Nous aurons ailleurs l'occasion de parler de la fête du Sacré-Cœur de Jésus ; toutefois, les nécessités de notre récit nous
obligent à toucher ici quelque chose des circonstances de son institution.
Elle fut d'abord révélée à une humble religieuse, et cette révélation fut le secret du cloître, avant d'être la grande nouvelle
dans l'assemblée des fidèles. L'institut vénérable de la Visitation, fondé par saint François de Sales, fut celui que Dieu choisit pour y faire connaître l'œuvre de sa douce puissance, par le
moyen de la vénérable Mère Marguerite-Marie Alacoque, comme pour glorifier davantage, par ce moyen, la doctrine du saint évêque de Genève, si éloignée du pharisaïsme de la secte, et il voulut
aussi que la servante de Dieu fût aidée dans ce grand œuvre par le P. de la Colombière, jésuite, comme pour manifester sa divine satisfaction à l'égard d'une société dont les membres firent
paraître, dans les luttes de la foi, à cette époque de scandales, un courage d'autant plus précieux à l'Église, qu'alors même elle voyait fléchir momentanément plusieurs milices sur la fidélité
desquelles elle avait eu droit de compter.
Ce fut en 1678, dans le monastère de la Visitation de Moulins, que le culte extérieur du Cœur de Jésus commença ; il ne fut
inauguré à Paray même que huit ans plus tard. Depuis, l'Église entière, province par province, l'a reçu, et cette admission libre et successive offre un spectacle plus atterrant peut-être pour
les novateurs, que l'adhésion simultanée qu'eût produite un décret apostolique.
Enregistrons les principaux faits qui signalèrent cette marche triomphante du culte de l'amour de Jésus-Christ pour les hommes.
C'est d'abord la France, principal foyer des manœuvres jansénistes, qui se trouve être à la fois le lieu d'origine et le théâtre principal de l'établissement de la nouvelle fête ; présage heureux
des intentions divines qui destinent ce royaume à triompher, au temps marqué, du virus impur qui agite son sein. Or, dès l'année 1688, Charles de Brienne, évêque de Coutances, inaugurait dans son
diocèse la fête du Sacré-Cœur de Jésus (nous n'avons point à parler ici de la fête du saint Cœur de Marie. Nous traiterons de cet intéressant sujet en son lieu, dans le corps même de cet
ouvrage.). Six ans après, en 1694, le pieux Antoine-Pierre de Grammont, archevêque de Besançon, ordonna que la messe propre de cette fête serait insérée dans le missel de sa métropole. En 1718,
François de Villeroy, archevêque de Lyon, en prescrivait la célébration dans son insigne primatiale.
Cette fête disparut, comme on devait s'y attendre, devant le Bréviaire de Montazet. Tout le monde sait en quelles circonstances
mémorables, Henri de Belzunce, évêque de Marseille, inaugura, en 1720, le culte du Sacré-Cœur de Jésus, au milieu de sa ville désolée. La confiance du prélat fut récompensée par la diminution
instantanée, et bientôt la cessation du fléau. Le lecteur se rappelle aussi le zèle que le saint prélat fit paraître quelques années après, au sujet des attaques antiliturgistes de Paris, contre
le culte de la sainte Vierge et des saints. A l'exemple de Belzunce, les archevêques d'Aix, d'Arles et d'Avignon, et les évêques de Toulon et de Carpentras, s'empressèrent de donner des
mandements pour l'établissement de la fête. En 1729, l'illustre Languet, encore évêque de Soissons, faisait paraître la vie de la vénérable Mère Marguerite-Marie Alacoque, et se plaçait au nombre
des plus zélés promoteurs du culte du Sacré-Cœur de Jésus.
Cependant le Siège apostolique, dès longtemps sollicité, tardait à sanctionner l'érection de la nouvelle fête. Des obstacles
inattendus, au sein de la sacrée congrégation des Rites, s'opposaient à cette approbation, qui avait été postulée dès l'année 1697. En 1726, Constantin Szaniawsky, évêque de Cracovie, adressait à
cet effet, à Benoît XIII, une supplique à laquelle souscrivit bientôt Frédéric-Auguste, roi de Pologne. Un refus solennel et fameux, notifié le 30 juillet 1729, par la congrégation des Rites, sur
les conclusions de Fontanini, archevêque d'Ancyre, promoteur de la Foi, fut une épreuve sensible pour les adorateurs du Sacré-Cœur de Jésus, et pour les jansénistes l'objet d'un triomphe mal
avisé ; car, après tout, il n'y avait rien de si surprenant dans les délais que la prudence du Saint-Siège exigeait avant de statuer sur un objet si important.
Les ennemis du Sacré-Cœur de Jésus répandaient les bruits les plus étranges sur la manière dont cette dévotion était pratiquée.
Ils osaient dire que c'était au cœur de Jésus-Christ, considéré isolément du reste de sa personne divine, que les adorations s'adressaient ; d'autre part, ils incidentaient sur la question
physiologique des fonctions du cœur dans l'organisme humain, prétendant que Rome ne pouvait prononcer en faveur de la nouvelle fête, sans décider, ou préalablement ou simultanément, une thèse de
l'ordre purement naturel. Nous aurons ailleurs l'occasion d'entrer dans le fond de la question ; qu'il suffise de dire ici que le refus d'approuver la fête n'entraînait aucune défaveur sur la
dévotion au Sacré-Cœur de Jésus, considérée en elle-même. L'ardeur de la controverse engagée sur la matière, et dans laquelle plusieurs catholiques sincères semblaient pencher vers les
préventions que nourrissait le parti janséniste, soit par suite de quelques préjugés, soit aussi parce que des partisans de la fête avaient, quoique innocemment, permis quelques expressions peu
exactes ; la nouveauté de cette dévotion qui demandait, comme toute chose récemment introduite, l'épreuve du temps ; l'absence d'un examen sérieux sur les révélations qui avaient accompagné et
produit son institution ; c'était plus qu'il n'en fallait pour motiver la résolution de la sacrée congrégation. Toutefois, on continua à Rome de donner des brefs pour l'érection des confréries
sous le titre du Sacré-Cœur de Jésus, jusque-là que, dès 1734, on en comptait déjà quatre cent quatre-vingt-sept. Rome même en vit établir une, sous le titre d'archiconfrérie, dans l'église de
Saint-Théodore, par bref de Clément XII, du 28 février 1732. On n'eût point accordé ces nombreuses faveurs aux associations réunies sous le vocable du Sacré-Cœur de Jésus, si, au fond, le Siège
apostolique n'eût gardé, pour la dévotion elle-même, un fonds de bienveillance. Celui que la Providence avait choisi pour consommer l'œuvre, fut le pieux cardinal Rezzonico, dont le nom vénéré
était dès longtemps inscrit au registre de l'archiconfrérie de Saint-Théodore, lorsqu'il fut appelé par l'Esprit-Saint à s'asseoir sur la chaire de Saint-Pierre, où il parut avec tant de force
d'âme sous le nom de Clément XIII.
Le saint pontife reçut de nouvelles instances de la part des évêques de Pologne, qui demandaient, presqu'à l'unanimité, qu'il
fût permis à la chrétienté d'honorer d'un culte public le Cœur du Rédempteur des hommes. C'était assurément un spectacle bien touchant que celui de cette nation héroïque, à la veille d'être
effacée du nombre des nations de l'Europe, travaillant à faire jouir la chrétienté des richesses du Cœur du Sauveur des hommes. Ce Cœur, le plus fidèle de tous, ne saurait oublier que les
instances de la Pologne sont, avec celles de l'archiconfrérie de Saint-Théodore, les seules mentionnées dans le décret qui vint enfin consoler la piété des fidèles. Plusieurs évêques de France
avaient, il est vrai, pris l'initiative en établissant la fête ; mais, quoi qu'il en soit de leur pouvoir en cette matière, il n'y avait là qu'un fait louable, sans doute, et l'Église catholique
attendait toujours le jugement de Rome.
Il fut rendu le 6 février 1765, et on disait dans les motifs du décret, qu'il était notoire que le culte du Sacré-Cœur de Jésus
était déjà répandu dans toutes les parties du monde catholique, encouragé par un grand nombre d'évêques, enrichi d'indulgences par des milliers de brefs apostoliques pour l'érection des
confréries devenues innombrables. En conséquence, sur les instances du plus grand nombre des révérendissimes évêques du royaume de Pologne, et sur celles de l’archiconfrérie romaine, la sacrée
congrégation, ouïes les conclusions du R. P. Gaétan Forti, promoteur de la foi, déclarait se désister de la résolution prise par elle le 30 juillet 1729, et jugeait devoir condescendre aux
prières desdits évêques du royaume de Pologne et de ladite archiconfrérie romaine. Enfin, elle annonçait l'intention de s'occuper de l'office et de la messe, devenus nécessaires pour solenniser
la nouvelle fête.
L'un et l'autre ne tardèrent pas à paraître, et ils étaient dignes de leur sublime objet, qui est, suivant les termes du décret,
de renouveler symboliquement la mémoire de ce divin amour par lequel le Fils unique de Dieu s'est revêtu de la nature humaine, et, s'étant rendu obéissant jusqu'à la mort, a dit qu'il donnait aux
hommes l'exemple d'être doux et humble de cœur. Clément XIII, qui confirma le décret de la congrégation des Rites, ne tarda pas à donner de nouvelles preuves de son zèle pour le culte du Cœur de
Jésus. Par ses soins, la fête fut célébrée dans toutes les églises de Rome, et faculté générale fut attribuée à tous les ordinaires de l'introduire dans leurs diocèses. Pie VI maintint cette
précieuse dévotion, et l'enrichit même de nouvelles Indulgences, lesquelles s'accrurent encore par l'effet de la pieuse munificence de Pie VII, qui, dérogeant à toutes les règles reçues, a
statué, par un rescrit du 7 juillet 1815, que les indulgences attachées à la célébration de la fête seraient transférées à tel jour qu'il aurait plu à l'ordinaire de la fixer. Rien n'eût pu
exprimer d'une manière plus significative le désir qu'éprouvait le Siège apostolique de voir se propager en tous lieux la nouvelle fête : aussi pouvons-nous dire que, si les rameaux du jansénisme
ont cessé de faire ombre au champ du Père de famille, ses racines elles-mêmes, au sein de la terre, s'en vont même se desséchant tous les jours.
Le bruit de la sanction apostolique donnée au culte du Cœur de Jésus, vint réjouir les catholiques de France. La pieuse reine
Marie Leczinska, dans cette circonstance, ne fit point défaut à sa qualité de fille du royaume orthodoxe. Elle témoigna aux évêques réunis à Paris pour l'assemblée de 1765, le désir de voir la
fête introduite dans les diocèses où elle ne l'était pas encore. Ses pieuses intentions furent remplies, et les prélats, après une délibération tenue le 17 juillet, résolurent d'établir dans
leurs diocèses respectifs la dévotion et l'office du Sacré-Cœur de Jésus, et d'inviter, par une lettre-circulaire, les autres évêques du royaume d'en faire de même dans les diocèses où cette
dévotion et cet office ne sont pas encore établis. Le vertueux roi de Pologne, Stanislas, père de Marie Leczinska, avait, dès 1763, écrit à Claude de Drouas, évêque de Toul, une lettre de
félicitation de ce qu'il avait institué la fête dans son diocèse. Tous les évêques du royaume ne se rendirent pas, il est vrai, aux vœux de l'assemblée de 1765 ; mais, parmi ceux qui témoignèrent
de leur zèle envers le culte du Sacré-Cœur de Jésus, nous aimons à citer Félix-Henri de Fumel, évêque de Lodève, le même que nous avons vu rétablir le Bréviaire romain dans son diocèse, et faire
disparaître le parisien de Vigier et Mésenguy, que son prédécesseur Jean-Georges de Souillac y avait introduit. Le pieux évêque ne se contenta pas d'établir la fête ; il fit paraître un ouvrage
spécial pour l'expliquer et la défendre. Christophe de Beaumont, ainsi que nous l'avons rapporté, inséra l'office du Sacré-Cœur de Jésus dans la nouvelle édition des livres parisiens de 1778, et
il est à remarquer que le prélat, en fixant la fête au dimanche après l'octave du saint Sacrement, donnait un premier et solennel démenti aux rubriques de Vigier et Mésenguy, si sévères pour
maintenir l'inviolabilité du dimanche. Ce fait valait la peine d'être noté.
La publication de cet office dans le diocèse de Paris, outre les clameurs obligées du gazetier ecclésiastique, occasionna un
double scandale. On vit les marguilliers de Saint-André-des-Arts faire opposition à leur curé, pour empêcher la célébration de la fête dans cette paroisse, et le grand tribunal liturgique de
France, le Parlement de Paris, saisi de l'affaire, donna, le 11 juin 1776, un arrêt portant défense de célébrer la fête. Ce fut le dernier que cette cour rendit en matière liturgique.
Ce qui vint après fut la constitution civile du clergé, élaborée dans les arsenaux de cette compagnie.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE
XXIII : DE LA LITURGIE DURANT LA SECONDE MOITIE DU XVIIIe SIECLE.
Apparition du Sacré-Cœur à Sainte Marguerite-Marie, ancien couvent de
la Visitation de Nancy