Revenons aux jugements des hommes.
Comme nous en craignons la vérité, nous n’en pouvons souffrir la liberté. Nous voudrions que la censure au moins nous respecta ; nous
la voudrions à notre égard, ou plus discrète, ou plus timide : et Dieu, pour nous tenir dans l'ordre, permet qu'elle soit libre et hardie.
Car nous avons beau présumer de nous-mêmes, nous n'empêcherons pas le monde de juger et de parler. Nous avons beau nous promettre que
dans le rang où nous sommes on nous épargnera ; fussions-nous encore plus grands, on ne nous épargnera pas : que dis-je ! souvent même plus nous serons grands, moins serons-nous épargnés. En vain
notre orgueil s'en offensera : ce que nous témoignerons de sensibilité ou de hauteur ne servira qu'à piquer encore davantage, et à faire examiner de plus près notre conduite. En vain
trouverons-nous des fauteurs de nos passions, des esprits assez complaisants et assez lâches pour applaudir à nos vices ; nos vices, à mesure qu'ils seront, connus, seront hautement condamnés.
Pour un flatteur qui nous approuvera, Dieu suscitera mille censeurs qui se scandaliseront de nos désordres, et qui ne s'en tairont pas. Pour une langue muette qui retiendra la vérité captive et
dans le silence, cent autres la feront éclater à notre confusion.
Or qu'est-ce que cela, dit saint Chrysostome, sinon le jugement de Dieu en figure ? Oui, cette liberté, ou si vous voulez, cette
licence, et même cette impunité des jugements du monde, dont rien ne nous peut garantir durant la vie, et qui, selon l'oracle du Saint-Esprit, est encore plus inévitable à la mort ; cette censure
du monde, à quoi malgré nous, vivants et mourants, nous sommes livrés, et qui n'excepte ni qualité, ni dignité, ni fortune ; que nous annonce-t-elle, sinon le jugement de Dieu, et ce qu'il y a
peut-être dans le jugement de Dieu de moins soutenable et de plus accablant ?
Je veux, Chrétiens, vous en donner une idée encore plus sensible : rendez-vous attentifs à la supposition que je vais faire ; vous en
serez touchés.
Si donc, au moment que je parle, Dieu, par un trait de sa lumière, me découvrait ce qu'il y a dans chacun de vous de plus intérieur
et de plus caché : ce n'est pas assez ; s'il m'ordonnait de vous reprocher ici publiquement et en face ce qu'il y a dans votre vie de plus secret et de plus humiliant ; s'il me disait comme au
Prophète : Fode parietem (Ezech., VIII, 8.). Perce la muraille, et, par le droit que je te donne de révéler les consciences, fais-en voir toute la noirceur et toute l'horreur :
Exalta vocem tuam (Isa., LVIII, 1.) ; élève ta voix, et, sans craindre ceux qui t'écoutent, dis-leur hardiment ce qu'ils craignent le plus d'entendre, ce qu'ils seront au désespoir
d'avoir entendu, ce qu'on ne leur a jamais dit, ce qu'ils n'osent se dire à eux-mêmes : Et annuntia populo meo scelera eorum (Isa., LVIII, 1.).
Si, pour obéir à cet ordre, j'étendais jusque-là mon ministère et la liberté qu'il me donne, et que, sans nul discernement de vos
conditions, je vinsse à manifester dans cette chaire tant de mystères d'iniquité, disons mieux, tant de mystères d'ignominie ; enfin, si, revêtu de l'autorité de Dieu, j'entreprenais actuellement
certains de mes auditeurs, réputés gens d'honneur et passant pour tels, mais dans le fond hommes corrompus, et peut-être scélérats insignes ; si je les désignais en particulier, et que je leur
fisse essuyer l'opprobre de je ne sais combien de crimes, mais de crimes honteux, dont ils demeureraient flétris : ah ! Chrétiens, tel qui m'écoute avec plaisir en mourrait de dépit et de
douleur.
Or, ce n'est là néanmoins qu'une ombre du jugement que je vous prêche ; de ce jugement, dont une des circonstances essentielles est
la liberté absolue, ou, pour user d'un terme encore plus propre, la liberté impérieuse avec laquelle Dieu condamnera ceux qui, dans le monde, se seront crus en possession de n'être jamais
condamnés ; avec laquelle il reprendra ceux qu'on n'aura jamais repris ; avec laquelle il montrera qu'il est pour tous sans exception, mais encore plus pour ceux-là, le Dieu des vengeances :
Deus ultionum Dominus (Psalm., XCIII, 1.).
Car, dit le Prophète royal, par la raison même que la vengeance lui appartient, Deus ultionum, il agira librement et
souverainement, c'est-à-dire en Dieu ; en Dieu sans égards, ou plutôt supérieur à tous les égards ; en Dieu qui, dans la dernière justice qu'il rendra aux hommes, n'aura ni conditions à
distinguer, ni personnes à ménager, parce qu'il viendra pour venger les abus qu'auront faits les hommes de leurs conditions, et pour punir les ménagements criminels qu'on a eus pour leurs
personnes : Deus ultionum libere egit.
En effet, si nous L'en croyons lui-même (et quel autre que Lui en croirons-nous ?) comme Dieu des vengeances, bien loin de respecter
la qualité, c'est contre la qualité même qu'il s'élèvera ; bien loin de considérer la grandeur, c'est à la grandeur même qu'il s'en prendra : non pas, ajoute saint Chrysostome, par une vaine
ostentation de la prééminence de son être et de sa souveraine autorité, mais par une nécessité indispensable, et par une loi inflexible de son adorable équité.
Pourquoi ? parce que la qualité et la grandeur, quoique innocentes d'elles-mêmes, perverti par le péché, se trouveront alors chargées
des plus graves et des plus énormes iniquités du monde. Comme Dieu des vengeances, il parlera, il rompra ce silence étonnant que sa patience lui avait fait garder, mais dont la malice et le
libertinage des pécheurs aura abusé : Deus noster, et non silebit (Psalm., XLIX, 3.).
Comprenez bien ceci, grands de la terre, disait le plus sage des rois, ou plutôt disait Dieu même, dont ce sage roi n'était que
l'organe et l'interprète. Cette indépendance d'un Dieu qui examinera vos œuvres, et qui les censurera ; cette liberté d'un Dieu qui vous reprochera vos injustices, n'a-t-elle pas de quoi vous
saisir de frayeur ? et n'est-ce pas pour cela même qu'il est important que vous en soyez instruits ?
Car, puisqu'il est de la foi qu'il doit y avoir un jugement rigoureux, et, selon le terme de l'Ecriture, rigoureux jusqu'à la dureté
pour ceux qui sont élevés et qui gouvernent les autres : Quoniam judicium durissimum his qui prœsunt (Sap., VI, 6.), votre capital intérêt n'est-il pas qu'on vous y laisse penser, qu'on
vous le mette sans cesse devant les yeux, que sans cesse on vous en renouvelle le souvenir ? et aurais-je pour vous la charité que Dieu m'inspire, et qui me presse, comme l'Apôtre, si je ne
m'acquittais de ce devoir avec tout le zèle d'un libre et désintéressé ministre de l'Evangile ?
Poursuivons.
BOURDALOUE, SUR LE JUGEMENT
DERNIER
Reliefs in the Tribunal by Artus Quellinus