Pourquoi la vraie dévotion est-elle si peu connue, et pourquoi, au contraire, connaît-on si bien la fausse ?
C'est que la vraie dévotion se cache, parce qu'elle est humble ; au lieu que la fausse aime à se montrer et à se distinguer. Je ne
dis pas qu'elle aime à se montrer ni à se faire connaître comme fausse ; bien loin de cela, elle prend tous les dehors de la vraie : mais elle a beau faire, plus elle se montre, plus on en
découvre la fausseté. Voilà d'où vient que le monde juge communément très mal de la dévotion : car il n'en juge que par ceux qui en ont l'éclat, qui en ont le nom, la réputation : or, ce n'est
pas toujours par ceux-là qu'on en peut former un jugement favorable et avantageux. Pour mettre la dévotion en crédit, il faudrait que la fausse demeurât dans les ténèbres, et que la vraie,
perçant le voile de son humilité, parut au grand jour.
Si les libertins pouvaient être témoins de ce qui se passe en certaines âmes solidement chrétiennes et pieuses ; s'ils voyaient la
droiture de leurs intentions, la pureté de leurs sentiments, la délicatesse de leur conscience ; s'ils savaient quelle est leur charité, leur humilité, leur patience, leur mortification, leur
désintéressement, ils auraient peine à le comprendre : ils en seraient étonnés, touchés, charmés ; et, bien loin de s'attacher, comme ils font, à tourner la piété en ridicule, ils en
respecteraient même jusque dans la fausse les apparences, de peur de se tromper dans la vraie.
Nous cherchons en tout le plaisir, et nous le voulons trouver jusque dans le service de Dieu et dans la piété. Ce sentiment, dit
saint Chrysostome, est bien indigne d'un chrétien ; mais, tout indigne qu'il est, Dieu, par une admirable condescendance, n'a point refusé de s'accommoder à notre faiblesse, et c'est ce que nous
montre l'exemple des saints. Dès cette vie, quelles douceurs, quelles délices intérieures les saints n'ont-ils pas goûtées ? Peut-être ne les concevons-nous pas, parce que nous ne nous sommes
jamais mis en état de les goûter comme eux ; mais les fréquentes épreuves qu'ils en ont faites, et que nous ne pouvons désavouer, sont sur cela des témoignages irréprochables et convaincants.
Pendant que les réprouvés dans l'enfer, ainsi que l'Ecriture nous l'apprend, protestent et protesteront éternellement qu'ils se sont lassés dans le chemin de l’iniquité (Sap., V, 7.) ; pendant
que tant de mondains sur la terre nous assurent encore tous les jours, et nous prennent à témoin qu'il n'y a pour eux dans le monde qu'amertume, que trouble et affliction d'esprit, que nous ont
dit au contraire mille fois les serviteurs de Dieu ? que nous disent-ils sans cesse de leur état ? Ils n'ont tous là-dessus qu'une voix commune et qu'un même langage, pour nous faire entendre
qu'ils ont trouvé dans Dieu une source inépuisable de consolations, et des consolations les plus sensibles : que Dieu leur tient lieu de toutes choses, et qu'un moment qu'ils passent auprès de
lui leur est incomparablement plus doux que des années entières au milieu de tous les divertissements et de toutes les joies apparentes du monde. Veulent-ils nous tromper ? mais quel intérêt les
y porterait ? Se trompent-ils eux-mêmes ? mais on ne se trompe pas aisément sur ce qu'on sent.
Pourquoi donc nous obstinons-nous à ne les en pas croire ? ou, si nous les croyons , pourquoi nous obstinons-nous à vouloir être
malheureux avec le monde, plutôt que de chercher en Dieu notre véritable bonheur ?
Dès que les Hébreux commencèrent à manger des fruits de cette terre abondante où ils entrèrent en sortant du désert, la manne qui les
avait jusque-là nourris ne tomba plus du ciel ; et tant qu'une âme est attachée aux plaisirs des sens et aux douceurs de la vie présente, en vain espère-t-elle goûter jamais les douceurs et les
consolations divines. C'est une nécessité de renoncer à l'un ou à l'autre. Voulons-nous que Dieu nous soit comme une manne où nous trouvions toutes sortes de goûts, il faut que le monde nous soit
comme un désert.
Trois ou quatre communions par semaine, et pas un point retranché ni de son extrême délicatesse et de l'amour de soi-même, ni de son
intérêt propre, de son aigreur ou de sa hauteur d'esprit ; deux heures d'oraison par jour, et pas un moment de réflexion sur ses défauts les plus grossiers ; enfin, beaucoup d'oeuvres saintes et
de pure dévotion, mais en même temps une négligence affreuse de mille articles essentiels, ou par rapport à la religion et à la soumission qu'elle demande, ou par rapport à la justice et aux
obligations qu'elle impose, ou par rapport à la charité et à ses devoirs les plus indispensables : voilà ce que je ne puis approuver, et ce que jamais nul homme comme moi n'approuvera. Mais les
prières, les oraisons, les fréquentes communions ne sont-elles pas bonnes ? Oui, sans doute, elles le sont ; et c'est justement ce qui nous condamne, qu'étant si bonnes par elles mêmes, elles ne
nous rendent pas meilleurs.
Gardez toutes vos pratiques de dévotion, j'y consens, et je vous y exhorte même très fortement ; mais avant que d'être dévot, je veux
que vous soyez chrétien. Du christianisme à la dévotion, c'est l'ordre naturel ; mais le renversement et l'abus le plus monstrueux, c'est la dévotion sans le christianisme. Pour en donner un
exemple : en matière d'inimitié, de vengeance, de médisance, si l'on n'y prend garde, on fait souvent par dévotion tout ce que les libertins et les plus mondains font par passion. Dans le cours
d'une affaire ou dans la chaleur d'une dispute, on décrie les personnes, on les comble d'outrages, on les calomnie, et l'on croit rendre par là service à Dieu : si dans la suite il en vient
quelque scrupule, on se contente, pour toute réparation, de dire dévotement : N'y pensons plus et n'en parlons plus ; je mets tout cela aux pieds du crucifix. Mais il y faudrait penser, mais il
en faudrait parler, mais il y faudrait remédier ; et ce serait là non seulement la perfection, mais le fond du christianisme et la religion.
Vouloir accorder tout le luxe et tout le badinage du monde avec la dévotion, cela n'est pas sans exemple ; mais c'est l'aveuglement
le plus déplorable. Hé ! ces parures peu modestes, ces manières si libres, si enjouées, si familières, les peut-on même accorder avec la réputation ?
Beaucoup de directeurs des consciences, mais peu de personnes qui se laissent diriger. Ce n'est pas que toutes les âmes dévotes, ou
presque toutes, ne veuillent avoir un directeur, mais un directeur à leur mode, et qui les conduise selon leur sens : c'est à dire un directeur dont elles soient d'abord elles-mêmes comme les
directrices, touchant la manière dont il doit les diriger. Cela s'appelle, à bien parler, non pas vouloir être dirigé, mais vouloir par un directeur se diriger soi-même.
La dévotion doit être prudente, et on peut bien lui appliquer ce que saint Paul a dit de la foi : que votre service soit raisonnable
(Rom., XII, 1.). Ce n'est donc point l'esprit de l'Evangile, que par une dévotion outrée nous nous portions à des extrémités qui choquent le bon sens, ou à des singularités qui ne sont propres
qu'à faire parler le monde. Mais le mal est que cette prudence, qui est un des caractères de la dévotion, n'est pas toujours le caractère des personnes dévotes. Elles ont, il est vrai, leurs
directeurs ; mais ces directeurs, elles ne les écoutent pas toujours, et je puis dire avec quelque connaissance, que ce n'est pas pour ces directeurs une petite peine de voir souvent qu'on leur
attribue des imprudences auxquelles ils n'ont nulle part, et sur quoi néanmoins ils ne peuvent guère se justifier, parce qu'il ne leur est pas permis de s'expliquer.
Aller sans cesse de directeur en directeur, et tour à tour vouloir tous les éprouver, c'est dans les uns inquiétude, et dans les
autres curiosité. Quoi que ce soit, dans ces divers circuits on court beaucoup, mais on n'avance guère.
Etes-vous de la morale étroite, ou êtes-vous de la morale relâchée ? Bizarre question qu'on fait quelquefois à un directeur, avant
que de s'engager sous sa conduite. Je dis question ridicule et bizarre, dans le sens qu'on entend communément la chose ; car quand on demande à ce directeur s'il est de la morale étroite, on veut
lui demander s'il est de ces directeurs sévères par profession, c'est-à-dire de ces directeurs déterminés à prendre toujours et en tout le parti le plus rigoureux, sans examiner si c'est le plus
raisonnable et le plus conforme à l'esprit de l'Evangile, qui est la souveraine raison. Et quand au contraire on demande à ce même directeur s'il est de la morale relâchée, on prétend lui
demander s'il est du nombre de ces autres directeurs qu'on accuse d'altérer la morale chrétienne, et d'en adoucir toute la rigueur par des tempéraments qui accommodent la nature corrompue, et qui
flattent les sens et la cupidité. A de pareilles demandes que puis-je répondre, sinon que je ne suis par état ni de l'une ni de l'autre morale, ainsi qu'on les conçoit ; mais que je suis de la
morale de Jésus-Christ, et que Jésus-Christ étant venu nous enseigner dans sa morale la vérité, je m'en tiens dans toutes mes décisions à ce que je juge de plus vrai, de plus juste, de plus
convenable selon les conjonctures, et selon les maximes de ce divin législateur ? Tellement que je ne fais point une obligation indispensable de ce qui n'est qu'une perfection ; comme aussi en ne
faisant point un précepte de la pure perfection, j'exhorte du reste, autant qu'il m'est possible, de ne se borner pas dans la pratique à la simple obligation. Voilà ma morale. Qu'on m'en enseigne
une meilleure, et je la suivrai.
Oh ! qu'il est aisé de se faire dans le monde la réputation d'homme sévère, et de la soutenir aux dépens d'autrui !
BOURDALOUE, DE LA DÉVOTION : PENSÉES DIVERSES SUR LA DÉVOTION ,ŒUVRES COMPLETES
Vase of
Flowers with Jewellery, Coins and Shells, by Brueghel, Jan the Elder, Pinacoteca Ambrosiana, Milan