Déjà de nombreux Pontifes ont paru sur le Cycle, où ils forment une éclatante constellation près du Christ ressuscité qui, en
ces jours, donna à Pierre leur prédécesseur les clefs du ciel. Anicet, Soter, Caïus, Clet et Marcellin, tenaient en main la palme du martyre ; Léon seul avait combattu sans répandre son sang ;
mais son grand cœur n'eût pas reculé devant ce suprême témoignage. Or voici qu'en ce jour un émule de Léon, donné à l'Eglise dans ces derniers siècles, vient s'unir à lui et se mêler au groupe
triomphant. Comme Léon, Pie V a lutté avec ardeur contre l'hérésie ; comme Léon, il a sauvé son peuple du joug des barbares.
La vie entière de Pie V a été un combat. Dans les temps agités où il fut placé au gouvernail de la sainte Eglise, l'erreur
venait d'envahir une vaste portion de la chrétienté, et menaçait le reste. Astucieuse et souple dans les lieux où elle ne pouvait développer son audace, elle convoitait l'Italie ; son ambition
sacrilège était de renverser la chaire apostolique, et d'entraîner sans retour le monde chrétien tout entier dans les ténèbres de l'hérésie. Pie défendit avec un dévouement inviolable la
Péninsule menacée. Avant d'être élevé aux honneurs du pontificat suprême, il exposa souvent sa vie pour arracher les villes à la séduction. Imitateur fidèle de Pierre Martyr, on ne le vit jamais
reculer en présence du danger, et partout les émissaires de l'hérésie s'enfuirent à son approche. Placé sur la chaire de saint Pierre, il sut imprimer aux novateurs une terreur salutaire, il
releva le courage des souverains de l'Italie, et, par des rigueurs modérées, il vint à bout de refouler au delà des Alpes le fléau qui allait entraîner la destruction du christianisme en Europe,
si les Etats du Midi ne lui eussent opposé une barrière invincible. Le torrent de l'hérésie s'arrêta. Depuis lors, le protestantisme, réduit à s'user sur lui-même, donne le spectacle de cette
anarchie de doctrines qui eût désolé le monde entier, sans la vigilance du Pasteur qui, soutenant avec un zèle indomptable les défenseurs de la vérité dans tous les Etats où elle régnait encore,
s'opposa comme un mur d'airain à l'envahissement de l'erreur dans les contrées où il commandait en maître.
Un autre ennemi, profitant des divisions religieuses de l'Occident, s'élançait en ces mêmes jours sur l'Europe, et l'Italie
n'allait être que sa première proie. Sortie du Bosphore, la flotte ottomane se dirigeait avec fureur sur la chrétienté ; et c'en était fait, si l'énergique Pontife n'eût veillé pour le salut de
tous. Il sonne l'alarme, il appelle aux armes les princes chrétiens. L'Empire et la France, déchirés par les factions que l'hérésie a fait naître dans leur sein, entendent l'appel, mais ils
restent immobiles ; l'Espagne seule, avec Venise et la petite flotte papale, répondent aux instances du Pontife, et bientôt la croix et le croissant se trouvent en présence dans le golfe de
Lépante. Les prières de Pie V décidèrent la victoire en faveur des chrétiens, dont les forces étaient de beaucoup inférieures à celles des Turcs. Nous retrouverons ce grand souvenir sur le Cycle,
en octobre, à la fête de Notre-Dame du Rosaire.
Mais il faut rappeler aujourd'hui la prédiction que fit le saint Pape, sur le soir de la grande journée du 7 octobre 1571.
Depuis six heures du matin jusqu'aux approches de la nuit, la lutte durait entre la flotte chrétienne et la flotte musulmane. Tout à coup le Pontife, poussé par un mouvement divin, regarda
fixement le ciel ; il se tint en silence durant quelques instants, puis se tournant vers les personnes qui étaient présentes : "Rendons grâces à Dieu, leur dit-il ; la victoire est aux
chrétiens". Bientôt la nouvelle arriva à Rome ; et dans toute la chrétienté on ne tarda pas à savoir qu'un Pape avait encore une fois sauvé l'Europe. La défaite de Lépante porta à la puissance
ottomane un coup dont elle ne s'est jamais relevée ; l'ère de sa décadence date de cette journée fameuse.
Les travaux de saint Pie V pour la régénération des mœurs chrétiennes, l'établissement de la discipline du concile de Trente, et
la publication du Bréviaire et du Missel réformés, ont fait de son pontificat de six années l'une des époques les plus fécondes dans l'histoire de l'Eglise. Plus d'une fois les protestants se
sont inclinés d'admiration en présence de ce vigoureux adversaire de leur prétendue réforme. "Je m'étonne, disait Bacon, que L'Eglise Romaine n'ait pas encore canonisé ce grand homme". Pie V
ne fut, en effet, placé au nombre des Saints qu'environ cent trente ans après sa mort : tant est grande l'impartialité de l'Eglise Romaine, lors même qu'il s'agit de décerner les honneurs de
l'apothéose à ses chefs les plus respectés.
La gloire des miracles couronna dès ce monde le vertueux Pontife : nous rappellerons ici deux de ses prodiges les plus
populaires. Traversant un jour, avec l'ambassadeur de Pologne, la place du Vatican, qui s'étend sur le sol où fut autrefois le cirque de Néron, il se sent saisi d'enthousiasme pour la gloire et
le courage des martyrs qui souffrirent en ce lieu dans la première persécution. Il se baisse, et prend dans sa main une poignée de poussière dans ce champ du martyre, foulé par tant de
générations de fidèles depuis la paix de Constantin. Il verse cette poussière dans un linge que lui présente l'ambassadeur ; mais lorsque celui-ci, rentré chez lui, ouvre le linge, il le trouve
tout imprégné d'un sang vermeil que l'on eût dit avoir été versé à l'heure même : la poussière avait disparu. La foi du Pontife avait évoqué le sang des martyrs, et ce sang généreux reparaissait
à son appel pour attester, en face de l'hérésie, que l'Eglise Romaine, au XVIe siècle, était toujours celle pour laquelle ces héros avaient donné leur vie sous Néron.
La perfidie des hérétiques tenta plus d'une fois de mettre fin à une vie qui laissait sans espoir de succès leurs projets pour
l'envahissement de l'Italie. Par un stratagème aussi lâche que sacrilège, secondés par une odieuse trahison, ils enduisirent d'un poison subtil les pieds du crucifix que le saint Pontife avait
dans son oratoire, et sur lequel il collait souvent ses lèvres. Pie V, dans la ferveur de sa prière, se prépare à donner cette marque d'amour au Sauveur des hommes sur son image sacrée ; mais
tout à coup, ô prodige ! les pieds du crucifix se détachent de la croix, et semblent fuir les baisers respectueux du vieillard. Pie V comprit alors que la malice de ses ennemis avait voulu
transformer pour lui en instrument de mort jusqu'au bois qui nous a rendu la vie.
Un dernier trait encouragera les fidèles, par l'exemple du grand Pontife, à cultiver la sainte Liturgie dans le temps de l'année
où nous sommes. Au lit de la mort, jetant un dernier regard sur l'Eglise de la terre qu'il allait quitter pour celle du ciel, et voulant implorer une dernière fois la divine bonté en faveur du
troupeau qu'il laissait exposé à tant de périls, il récita d'une voix presque éteinte cette strophe des Hymnes du Temps pascal : Créateur des hommes, daignez, en ces jours remplis des
allégresses de la Pâque, préserver votre peuple des assauts de la mort. Ayant achevé ces paroles sacrées, il s'endormit paisiblement dans le Seigneur.
Mais il est temps de lire, dans le livre des divins Offices, l’éloge que l'Eglise consacre au saint Pape des temps modernes
:
Pie V, né à Bosco, ville de Lombardie, mais originaire de Bologne et de la noble famille des Ghisleri, entra à l'âge de quatorze
ans dans l'Ordre des Frères Prêcheurs. On admirait en lui la patience, l'humilité profonde, la grande austérité de la vie, l'amour pour l'oraison, l'observance régulière et le zèle le plus ardent
pour l'honneur de Dieu. Ses progrès dans la philosophie et la théologie furent si remarquables, qu'il fut chargé durant beaucoup d'années, et avec un grand succès, de l'enseignement de ces
sciences. Il exerça la prédication en beaucoup de lieux, avec un grand profit pour ses auditeurs. Il remplit longtemps avec une force d'âme invincible les fonctions d'inquisiteur, et préserva, au
péril même de sa vie, un grand nombre de villes de la séduction de l'hérésie qui faisait des efforts pour les envahir.
Paul IV, dont il était très estimé à cause de ses rares vertus, l'éleva au siège de Népi et Sutri, et deux ans après il fut
admis parmi les cardinaux-prêtres de l'Eglise romaine. Transféré par Pie IV à l'Eglise de Montréal dans le Piémont, et ayant remarqué plusieurs abus qui s'étaient répandus dans ce diocèse, il en
fit la visite complète ; et tout étant réglé, il revint à Rome, où il fut chargé des plus graves affaires, dans l'expédition desquelles il prit toujours le parti de la justice, et déploya une
constance et une liberté apostoliques. A la mort de Pie IV, il fut élu Pape contre l'attente de tout le monde ; mais, sauf l'extérieur, il ne changea rien dans sa manière de vivre. On remarqua en
lui un zèle incessant pour la propagation de la foi, une application infatigable au rétablissement de la discipline ecclésiastique, une vigilance assidue pour l'extirpation des erreurs, une
bienfaisance sans bornes pour soulager les nécessités des indigents, un courage invincible pour soutenir les droits du Siège Apostolique.
Il équipa une flotte puissante contre Sélim, sultan des Turcs, dont les succès avaient élevé l'audace, et remporta sur lui, à
Lépante, une éclatante victoire, plus encore par ses prières à Dieu que par la force des armes. Il connut par la révélation divine, et manifesta aux personnes qui se trouvaient avec lui, cet
heureux événement à l'heure même qu'il s'accomplissait. Il préparait une nouvelle expédition contre les Turcs, lorsqu'il fut atteint d'une grave maladie. Il en supporta avec une souveraine
patience les cruelles douleurs, et étant arrivé à l'extrémité, et ayant reçu les divins sacrements, il rendit son âme à Dieu avec tranquillité, l'an mil cinq cent soixante-douze, âgé de
soixante-huit ans et ayant siégé six ans, trois mois et vingt-quatre jours.
Son corps est entouré d'une grande vénération de la part des fidèles dans la Basilique de Sainte-Marie-Majeure, à cause des
nombreux miracles que Dieu a opérés par son intercession. Ces prodiges ayant été prouvés juridiquement, il a été inscrit au nombre des Saints par le pape Clément XI.
Il fut le bouclier de l'Eglise dans les périls qui l'assaillaient ; sa forte épée moissonna les sectateurs de
l'hérésie. (Hymne)
DOM GUÉRANGER
L'Année Liturgique