Placée contre les fortifications, l’usine a couru quelques dangers pendant la guerre.
Dès le mois d’août, le gouverneur de Paris se préoccupait des dégâts qu’une explosion de gazomètre pourrait produire dans le mur d’enceinte. On rassura le général Trochu, qui s’était trop hâté de s’effrayer, et les ingénieurs spéciaux vécurent dans une sécurité que les faits n’eurent pas à démentir. A l’usine d’Ivry, un obus traversa un des récipiens, le gaz s’enflamma, brûla extérieurement en une forte gerbe de feu pendant huit minutes, et s’éteignit de lui-même faute d’aliment. A La Villette, un obus tomba et éclata dans un des gazomètres ; le revêtement de tôle fut perforé, le gaz profita des ouvertures pour s’en aller, et il n’en fut que cela.
Lorsqu’aux dernières heures de la bataille des sept jours la France réussit enfin à reconquérir Paris, l’usine, placée entre deux batteries hostiles, ne fut point épargnée ; en une heure, le 27 mai 1871, il n’y tomba pas moins de 95 projectiles explosibles. Pendant cette époque exécrable, tout le personnel de l’usine fut à son poste, chargeant les cornues, brûlant le coke, épurant le gaz. Ce n’est pas qu’on ne l’ait sollicité de se joindre à l’insurrection, mais il fut inébranlable. On savait que pendant les mois actifs de l’hiver l’usine emploie environ 1,100 ouvriers, et qu’en été, lors de la morte saison, elle trouve d’ingénieux moyens pour en occuper encore au moins 600. C’était là de quoi former quelques-uns de ces bons bataillons de vengeurs qui défilaient dans nos rues précédés de cantinières et suivis d’omnibus chargés de tonneaux de vin. On ne manqua pas d’essayer l’embauchage ; le régisseur de l’usine, qui me paraît être un homme fort entendu et sans timidité, laissa pénétrer des insurgés sans armes. Ceux-ci se rendirent dans les ateliers, ils invoquèrent les droits du peuple outragés, la fraternité humaine, l’Internationale, la haute-paie, les distributions d’eau-de-vie, la gloire d’émanciper les cinq parties du monde, qui n’attendaient qu’un signal pour proclamer la commune universelle ; les ouvriers gaziers levèrent les épaules, mirent les faiseurs de propagande à la porte, et les engagèrent à ne plus revenir.
Les travaux ne furent interrompus qu’au moment le plus ardent du combat, lorsque nul ne pouvait se hasarder dans les cours sans risque d’être tué ; ils furent repris dès que la lutte se déplaça. En effet, s’il est une usine qui ne peut jamais chômer, c’est celle-là car elle nous donne la vie et la sécurité nocturnes.
Paris, qui a tant regimbé autrefois contre le gaz, s’y est fort accoutumé, et la consommation qu’il en fait augmente chaque année dans des proportions qu’il est utile de connaître : 40,777,400 mètres cubes en 1855, — 116,171,727 en 1865, et 147,668,330 en 1872 ; en seize, ans, l’augmentation est de 107 millions de mètres cubes. Pour envoyer cette énorme quantité de gaz sur le lieu même où il doit être employé aux usages publics et particuliers, il faut des conduites en fonte circulant sous le sol de Paris, suivant le trajet de toutes les rues, et pouvant recevoir les branchemens des maisons riveraines. Cette canalisation, avec les ramifications innombrables qu’elle comporte, atteignait au 1er janvier 1873 le total de 1,132,022 mètres, et de 1,543,029, si l’on tient compte de 411,007 mètres de tuyaux qui, franchissant les fortifications, vont porter la lumière à quelques villages voisins.
Maxime Du Camp, L’Éclairage à Paris, Revue des Deux Mondes, 1873