Quoi qu'il en soit, être et paraître converti, être et paraître fidèle, être et paraître ce qu'on doit être, voilà, mes chers auditeurs, la grande morale que nous prêche Jésus-Christ ressuscité.
BOURDALOUE
Pourquoi Jésus-Christ a-t-il paru ressuscité, ou plutôt à qui a-t-il paru ressuscité ? ceci mérite votre attention. Il a paru ressuscité, dit saint Augustin, aux uns pour les consoler dans leur tristesse, aux autres pour les ramener de leurs égarements, à ceux-là pour vaincre leur incrédulité, à ceux-ci pour leur reprocher l'endurcissement de leur cœur.
Madeleine et les autres femmes qui l'avaient suivi, pleurent auprès du sépulcre, pénétrées de la vive douleur que leur cause le souvenir et l'image encore toute récente de sa mort : il leur apparaît, dit l'Evangéliste, pour les remplir d'une sainte joie, et pour faire cesser leurs larmes. Les disciples faibles et lâches l'ont abandonné, et ont pris la fuite, le voyant entre les mains de ses ennemis : il leur apparaît pour les rassembler comme des brebis dispersées, et pour les faire rentrer dans le troupeau. Saint Thomas persiste à être incrédule, et à ne vouloir pas se rendre au témoignage de ceux qui l'ont vu : il lui apparaît pour le convaincre, et pour ranimer sa foi presque éteinte. Les autres, quoique persuadés de la vérité, sont encore froids et indifférents : il leur apparaît pour leur reprocher leur indifférence, et pour réveiller leur zèle. Encore une fois, modèle divin sur quoi nous devons nous former ; car c'est ainsi que nous devons paraître convertis pour la consolation des justes, pour la conversion des pécheurs, pour la conviction des libertins. Reprenons.
Pour la consolation des justes. Car, dans l'état de votre péché, mon cher auditeur, vous étiez mort ; et combien d'âmes saintes pleuraient sur vous ! quelle douleur la charité qui les pressait ne leur faisait-elle pas sentir à la vue de vos désordres ! avec quel serrement, ou, si vous voulez, avec quel épanchement de cœur n'en ont-elles pas gémi devant Dieu ! par combien de pénitences secrètes n'ont-elles pas tâché de les expier ! et depuis combien de temps ne peut-on pas dire qu'elles étaient dans la peine, demandant grâce à Dieu pour vous, et soupirant après votre conversion ! Dieu enfin les a exaucés, et, selon leurs vœux, vous voilà spirituellement ressuscité ; mais on vous dit que l'étant, elles ont droit d'exiger que vous leur paraissiez tel, afin qu'elles s'en réjouissent sur la terre comme les anges bienheureux en triomphent dans le ciel ; que c'est une justice que vous leur devez ; que, comme votre péché les a désolées, il faut que votre retour à Dieu les console.
Cela seul ne doit-il pas vous engager à leur en donner des preuves, mais des preuves assurées, qui d'une part les comblent de joie, et qui de l'autre mettent comme le sceau à l'œuvre de votre salut ? Pour la conversion des pécheurs. Il y a de vos frères dans le monde qui se perdent, et qui, sortis des voies de Dieu, vivent au gré de leurs passions, et ne suivent plus d'autre voie que celle de l'iniquité. Il est question de les sauver, en les ramenant d'une manière douce, mais efficace, au vrai pasteur de leurs âmes, qui est Jésus-Christ ; et c'est vous, vous, dis-je, pécheur converti, qui devez servir à ce dessein. Pourquoi vous ?
Je le répète, parce qu'après vos égarements, vous avez pour y réussir un don particulier que n'ont pas les justes qui se sont toujours maintenus justes. Aussi, remarque Origène, saint Pierre fut-il singulièrement choisi pour ramener au Fils de Dieu les disciples que la tentation avait dissipés : Et tu aliquando convenus, confirma fratres tuos (Luc, XXII, 32.) ; Et vous, Pierre, lui dit le Sauveur du monde, ayez soin d'affermir vos frères quand vous serez une fois converti vous-même. Il ne donna pas cette commission à saint Jean, qui s'était tenu inséparablement attaché à sa personne, ni à Marie, qui l'avait accompagné jusqu'à la croix ; mais à saint Pierre, qui l'avait renoncé. Pourquoi cela ? Adorable conduite de la Providence ! parce qu'il fallait, dit Origène, un disciple pécheur pour attirer d'autres pécheurs, et parce que le plus grand pécheur de tous était le plus propre à les attirer tous. Ah ! Chrétiens, combien de conversions votre exemple seul ne produirait-il pas, si vous vous regardiez, comme saint Pierre, chargés de l'honorable emploi de gagner vos frères a Dieu ! Et tu aliquando conversus, confirma fratres tuos.
Cet exemple, épuré de toute ostentation, et soutenu d'un zèle également humble et prudent, quel succès merveilleux n'aurait-il pas, et que pourraient faire en comparaison tous les prédicateurs de l'Evangile ? quel attrait surtout ne serait-ce pas pour certains pécheurs, découragés et tentés de désespoir, lorsqu'ils se diraient à eux-mêmes : Voilà cet homme que nous avons vu dans les mêmes débauches que nous ; le voilà converti et soumis à Dieu ? Y aurait-il un charme plus puissant pour les convertir eux-mêmes ? et quand il ne s'agit pour cela que de paraître ce que vous êtes, ne craignez-vous point, en y manquant, d'encourir la malédiction dont Dieu, par son prophète, vous a menacés ? Sanguinem autem ejus de manu tua requiram (Ezech., III, 18.).
Pour la conviction des libertins et des esprits incrédules. L'apôtre saint Thomas, devenu fidèle, eut une grâce spéciale pour répandre le don de la foi ; et s'il n'eût jamais été incrédule (c'est la réflexion de saint Grégoire, pape), sa prédication en eût été moins touchante. Mais la merveille était de voir un homme non seulement croire ce qu'il avait opiniâtrement combattu, mais l'aller publier jusque devant les tribunaux, et ne pas craindre de mourir pour en confirmer la vérité. Voilà ce qui persuadait le monde. Son incrédulité toute seule, dit saint Chrysostome, nous aurait perdus, sa foi toute seule ne nous aurait pas suffi ; mais son infidélité suivie de sa foi, ou plutôt sa foi précédée de son infidélité, c'est ce qui nous a faits ce que nous sommes.
J'en dis de même, Chrétiens, en vous appliquant cette pensée : Si vous, à qui je parle, ne vous étiez jamais égarés, peut-être le monde aurait-il du respect pour vous ; mais à peine le monde, dans le libertinage de créance où il est aujourd'hui plongé, tirerait-il de vous une certaine conviction dont il a particulièrement besoin. Ce qui touche les impies, c'est d'entendre un impie comme eux, surtout un impie sage d'ailleurs selon le monde, sans autre intérêt que celui de la vérité qu'il a connue, dire : Je suis persuadé, je ne puis plus résister à la grâce qui me presse ; je veux vivre en chrétien, et je m'y engage. Car cette déclaration est un argument sensible qui ferme la bouche à l'impiété, et dont les âmes les plus libertines ne peuvent se défendre.
Enfin, obligation de paraître converti, fondée sur notre intérêt propre. Car cette prudence charnelle qui nous fait trouver tant de prétextes pour ne nous pas déclarer, n'est qu'un artifice, grossier, dont se sert l'ennemi de notre salut pour nous tenir toujours dans ses liens, au moment même que nous nous flattons d'être rentrés dans la liberté des enfants de Dieu. En effet, on ne veut pas qu'il paraisse à l'extérieur qu'on ait changé de conduite ; pourquoi ? parce qu'on sent bien que si ce changement venait une fois à éclater, on serait obligé de le soutenir, qu'on ne pourrait plus s'en dédire; et que l'honneur même venant au secours du devoir et de la religion, on se ferait de la plus difficile vertu, qui est la persévérance, non pas un simple engagement, mais comme une absolue nécessité. Or, en quelque bonne disposition que l'on se trouve, on veut néanmoins se réserver le pouvoir de faire dans la suite ce que l'on voudra. Quoiqu'on renonce actuellement à son péché, on ne veut pas se lier, ni s'interdire pour jamais l'espérance du retour. Cette nécessité de persévérer paraît affreuse, et l'on en craint les conséquences : c'est-à-dire, on ne veut pas être inconstant, mais on veut, s'il était besoin, le pouvoir être ; et parce qu'en donnant des marques de conversion, on ne le pourrait plus, ou qu'on ne le pourrait qu'aux dépens d'une certaine réputation dont on est jaloux, on aime mieux dissimuler, et courir ainsi les risques de son inconstance, que de s'assurer de soi-même en s'ôtant une pernicieuse liberté. Car voilà, mes chers auditeurs, les illusions du cœur de l'homme.
Mais je raisonne tout autrement, et je dis que nous devons regarder comme un avantage de paraître convertis, puisque, de notre propre aveu, le paraître et l'avoir paru est une raison qui nous engage indispensablement à l'être, et à l'être toujours.
Je dis que nous devons compter pour une grâce d'avoir trouvé par là le moyen de fixer nos légèretés, en faisant même servir les lois du monde à l'établissement solide et invariable de notre conversion. Mais si je retombe, par une malheureuse fragilité, dans mes premiers désordres, ma conversion, au lieu d'édifier, deviendra la matière d'un nouveau scandale. Abus, Chrétiens : c'est à quoi la grâce de Jésus-Christ nous défend de penser, sinon autant que cette pensée nous peut être salutaire pour nous donner des forces et pour nous animer. Je dois craindre mes faiblesses et prévoir le danger, mais je ne dois pas porter trop loin cette prévoyance et cette crainte ; elle me doit rendre vigilant, mais elle ne me doit pas rendre pusillanime ; elle doit m'éloigner des occasions par une sainte défiance de moi-même, mais elle ne doit pas m'ôter la confiance en Dieu jusqu'à m'empêcher de faire des démarches pour mon salut, sans lesquelles la résolution que j'ai pirise d'y travailler sera toujours chancelante. Si je me déclare, on jugera de moi, on en parlera : eh bien ! ce sera un secours contre la pente naturelle que j'aurais à me démentir, de considérer que j'aurai à soutenir les jugements et la censure du monde. On m'accusera de simplicité, de vanité, d'hypocrisie, d'intérêt : je tâcherai de détruire tous ces soupçons ; celui de la simplicité, par ma prudence ; celui de l'orgueil, par mon humilité ; celui de l'hypocrisie, par la sincérité de ma pénitence ; celui de l'intérêt, par un détachement parfait de toutes choses. Du reste, disait saint Augustin, le monde parlera selon ses maximes, et moi je vivrai selon les miennes : si le monde est juste, s'il est chrétien, il approuvera mon changement, et il en profitera ; s'il ne l'est pas, je dois le mépriser lui-même et l'avoir en horreur.
Quoi qu'il en soit, être et paraître converti, être et paraître fidèle, être et paraître ce qu'on doit être, voilà, mes chers auditeurs, la grande morale que nous prêche Jésus-Christ ressuscité.
Heureux, si je vous laisse, en finissant ce discours, non seulement instruits, mais persuadés et touchés de ces deux importantes obligations ! Après cela, quelque indigne que je sois de mon ministère, peut-être pourrai-je dire, aussi bien que saint Paul quand il quitta les chrétiens d'Ephèse et qu'il se sépara d'eux, que je suis pur devant Dieu et innocent de la perte des âmes, si parmi ceux qui m'ont écouté il y en avait encore qui dussent périr : Quapropter contester vos, quia mundus sum a sanguine omnium (Act., XX, 26.). Et pourquoi ? parce que vous savez, ô mon Dieu , que je ne leur ai point caché vos vérités ; mais que j'ai pris soin de les leur représenter avec toute la liberté, quoique respectueuse, dont doit user un ministre de votre parole.
BOURDALOUE
SERMON POUR LA FÊTE DE PAQUES SUR LA RÉSURRECTION DE JÉSUS-CHRIST
NOLI ME TANGERE, Lambert d'Amsterdam, Musée des Beaux-Arts, Lille