Que la nature est adroite, et qu'elle sait bien ménager ses intérêts ! Elle les trouve partout, et jusque dans les choses qui
paraissent les plus opposées. Nous pensons à nous défaire d'une passion : que fait la nature ? en la place de cette passion, elle en substitue une autre toute contraire, mais qui est toujours
passion, et par conséquent qui lui plaît et qui la flatte. On donne à l'orgueil, à l'envie de dominer et d'intriguer, à l'impétuosité naturelle, à la malignité, à l'indolence et à l'oisiveté, ce
qu'on ôte aux autres vices ; et de là divers caractères de dévotion, plus aisés à remarquer qu'à corriger.
Dévotion fastueuse et d'éclat, dévotion intrigante et dominante, dévotion inquiète et empressée, dévotion zélée pour autrui sans
l'être pour soi, dévotion de naturel et d'intérêts, dévotion douce et commode.
1° Dévotion fastueuse et d'éclat. Car on aime l'éclat jusque dans la retraite, jusque dans la pénitence, jusque dans les plus saints
exercices, et dans les œuvres même les plus humiliantes. Celle-ci peut-être, ni celle-là, ne se seraient pas retirées du monde, si elles ne l'avaient fait avec éclat, et si cet éclat ne les eût
soutenues. Et depuis qu'elles ont renoncé au monde et embrassé la dévotion, peut-être ne se rendraient-elles pas si assidues au soin des pauvres ou au soin des prisonniers, si elles ne le
faisaient avec le même éclat, et si dans ce même éclat elles n'avaient pas le même soutien. Bien d'autres exemples pourraient vérifier ce que je dis. On s'emploie à des établissements nouveaux,
qui paraissent et qui font bruit dans le monde. On y contribue de tout son pouvoir, et l'on fournit amplement à la dépense. De relever les anciens qui tombent, et d'y travailler avec la même
ardeur et la même libéralité , ce ne serait pas peut-être une œuvre moins méritoire devant Dieu, ni moins agréable à ses yeux ; mais elle serait plus obscure, et l'on n'aurait point le nom
d'instituteur ou d'institutrice. Or, cet attrait manquant, il n'est que trop naturel et que trop ordinaire qu'on porte ailleurs ses gratifications, et qu'on se laisse attirer par l'éclat de la
nouveauté. Mais, dit-on, cet éclat sert à édifier le prochain. Sur cela je conviens que l'éclat alors serait bon, si l'on n'y recherchait que l'édification publique ; mais il est fort à craindre
qu'on ne s'y cherche encore plus soi-même. Hé quoi ! faut-il donc quitter toutes ces bonnes œuvres ? Non, retenez-les toutes quant à l'action, mais étudiez-vous à en rectifier l'intention.
2° Dévotion intrigante et dominante. En cessant d'intriguer dans le monde et d'y vouloir dominer, on veut intriguer et dominer dans
le parti de la dévotion. Car il y a dans la dévotion même différents partis ; et s'il n'y en avait point, et que l'uniformité des sentiments fût entière, sans dispute, sans contestation, sans
occasion de remuer et de s'ingérer en mille affaires et mille menées, il est à croire que bien des personnes, surtout parmi le sexe, n'auraient jamais été dévotes ni voulu l'être. Le crédit qu'on
a dans une secte dont on devient ou le chef, ou l'un des principaux agents ; l'empire qu'on exerce sur les esprits qu'on a su prévenir en sa faveur, et qui prennent aveuglement les impressions
qu'on leur donne ; l'autorité avec laquelle on les gouverne et on les fait entrer dans toutes ses vues et toutes ses pratiques ; le plaisir flatteur d'être l’âme des assemblées, des
délibérations, de tous les conseils et de toutes les résolutions ; le seul plaisir même d'avoir quelque part à tout cela, et d'y être compté pour quelque chose, voilà ce qui touche un cœur vain
et amateur de la domination, voilà son objet : tout le reste n'est proprement que l'accessoire et qu'une spécieuse apparence.
3° Dévotion inquiète et empressée. Marthe, Marthe, vous vous inquiétez et vous vous mettez en peine de bien des choses (Luc,
X, 41.), disait le Sauveur du monde à cette sœur de Madeleine, voyant qu'elle s'embarrassait de trop de soins pour le recevoir dans sa maison, et pour lui témoigner son respect. C'était sans
doute une bonne œuvre qu'elle faisait, puisqu'il s'agissait du Fils de Dieu ; mais dans toutes nos œuvres, et particulièrement dans nos œuvres de piété, Dieu veut toujours que nous conservions le
recueillement intérieur , qui ne peut guère s'accorder avec une ardeur si vive et si précipitée. Car dans les choses de Dieu, comme partout ailleurs, il y a de ces vivacités et de ces
empressements qu'il faut modérer. C'est le caractère de certains esprits, qui n'entreprennent ni ne font presque jamais rien d'un sens rassis et avec tranquillité : de sorte qu'on les voit dans
un mouvement perpétuel, et que, pour quelques démarches qui suffiraient, ils en font cent d'inutiles. Ils croient agir en cela avec plus de mérite devant Dieu ; mais souvent sans qu'ils s'en
aperçoivent, s'y mêle-t-il beaucoup de tempérament, et quelquefois même une secrète complaisance au fond de l’âme. Car toutes ces manières et toutes ces agitations extérieures ont je ne sais quel
air d'importance, dont le cœur se laisse aisément flatter. C'est l'œuvre de Dieu, disent-ils, et malheur à cela qui fait l'œuvre de Dieu négligemment (Jerem., XLVIII, 10.) ! Je l'avoue, et je le
dis aussi bien qu'eux : mais sans négliger l'œuvre de Dieu, on peut s'y comporter avec plus d'attention à Dieu même, avec plus de récollection, avec moins de dissipation. Hé ! pourrais-je leur
demander, que prétendez-vous en vous laissant ainsi distraire, et perdant par toutes vos précipitations et tous vos troubles la présence de Dieu ? Vous le cherchez hors de vous, et vous le
quittez au dedans de vous-mêmes.
4° Dévotion zélée, mais fort zélée pour autrui et très peu pour soi. Depuis que telle femme a levé l'étendard de la dévotion, il
semble qu'elle soit devenue impeccable, et que tous les autres soient des pécheurs remplis de défauts. Elle donnera dans un jour cent avis, et dans toute une année elle n'en voudra pas recevoir
un seul. Quoi qu'il en soit, nous avons du zèle, et le zèle le plus ardent, mais sur quoi ? sur quelques abus assez légers que nous remarquons, ou que nous nous figurons dans des subalternes, et
dans des états qui dépendent de nous. Voilà ce qui nous occupe, sans que jamais nous nous occupions des véritables abus de notre état, dont nous ne sommes pas exempts, et qui quelquefois sont
énormes. Cependant on inquiète des gens, on les fatigue, on va même jusqu'à les accabler. Le Prophète disait : Mon zèle me dévore (Psal., LXVIII, 10.) ; mais combien de prétendus
zélateurs ou zélatrices pourraient dire : Mon zèle au lieu de me dévorer moi-même, dévore les autres.
5° Dévotion de naturel, d'inclination, d'intérêt. Le vrai caractère de la piété est d'accommoder nos inclinations et nos désirs à la
dévotion : mais l'illusion la plus commune et le désordre presque universel est de vouloir au contraire accommoder la dévotion à tous nos désirs et à toutes nos inclinations. De là vient que la
dévotion se transfigure en toutes sortes de formes ; mais surtout à la cour elle prend toutes les qualités de la cour. La cour (ce que je ne prétends pas néanmoins être une règle générale), la
cour est le séjour de l'ambition : la dévotion y devient ambitieuse ; la cour est le séjour de la politique : la dévotion y devient artificieuse et politique ; la cour est le séjour de
l'hypocrisie et de la dissimulation : la dévotion y devient dissimulée et cachée ; la cour est le séjour de la médisance : la dévotion y devient critique à l'excès et médisante : ainsi du reste.
La raison de ceci est que dans la dévotion même il y a toujours, si l'on n'use d'une extrême vigilance, quelque chose d'humain et un fonds de notre nature corrompue qui s'y glisse et qui agit
imperceptiblement. On est pieux, ou l'on croit l'être ; mais on l'est selon ses vues, mais on l’est selon ses avantages personnels et temporels, mais on l'est selon l'air contagieux du monde, que
l'on respire sans cesse, c'est-à-dire qu'on l'est assez pour pouvoir en quelque manière se porter témoignage à soi-même de l'être, et pour en avoir devant le monde la réputation ; mais qu'on
l'est trop peu pour avoir devant Dieu le mérite de l'être véritablement. Sainteté de cour, sainteté la plus éminente quand elle est véritable, parce qu'elle a plus d'obstacles à surmonter et plus
de sacrifices à faire ; mais que ces sacrifices sont rares ! et comme il faut pour cela s'immoler soi-même ! que l'esprit de la cour trouve d'accommodements et de raisons pour épargner la victime
!
6° Dévotion douce, oisive, commode. On dit, en se retirant des affaires du monde, et se donnant à Dieu : Pourquoi tant de mouvements
et tant de soins ? Tout cela me lasse et m'importune ; je veux vivre désormais en repos. Erreur : ce n'est point là l'esprit de la piété; mais c'est un artifice de l'amour-propre, qui se cherche
soi-même jusque dans les meilleurs desseins. Il veut partout avoir son compte, et être à son aise : en quoi il nous trompe. La sainteté de cette vie est dans le travail et dans la peine, comme
celle de l'autre est dans la béatitude et dans la paix.
Que le libertinage, instruit, aussi bien que nous, de ces égarements dans la dévotion et des autres, les condamne, nous ne nous en
plaindrons point, et nous ne l'accuserons point en cela d'injustice. Mais de quoi nous nous plaignons, et avec raison, c'est que le libertin abuse de quelques exemples particuliers, pour en tirer
des conséquences générales au désavantage de toutes les personnes vertueuses et adonnées aux œuvres de piété. De quoi nous nous plaignons, c'est que le libertin prenne de là sujet de décrier la
dévotion, de la traiter avec mépris, de l'exposer à la risée publique par de fades et de scandaleuses plaisanteries. De quoi nous nous plaignons, c'est que le libertin veuille de là se persuader
qu'il n'y a de vraie dévotion qu'en idée, et que ce n'est dans la pratique qu'un dehors trompeur et un faux nom. De quoi nous nous plaignons, c'est que le libertin exagère tant les devoirs de la
dévotion, et qu'il affecte de les porter au degré de perfection le plus éminent, afin que, ne voyant presque personne qui s'y élève, il puisse s'autoriser à conclure que tout ce qu'on appelle
gens de bien ne valent pas mieux la plupart que le commun des hommes. De quoi nous nous plaignons, c'est que par là le libertin ôte en quelque sorte aux prédicateurs, et à tous les ministres
chargés de L'instruction des fidèles, la liberté de s'expliquer publiquement sur la dévotion, d'en prescrire les règles, d'en découvrir les illusions, de peur que les mondains n'empoisonnent ce
qu'ils entendent sur cette matière, et que leur malignité ne s'en prévale.
Cependant le monde pensera tout ce qu'il lui plaira, et il raillera tant qu'il voudra ; nous parlerons avec discrétion, mais avec
force, et nous ne déguiserons point la vérité dont nous sommes les dépositaires et les interprètes. Nous imiterons notre divin Maître, qui n'usa de nul ménagement à l'égard des scribes et des
pharisiens, et qui tant de fois publia leurs hypocrisies et leurs vices les plus secrets ; nous exalterons la vertu, nous lui donnerons toute la louange qu'elle mérite, nous reconnaîtrons qu'elle
n'est point bannie de la terre et qu'elle règne encore dans l'Eglise de Dieu ; mais en même temps, pour son honneur et pour la réformation de ceux mêmes qui la professent, nous ne craindrons
point de marquer les altérations qu'on y fait : nous démêlerons dans cet or ce qu'il y a de pur, et tout ce qu'on y met d'alliage.
Plaise au ciel que nos leçons soient bien reçues et qu'on en profite ! c'est notre intention : mais quiconque en sera scandalisé,
qu'il s'impute à lui-même son scandale.
BOURDALOUE, DE LA DÉVOTION : DÉFAUTS A ÉVITER DANS LA DÉVOTION, ET FAUSSES CONSÉQUENCES QUE LE LIBERTINAGE EN PRÉTEND TIRER,
ŒUVRES COMPLETES
Allégorie de la vanité,
Peter Candid