l'abandonner pour lui. En vain Marthe l'accuse de négliger le service de Jésus-Christ, sous prétexte de s'appliquer à Jésus-Christ même; elle sait de quelle manière Jésus-Christ veut être servi, et, mieux instruite que personne de ses inclinations, au lieu de s'empresser comme Marthe à lui préparer des viandes matérielles, elle lui en présente une autre mille fois plus délicieuse, mais que Marthe ne connaît pas, je veux dire une protestation toujours nouvelle de sa reconnaissance et de son amour.
Or, c'est ainsi, comme nous l'apprend saint Chrysostome, qu'en use une âme chrétienne que Dieu a tirée de l'abîme du péché, quand elle est fidèle à la grâce de sa conversion. Son premier soin est de se défaire de mille autres soins superflus dont le monde l'embarrasse, et qui seraient autant d'obstacles à cette sainte liberté où elle doit être, pour pouvoir dire à Dieu : Dirupisti vincula mea ; tibi sacrificabo hostiam laudis : Vous avez rompu mes liens , Seigneur, je ne penserai plus qu'à vous offrir tous les jours de ma vie un sacrifice de louanges. Car, si j'entreprenais encore de satisfaire à toutes les vaines et prétendues bienséances du monde ; si je m'engageais à remplir cent devoirs imaginaires, qui passent pour devoirs dans le monde, mais dont le monde même est le premier à déplorer et à condamner l'excès ; si je voulais me livrer à tant de distractions qu'attire le commerce du monde ; que me resterait-il pour mon devoir essentiel et capital, qui est de régler ma vie, en sorte que toute ma vie soit un témoignage perpétuel du souvenir que je conserve des miséricordes infinies de mon Dieu, et des péchés sans nombre qu'il m'a pardonnes ? Si les conversations, si les visites, si les plaisirs même honnêtes, si le jeu, si les promenades partageaient encore mon temps, et que par complaisance, par faiblesse, peut-être par une oisiveté habituelle, je voulusse remplir mes jours de ces amusements mondains sans en rien retrancher, comment ma vie serait-elle un sacrifice de louanges et d'actions de grâces, tel que Dieu l'attend de moi, et tel que je le lui promis si solennellement en me convertissant à lui ? Non, non, conclut cette âme dans le sentiment d'une vive reconnaissance, ce n'est plus là ce qui me convient; mais me tenir en la présence de Jésus-Christ comme Madeleine ; mais écouter comme elle la parole de Jésus-Christ, qui m'est annoncée ; mais nourrir comme elle Jésus-Christ, et le soulager dans la personne de ses pauvres ; mais travailler comme elle à lui préparer une demeure dans mon cœur, et le recevoir souvent chez moi et dans moi, voilà à quoi je dois me borner.
Et pourquoi ce Dieu de bonté, malgré tant de maux que j'ai commis, m'a-t-il encore laissé des biens, si ce n'est afin que j'aie en main de quoi racheter mes péchés, et que je contribue par mes aumônes à le faire subsister lui-même dans ses membres vivants ? Pourquoi ce Dieu-Homme réside-t-il personnellement dans nos temples et sur nos autels, si ce n'est afin que chaque jour, dégagée des pensées du siècle , je me fasse aussi bien que Madeleine un exercice de me tenir à ses pieds, de converser avec lui, de lui ouvrir mon cœur, et de lui dire sans cesse comme le Prophète : Oblivioni detur dextera mea; adhœreat lingua mea faucibus meis, si non meminero tui : Que ma main droite, Seigneur, s'oublie elle-même , et que ma langue demeure attachée à mon palais, si j'oublie jamais les grâces dont vous m'avez comblée et les bénédictions de douceur dont vous m'avez prévenue.
Madeleine convertie fit plus encore : elle marqua au Sauveur du monde une fidélité héroïque, dans le temps même de sa passion et de sa mort. Ah ! mes Frères, s'écrie saint Chrysostome, le grand exemple, si nous en savons profiter, et si nous y faisons toute l'attention qu'il mérite ! Le troupeau de Jésus-Christ s'était dispersé, les apôtres avaient pris la fuite, saint Pierre après sa chute n'osait plus paraître, les colonnes de l'Eglise étaient ébranlées, et Madeleine avec la mère de Jésus demeurait ferme et intrépide auprès de la croix : Stabant autem juxta crucem Jesu mater ejus et Maria Magdalene. Madeleine avec la Mère de Jésus ! Madeleine auparavant pécheresse, avec Marie mère de Jésus, toujours sainte ! comme si la pénitence avait alors , en quelque sorte, égalé l'innocence et participé à ses droits; comme s'il y avait eu entre la pénitence et l'innocence une espèce d'émulation ; comme si le Fils de Dieu, après Marie pure et exempte de tout péché , n'avait point trouvé d'âme plus inébranlable ni plus constante dans ses intérêts, que Marie délivrée de la corruption et de la servitude du péché.
Mais ne vous étonnez pas, poursuit saint Chrysostome, d'une telle constance. Madeleine savait trop ce qu'elle devait à ce Dieu crucifié, pour s'éloigner de lui lorsqu'il accomplissait sur la croix l'ouvrage de son salut. Elle savait trop ce qu'elle devait à la croix de ce Dieu mourant ; que cette croix avait été par avance la source de son bonheur ; qu'en vertu des mérites anticipés de cette croix, Jésus-Christ lui avait dit : Femme, vos péchés vous sont remis ; et que c'était enfin sur cette croix que cette parole si salutaire allait être authentiquement confirmée. De là, bien loin de se scandaliser comme les disciples, ni d'avoir comme eux horreur de la croix, elle la révère, elle l'adore, elle s'en approche, elle l’embrasse, elle la serre étroitement. On dirait qu'elle y est attachée par les liens invisibles de son amour, et qu'elle ait droit de dire, aussi bien que saint Paul : Christo confixa sum cruci ; Mon partage et ma gloire est d'être crucifiée avec Jésus-Christ.
Ainsi ce fut sur la croix que Madeleine reconnut plus que jamais Jésus-Christ pour son Sauveur; et ce fut pareillement sur la croix que Jésus-Christ reconnut Madeleine, si j'ose user de ce terme, pour son amante la plus zélée et la plus fidèle.
BOURDALOUE, SUR LA CONVERSION DE MADELEINE
ŒUVRES COMPLÈTES DE BOURDALOUE
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bourdaloue/