Quand vous créâtes le monde, vous travailliez sur le néant, et ce néant ne vous résistait pas ; ici c'est le néant du péché, qui, tout néant qu'il est, s'oppose à vous, et s'élève contre vous.
BOURDALOUE
Après cela faut-il s'étonner si Dieu, dès le commencement du monde, protesta, par un serment si solennel et si exprès, que jamais son Esprit ne demeurerait dans l'homme, tandis que l'homme serait sujet à la chair ? Non permanebit Spiritus meus in homine, quia caro est (Genes., VI, 3.). Faut-il s'étonner si dans l'horreur extrême que Dieu conçut de la corruption des hommes, se repentant d'avoir créé l'homme, il lui ôta son Esprit, et lui fit sentir les effets de sa justice par ce déluge universel, qui fut comme l'expiation, mais l'expiation authentique, des dérèglements de la chair ? Non, non, Chrétiens, il n'y a rien en cela qui me surprenne ; et supposé le principe que je viens d'établir, Dieu, selon les lois ordinaires de sa sagesse, n'en pouvait autrement user. Ce qui m'étonne, c'est qu'on se flatte encore de pouvoir, sans éloigner Dieu de nous, entretenir dans le monde certaines attaches : attaches funestes, sources inépuisables de tous les malheurs, de tous les égarements, de tous les entêtements, de tous les excès et de tous les emportements des hommes ; attaches que l'on entretient, prétendant qu'elles sont innocentes, et qu'étant, comme on les suppose, autorisées par l'usage du monde, elles n'ont rien d'incompatible avec l'esprit de sainteté.
Car c'est ainsi, mondains, que vous en jugez ; et voilà peut-être la plus dangereuse illusion dont vous ayez à vous parer. Mais vous avez beau vouloir vous tromper vous-mêmes, et chercher des excuses, cet Esprit de Dieu, dont la pénétration est à l'épreuve de tous vos artifices, ou ne demeurera jamais en vous, ou détruira dans vous toutes ces damnables attaches qui vous lient à la créature, et que votre amour-propre tâche de justifier. Si vous étiez de bonne foi, et si vous vouliez, au lieu d'en croire l'esprit du monde, cet esprit de séduction et d'erreur, vous en rapporter à l'Esprit même de sainteté, dont vous devez être, comme chrétiens, les temples vivants ; par les vues qu'il vous donnerait, par les remords qu'il exciterait dans vos cœurs, il vous ferait reconnaître l'impossibilité absolue de l'accorder jamais, lui qui est la pureté et la sainteté même, avec ces sortes d'attaches, surtout avec celles que la diversité du sexe, jointe à la vivacité de l'âge et du tempérament, a rendues de tout temps si dangereuses et si pernicieuses. Comme Esprit de sainteté, il vous convaincrait que ces attaches ne sont ni ne peuvent être innocentes pour vous, puisque malgré vous-mêmes vous sentez bien qu'elles amollissent votre cœur ; puisque vous ne pouvez disconvenir qu'elles ne le partagent ; puisque vous n'éprouvez que trop qu'elles le dérèglent ; puisque vous savez qu'elles vous détournent, et même qu'elles vous dégoûtent de vos légitimes devoirs ; puisque du moment que ce sont des attaches et des attaches du cœur connues pour telles, le monde même ne vous les pardonne pas ; puisqu'elles vous exposent à la censure, qu'elles donnent lieu à la médisance, qu'elles servent de sujet à la raillerie ; puisque c'est au moins la matière la plus prochaine du péché ; je dis plus, puisque ce n'est communément rien autre chose qu'un déguisement et un raffinement de sensualité.
Voilà ce que l'Esprit-Saint vous ferait voir, ce qu'il vous ferait entendre, si vous lui prêtiez l'oreille, et que vous fussiez plus dociles à en suivre les secrets mouvements.
Mais soit que vous l’écoutiez, ou que vous ne l'écoutiez pas, indépendamment de vous, Dieu en a prononcé l'arrêt qu'il retirerait son Esprit de l'homme qui vit selon la chair. Or le principe de ces attaches, et ce qui les fait naître, n'est-ce pas la concupiscence de la chair ? Je sais que vous leur donnez de beaux noms, et que, pour en étouffer tous les remords, vous les qualifiez sans scrupule d'amitiés honnêtes. Mais l'Esprit de sainteté réclamant au fond de vos consciences contre cette honnêteté prétendue, vous dit que ce sont des amitiés réprouvées de Dieu, qui, par un progrès insensible, mais infaillible, conduisent enfin de l'honnête apparent à l'impur et au criminel.
Quoi donc ! Chrétiens, les apôtres n'ont pu recevoir le Saint-Esprit, tandis qu'il leur restait pour Jésus-Christ une attache un peu trop humaine ; et vous vous croiriez disposés à le recevoir, en laissant former dans vos cœurs des passions vives et ardentes pour de mortelles créatures, en concevant pour elles des sentiments de tendresse, dont la suite immanquable est de n'avoir plus que des sécheresses pour Dieu ; en entretenant avec elles des liaisons dont la privauté pervertirait un ange, s'il avait des sens ; en vous engageant, par rapport à elles, dans des affaires et dans des intrigues qui font, à votre honte, la plus grande occupation de votre vie !
Non, non, doit conclure aujourd'hui toute âme solidement chrétienne ; non, divin Esprit, je le confesse, rien de tout cela ne peut subsister avec vous, et il y aurait même une monstrueuse contradiction dans l'alliance que j'en voudrais faire, ou que j'en croirais pouvoir faire avec la pureté des mœurs, et encore plus avec la pureté du cœur. Quand tout cela n'irait pas jusqu'à détruire, par une offense grave, votre règne en moi, et qu'absolument une telle attache ne romprait pas encore le lien de la grâce habituelle qui m'unit à vous, le seul respect de votre adorable personne, ô Esprit de mon Dieu, la seule idée que la foi me donne de votre délicatesse sur la préférence infinie qui vous est due, et sur l'amour sans partage que vous exigez comme Dieu ; la seule crainte de vous irriter et de provoquer votre jalousie (car vous êtes le Dieu jaloux), devrait me faire renoncer à tout objet créé : fût-ce mon œil, il faudrait l'arracher, puisque ce serait un sujet de scandale pour moi, et un obstacle à vos grâces les plus intimes et à la participation de vos plus exquises faveurs.
Or voilà, mes chers auditeurs, ce que j'ai appelé par rapport à nous les obligations du baptême intérieur du Saint-Esprit. Que devons-nous donc faire pour accomplir ces obligations importantes, et à quoi, dans la pratique, doit se réduire ce mystérieux baptême ? Le voici. Pour répondre au dessein de Dieu, notre soin continuel doit être de corriger et de retrancher tout ce qu'il y a d'humain dans nos pensées, dans nos désirs, dans nos paroles et dans nos actions : car, comme disait Paul, après avoir reçu l'Esprit de Dieu, et nos actions et nos paroles, et nos désirs et nos pensées, ne doivent plus avoir pour fin, pour objet, pour règle, que ce qui est bien, que ce qui est louable, que ce qui est saint, que ce qui est exemplaire et édifiant : De cœtero, Fratres, quœcumque pudica, quœcumque sancta, quœcumque bonœ famœ (Philip., IV, 8.) ; notre soin continuel doit être de mortifier par l'esprit les œuvres de la chair : Si spiritu facta carnis mortificaveritis, vivetis (Rom., VIII, 13.).
Or, par les œuvres de la chair, l'Apôtre n'entendait pas seulement ces vices grossiers, ces monstres de péché qu'il nous défendait même de nommer ; mais il entendait cent autres choses qui y conduisent, et qui, par la fragilité de notre cœur, y servent de disposition ; occasions recherchées, discours licencieux, libertés imprudentes, regards immodestes, curiosités, lectures, conversations, divertissements peu chrétiens, excès d'intempérance, vie molle et sensuelle : il entendait filles du siècle, ces airs mondains et affectés, si contraires à la pudeur et à la retenue de votre sexe, ces nudités artificieuses, et quelquefois si honteuses et si scandaleuses, dont le ciel rougit ; ce luxe qui inspire l'orgueil, cet étalage de vanité, cette idolâtrie de vos personnes, ce désir effréné de plaire, que l'esprit corrompu du monde ne compte pour rien ; mais dont sans doute le Saint-Esprit, si vous l'avez reçu dans cette fête, vous fait voir le danger et même le crime. Sans parler de l'impudicité, saint Paul entendait, par les œuvres de la chair, tout ce qui est en général incompatible avec la sainteté de l'Esprit de Dieu, surtout avec la charité : animosités, dissensions, querelles, inimitiés, haines, aversions, envies, colères,vengeances : Manifesta sunt autem opera carnis, quœ sunt inimicitiœ, rixœ, irœ, disscnsiones, œmulationes (Galat., V, 20.).
Car si vous n'aviez pas, mes frères, ajoutait-il, et puis-je ajouter moi-même après lui, si vous n'aviez pas renoncé a tous ces désordres, s'il vous restait encore un fiel amer contre le prochain, si vous n'étiez pas réconciliés de bonne foi avec cet ennemi, si vous n'aviez pas étouffé dans vos cœurs tous les sentiments de vengeance, si vous n'étiez pas tous réunis par une charité sincère et cordiale, quelque opinion qu'on ait de vous, ou que vous en ayez vous-mêmes, n'est-il pas vrai que vous seriez encore charnels : Nonne carnales estis (1 Cor., III, 2.) ? Or, tandis que vous serez charnels, ne prétendez pas recevoir le Saint-Esprit. Je me trompe, Chrétiens, vous pouvez y prétendre, et vous le devez. Car, tout pécheurs que vous êtes, Dieu vous l'a promis ; et le serment qu'il a fait que son Esprit ne demeurera jamais dans l'homme, tandis que l'homme sera esclave de la chair, n'empêche pas la vérité de cet autre oracle par où il s'est engagé à répandre son Esprit sur toute chair : Effundam de Spiritu meo super omnem carnem (Act., II, 17.) ; et c'est ce qui doit consoler les âmes faibles et imparfaites. L'Esprit de Dieu ne demeurera point en nous, tandis que nous serons charnels ; mais il se répandra sur nous, afin que nous cessions d'être charnels : et voilà le miracle que nous devons lui demander ; miracle plus grand que celui de la création du monde ; ou plutôt qui, dans l'ordre de la grâce, est une espèce de création plus miraculeuse que celle du monde. Mais il faut pour cela, Seigneur, la toute-puissance de votre grâce.
Quand vous créâtes le monde, vous travailliez sur le néant, et ce néant ne vous résistait pas ; ici c'est le néant du péché, qui, tout néant qu'il est, s'oppose à vous, et s'élève contre vous. Envoyez-nous donc votre Esprit dans toute sa plénitude ; et par là, Seigneur, créez dans nous des cœurs purs, des cœurs chastes, des cœurs soumis à votre loi : Cor mundum crea in me Deus (Ps., L, 12.) ; envoyez-nous cet Esprit sanctificateur ; et par là, renouvelant nos cœurs, vous renouvellerez toute la face de la terre : Emitte Spiritum tuum, et creabuntur, et renovabis faciem terrœ (Ps., CIII, 30.).
BOURDALOUE SERMON POUR LA FÊTE DE LA PENTECÔTE
L'Ascension et La Pentecôte, Giotto, Basilique Saint-François d'Assise