Mais voyons plus avant l'œuvre du synode et ses glorieux efforts pour s'élever dans la réforme liturgique à la hauteur des vues de Joseph II et de son digne frère.
Observons d'abord que les Pères du concile diocésain, comme ils s'appellent, sont d'avis qu'on évite dans les églises les décorations trop pariées et trop précieuses, parce qu'elles attirent les sens et entraînent l’âme à l'amour des choses inférieures ; sur quoi les Pères déclarent embrasser la doctrine de l'instruction pastorale de Jérôme de Collorédo, archevêque de Salzbourg.
Dans le chapitre sur la réforme des réguliers, ils émettent le vœu que ceux-ci n'aient point d'églises ouvertes au public ; qu'on y diminue les offices divins, et qu'il n'y soit célébré qu'une, ou, tout au plus, deux messes par jour, les autres prêtres se bornant à concélébrer.
Dans la même session, il plaît aux Pères d'abolir les processions qui avaient lieu pour visiter quelque image, de la sainte Vierge ou d'un saint, et de prescrire aux curés de la campagne de restreindre le plus possible la longueur et la durée de celles des Rogations. Le but de ces suppressions, disent-ils, est d'empêcher les rassemblements tumultueux et indécents, et les repas qui accompagnaient ces processions. Quant aux fêtes, les Pères se plaignent de ce que, par leur multiplicité, elles sont aux riches une occasion d'oisiveté, et aux pauvres une source de misère, et sont résolus de s'adresser à S. A. S. le Grand-Duc, pour obtenir une réduction dans le nombre de ces jours consacrés aux devoirs religieux. C'est, sans doute, pour honorer en Léopold la qualité de prince de la Liturgie, que les Pères décrètent qu'on ajoutera désormais au Canon ces paroles : Et pro Magno Duce nostro N. On voit que l'esprit des antiliturgistes est partout le même, en Italie comme ailleurs : la seconde majesté profite toujours des dépouilles de la première.
" Pour ce qui regarde les pratiques extérieures de la dévotion envers la sainte Vierge et les autres saints, disent les Pères, nous voulons qu'on enlève toute ombre de superstition, comme serait d'attribuer une certaine efficacité à un nombre déterminé de prières et de salutations dont, la plupart du temps, on ne suit pas le sens, et généralement à tout autre acte, ou objet extérieur ou matériel."
Après cette flétrissure infligée au rosaire et aux diverses couronnes ou chapelets approuvés et recommandés par le Saint-Siège, les réformateurs de Pistoie devaient naturellement en venir à poursuivre les images. C'est pourquoi, immédiatement après, ils enjoignent d'enlever des églises toutes les images qui représentent de faux dogmes, celles par exemple du Cœur de Jésus, et celles qui sont aux simples une occasion d'erreur, comme les images de l’incompréhensible Trinité. On enlèvera de même celles dans lesquelles il paraît que le peuple a mis une confiance singulière, ou reconnaît quelque vertu spéciale. Le synode ordonne pareillement de déraciner la pernicieuse coutume qui distingue certaines images de la Vierge par des titres et noms particuliers, la plupart du temps vains et puérils , comme aussi celle de couvrir d'un voile certaines images ; ce qui, en faisant supposer au peuple qu'elles auraient une vertu spéciale, contribue encore à anéantir toute l'utilité et la fin des images.
La réforme dans le culte de la sainte Vierge et des saints n'était pour le synode qu'une conséquence de la réforme à laquelle, toujours à la remorque de Joseph II, il avait cru devoir soumettre le culte même du saint Sacrement et le sacrifice de la messe.
Ainsi, les Pères du concile diocésain décrétèrent qu'on rétablira l'antique usage de n'avoir qu'un seul autel dans la même église. On ne placera sur cet autel ni reliquaires, ni fleurs. La participation à la victime, disent-ils un peu plus loin, est une partie essentielle du sacrifice ; toutefois, on veut bien ne pas condamner comme illicites les messes auxquelles les assistants ne communient pas sacramentellement. En effet, cette hardiesse aurait semblé par trop luthérienne ; mais on déclare qu'excepté dans les cas de grave nécessité, les fidèles ne pourront communier qu'avec des hosties consacrées à la messe même à laquelle ils auront assisté.
Quant à la langue à employer dans la célébration des saints mystères, on découvre les intentions du synode dans ces paroles expressives : Le saint Synode désirerait qu'on réduisît les rites de la Liturgie à une plus grande simplicité ; qu'on l'exposât en langue vulgaire, et qu'on la proférât toujours à haute voix ; car, ajoutent plus loin les Pères avec Quesnel leur patron : "Ce serait agir contre la pratique apostolique et contre les intentions de Dieu, que de ne pas procurer au simple peuple les moyens les plus faciles pour, unir sa voix à celle de toute l'Église." Ailleurs, on enseigne que c'est une erreur condamnable de croire qu'il soit en la volonté du Prêtre d'appliquer le fruit spécial du sacrifice à qui il veut.
Quant à la vénération à rendre au mystère de l'Eucharistie, le synode ordonne de réduire l'exposition du saint Sacrement à la seule fête et octave du Corpus Domini, excepté dans la cathédrale où l'exposition sera permise une fois le mois ; dans les autres églises, aux jours de dimanche et de fête ; on donnera seulement la bénédiction avec le ciboire. Le nombre des cierges allumés en présence du saint Sacrement exposé dans l'octave du Corpus Domini, ne pourra excéder trente à la cathédrale et vingt-quatre dans les paroisses.
Ailleurs, les antiliturgistes de Pistoie poursuivent la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus et à la Passion de Notre-Seigneur, sous l'affectation d'une orthodoxie dont la prétention est surtout ridicule dans des hérétiques. Attendu, disent-ils, que ce serait une erreur dès longtemps anathématisée dans l'Église que d'adorer en Jésus-Christ l'humanité, la chair ou toute portion de cette chair, séparément de la divinité, ou avec une séparation sophistique ; ainsi serait-ce également une erreur d'adresser à cette humanité nos prières, au moyen d'une semblable division ou abstraction. C'est pourquoi, souscrivant pleinement à la lettre pastorale de notre évêque, du 3 juin 1781, sur la dévotion nouvelle au Cœur de Jésus, nous rejetons cette dévotion et les autres semblables, comme nouvelles et erronées, ou tout au moins comme dangereuses". Quant au mystère de la Passion, dit le synode, s'il doit particulièrement occuper notre piété, il faut aussi dégager cette piété elle-même de toutes les inutiles et dangereuses matérialités auxquelles ont voulu l'assujettir les dévots superstitieux des derniers siècles. L'esprit de componction et de ferveur ne peut pas certainement être attaché à un nombre déterminé de stations, à des réflexions arbitraires, souvent fausses, plus souvent encore capricieuses, et toujours périlleuses.
On voit que nos réformateurs du catholicisme allaient vite en besogne, et que si, à la façon des novateurs français, la refonte des livres liturgiques sur un plan janséniste leur paraissait un moyen important d'avancer l'œuvre, ils voulaient mener de front, à la manière de Joseph II, la réduction extérieure des formes du culte catholique. Ils s'étaient trompés en prenant ainsi l'Italie pour l'Allemagne ; car si c'était un avantage pour la Toscane d'être régie par un prince de la maison d'Autriche, c'était du moins une grande faiblesse de jugement dans Léopold, que de vouloir régir les populations au rebours de leur génie et de leurs habitudes.
Le synode de Pistoie fut imité par ceux que présidèrent peu après dans leurs diocèses, Sciarelli, évêque de Colle, et Marani, évêque d'Arezzo, lesquels tinrent à honneur de marcher à la suite de Ricci et de ses curés. Dès lors, le parti janséniste ne put contenir la joie de son triomphe, et le grand-duc se crut assuré de la victoire sur les préjugés surannés d'un catholicisme bigot. Dès le 26 janvier 1786, voulant s'assurer de la coopération du clergé dans la réforme religieuse qu'il projetait, il avait adressé à tous les prélats de son duché cinquante-sept articles de consultation. Les principaux de ces articles roulaient sur la réforme indispensable du bréviaire et du missel ; sur l'abolition de toute aumône pour les messes ; sur la réduction du luxe des temples ; sur la défense de célébrer plus d'une messe par jour dans chaque église ; sur l'examen à faire de toutes les reliques ; sur le dévoilement des images couvertes ; sur l'administration des sacrements en langue vulgaire ; sur l'instruction à donner au peuple touchant la communion des saints et les suffrages pour les défunts ; sur l'urgence de soumettre les réguliers aux ordinaires, etc., etc. On y insistait spécialement sur la nécessité de tenir des synodes diocésains, à l'aide desquels Léopold espérait faire pénétrer dans le clergé du second ordre les maximes qu'il lui tardait tant de voir adoptées par ses évêques. Ces Points ecclésiastiques (Punti ecclesiastici) avec les réponses des archevêques et évêques de Toscane furent publiés à Florence, en 1787. On voit au frontispice du livre le portrait du grand-duc soutenu par la Renommée et entouré de figures allégoriques de la Justice, du Commerce, de l'Abondance et du Temps. Au-dessous, est un génie qui tient un livre ouvert, sur lequel est écrit en grandes lettres et en français, le mot : Encyclopédie. C'était sans doute assez pour montrer les intentions ultérieures des antiliturgistes.
Le voltairien de Potter, qui nous a conservé de précieux détails dans ses ignobles Mémoires de Scipion de Ricci, nous apprend en détail quelle fut la réponse des évêques de Toscane aux cinquante-sept Points. Ricci, dont les influences avaient été pour beaucoup dans les résolutions de Léopold, et qui se préparait à tenir son synode, fit telle réponse qu'on pouvait souhaiter ; en quoi il fut imité par Sciarelli, évêque de Colle ; Pannilini, évêque de Chiusi, et Santi, évêque de Soana. Marani et Ciribi, évêques dArezzo et de Cortone, s'expliquèrent dans le même sens, mais avec plus de modération. Les autres prélats, Martini, archevêque de Florence ; Costaguti, Vannucci, Pecci, Vincenti, Bonaccini, évêques de Borgo San-Sepolcro, Massa, Montalcino, Pescia, et Volterra, se déclarèrent avec courage, dans leurs réponses, contre les innovations proposées ; mais nous devons une mention spéciale aux intrépides prélats Franceschi et Borghesi, archevêques de Pise et de Sienne; Mancini, Fazzi, Franci et Franzesi, évêques de Fiesole, San-Miniato, Grosseto et Montepulciano, qui manifestèrent par les termes les plus énergiques, dans leurs réponses, toute l'horreur que leur inspiraient les propositions antiliturgistes qu'on avait osé leur faire.
Ce fut après la réception de ces diverses lettres, et aussi après la célébration des synodes de Pistoie, de Colle et d'Arezzo, les seuls dont Léopold put obtenir la tenue, que ce prince convoqua une assemblée générale des évêques de Toscane,qui s'ouvrit à Florence le 23 avril 1787. S'il l'on en croit les Mémoires de Ricci, les prélats qui s'étaient montrés si fermes dans leur réponse aux Points ecclésiastiques, auraient manifesté, dans l'assemblée, une moindre opposition aux volontés du grand-duc, sur certains points de doctrine liturgique, notamment sur la réforme du Bréviaire et du Missel romains, dont les trois archevêques auraient accepté la commission. L'auteur des Mémoires sur l'Histoire ecclésiastique, au XVIIIe siècle, ajoute même qu'il fut arrêté qu'on traduirait le rituel en italien, pour ce qui concerne l'administration des sacrements, excepté les paroles sacramentelles qui se diraient toujours en latin. Quoi qu'il en soit, de Potter est obligé de convenir que des réclamations violentes s'élevèrent à toutes les séances, de la part des évêques, contre les principaux fauteurs de l'innovation, Ricci, Sciarelli, Pannilini et Santi. Et, d'ailleurs, la discussion roula sur un grand nombre d'autres articles de droits ecclésiastique, à l'occasion desquels la majorité se montra animée de la plus courageuse énergie pour les droits du Saint-Siège. L'assemblée tint sa dix-neuvième et dernière session, le 5 juin 1787, et s'étant présentée à l'audience du grand-duc, elle reçut les témoignages les plus significatifs de mécontentement de la part du prince, pour le peu d'harmonie qui avait régné dans son sein, pour l’esprit de préjugé et de parti qui avait constamment guidé le plus grand nombre des prélats. Léopold, toujours poussé par le parti janséniste, décréta plusieurs édits propres à accroître et à consolider le scandale. "Sans aucun égard pour la Cour de Rome, dit de Potter, on soumit le clergé régulier aux ordinaires ; on déclara qu'à l'avenir la doctrine de saint Augustin devrait être suivie dans l'enseignement ecclésiastique ; on ordonna la réforme des missels et des bréviaires, etc..
Toutefois, ainsi que nous l'avons dit, cette levée de boucliers n'eut pas de suites. La dislocation sociale qui, en France, avait couronné les efforts persévérants du parti anarchiste, ouvrit les yeux de Léopold. Il eut le bon esprit de comprendre que l'évêque du dehors commet un acte impolitique dont le châtiment, tôt ou tard, retombe sur sa tête, toutes les fois que, convié par les sacrilèges flatteries d'un pasteur lâche ou corrompu, il ose mettre la main à l'encensoir. Mais il est facile de comprendre comment les instincts du despotisme ont si souvent conduit les princes à tenter ou à seconder les attentats des antiliturgistes. Les démonstrations liturgiques sont éminemment populaires ; elles tendent à réunir les masses dans le temple catholique, comme dans le centre de leur vie sociale ; elles resserrent le lien qui les attache au sacerdoce. Donc, les ennemis du spiritualisme dans les peuples doivent les avoir en horreur. Et voilà pourquoi chez nous, en ce moment, les ennemis des processions, soi-disant libéraux, se ruent à la suite des Joseph II et des Léopold, monarques du bon plaisir. Heureuse la France de n'avoir pas de ces vils pasteurs dont toute la gloire était d'enchaîner l'Église au marchepied du trône, comme les Ricci, les Pannilini, les Sciarelli !
Ajoutons encore un trait pour faire connaître ces dignes coryphées de l'hérésie antiliturgiste.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XXIII : DE LA LITURGIE DURANT LA SECONDE MOITIE DU XVIIIe SIECLE.