Pourquoi voyons-nous tant de corruption dans le christianisme ? pourquoi, dans les états même les plus chrétiens en apparence, est-on si peu chrétien ? et pourquoi parmi les personnes dévotes de profession, y a-t-il si peu de vraie dévotion ? Le Prophète nous l'apprend : Desolatione desolata est terra, quia nullus est qui recogitet corde (Jerem., XII, 11.) : Toute la terre est dans une affreuse désolation ; tout est défiguré dans l'Eglise de Jésus-Christ ; quoiqu'elle subsiste toujours, et qu'elle soit toujours sainte et sans tache, tout y est renversé, parce qu'il n'y a plus de recueillement ni de retour du cœur sur soi-même. Ce n'est pas qu'il n'y ait encore certains dehors de piété ; mais, sous ces dehors, il n'y a plus ou presque plus d'esprit intérieur. Ce sont des dehors spécieux ; on prononce des paroles, on récite des offices, on lit de bons livres, on fait même l'oraison ou l'on se flatte de la faire, on en sait toutes les méthodes ; mais, dans le fond, il n'y a rien là qui parte du cœur. C'est un cœur évaporé qui ne peut se renfermer un moment en lui-même ; un cœur qui se répand continuellement, et qui laisse évanouir tout ce que Dieu, ou ceux qui tiennent la place de Dieu, lui communiquent.
BOURDALOUE
Semen est verbum Dei.
Le bon grain, c'est la parole de Dieu. (Saint Luc, chap. VIII, 11.)
Dans l'engagement où je suis de contribuer par mon ministère à ce qui doit toujours être la fin de cette assemblée, je veux dire au soulagement des pauvres, j'ai cru ne pouvoir rien faire de mieux que de m'attacher à l'Evangile de cette semaine ; j'y trouve un fonds d'instruction dont j'espère que vous serez édifiées, et qui m'a paru très naturel pour vous inspirer le zèle de la charité envers ceux que vous devez considérer comme vos frères et comme les domestiques de la foi.
C'est la parabole du bon grain, dont Jésus-Christ s'est servi pour expliquer au peuple qui l'écoutait un des plus excellents mystères du royaume de Dieu, et une des vérités les plus solides de notre religion. Celui qui sème, disait ce Sauveur adorable, est sorti pour aller semer son grain : et une partie de cette semence est tombée le long du chemin, où les passants l'ont foulée aux pieds, et où les oiseaux du ciel l'ont enlevée. Une autre partie est tombée sur des pierres, où, manquant de suc et d'humidité, elle s'est tout à coup desséchée ; une autre au milieu des épines, et les épines l'ont empêchée de croître ; la dernière, dans une bonne terre : elle y a pris racine, elle y a germé, elle y a produit une ample moisson et rapporté au centuple. Or Jésus-Christ, parlant de la sorte, criait à haute voix : Que celui-là entende, qui a des oreilles pour entendre : Qui habet mires audiendi, audiat. Expression dont usait communément ce divin Maître, venant de déclarer quelqu'une de ces maximes importantes qui demandaient un cœur docile et un esprit attentif pour les comprendre et pour en profiter.
Ouvrons donc, ouvrons nos cœurs, et recueillons toute l'attention de nos esprits pour bien entrer dans le sens de cette figure, et pour nous appliquer les salutaires enseignements qui y sont renfermés. Qu'est-ce que ce bon grain ? Vous savez que, selon l'interprétation même de Jésus-Christ, c'est la parole de Dieu : Semen est verbum Dei. Et en effet, la parole de Dieu est une précieuse et divine semence, dont la vertu n'a point de bornes si nous ne l'arrêtons, et dont la fécondité est infinie lorsqu'elle trouve des âmes préparées à la recevoir, et à la laisser agir dans toute sa force. Mais cette semence, toute divine et toute précieuse qu'elle est, devient tous les jours dans le christianisme la plus infructueuse et la plus stérile : pourquoi ? parce qu'il y a bien peu de chrétiens où elle rencontre les dispositions nécessaires pour y opérer ces fruits merveilleux de grâces qui lui sont propres, et qui ont autrefois enrichi le champ de l'Eglise. Juste sujet des plaintes et de la douleur des ministres évangéliques ; désordres qu'ils ne cessent point de déplorer, et que nous pouvons regarder comme le principe de la corruption des mœurs du siècle. Je ne m'en tiens pas là néanmoins ; cette morale est trop commune et trop vague : mais voici le point particulier qui vous concerne, et dont j'ai à vous entretenir. C'est un usage saintement établi, que chaque mois on emploie la parole de Dieu à exciter votre charité pour les pauvres. Vous assistez à nos exhortations, et cependant nous ne voyons pas que les aumônes augmentent, ni que les pauvres en soient plus secourus. D'où vient cela ? d'où vient, dis-je, que cette parole de charité qui vous est si souvent annoncée n'a pas dans la pratique toute l'efficace qu'elle peut avoir et qu'elle doit avoir ? c'est ce que je veux examiner avec vous : je suivrai par ordre mon évangile. Dans les différentes qualités de la bonne et de la mauvaise terre où le grain est jeté, je vous représenterai les divers caractères des personnes qui s'assemblent ici avec une assiduité dont nous pourrions tout attendre, si l'expérience ne nous avait appris que les effets n'y répondent pas. De là vous connaîtrez quelle est la source du mal, c'est-à-dire pourquoi les pauvres retirent si peu d'avantage de tant de discours qu'on vous fait en leur faveur ; et, par une bénédiction toute nouvelle que Dieu donnera à sa parole, j'ose espérer que vous travaillerez avec plus d'ardeur que jamais à soulager les misères publiques. Voilà, sans autre partage, tout mon dessein.
Le laboureur alla semer son grain. C'était de bon grain, c'était une semence capable de fournir au père de famille une abondante récolte, et de remplir ses greniers : mais d'abord une partie de cette semence tomba près du chemin ; les passants la foulèrent aux pieds, et les oiseaux du ciel la mangèrent. Qu'est-ce que ce chemin ouvert à tout le monde ? Vous le voyez : ce sont ces âmes volages et dissipées, qui donnent à tout sans réflexion, et qui apportent à ces assemblées un esprit distrait et sans arrêt. Soit que cette dissipation leur soit naturelle, et qu'elles soient nées avec ce caractère de légèreté ; soit qu'il faille l'attribuer à une disposition et à une mauvaise habitude qu'elles aient contractées ; quoi que ce puisse être, elles ne s'intéressent guère aux bonnes œuvres dont on leur prêche l'obligation et l'indispensable nécessité. Je m'explique.
Elles viennent aux assemblées de charité ; elles entendent ce qu'on leur dit des besoins extrêmes des pauvres, elles en sont même touchées, ou elles le paraissent. Mais ces impressions passagères s'effacent bientôt. Dans un moment elles les ont reçues, et dans un moment elles les perdent. Le démon, ce lion rugissant qui tourne sans cesse autour de nous pour nous surprendre, leur enlève du cœur la sainte parole qu'elles devaient remporter avec elles, et dont elles devaient faire la matière de leurs méditations : Venit diabolis, et tollit verbum de corde eorum, ne credentes salvi fiant (Luc, III, 12.). Car il ne prévoit que trop, ce dangereux ennemi des âmes, quelles pourraient être, pour leur salut, les suites heureuses et les conséquences de cette parole bien repassée, bien considérée, bien appliquée. Il ne sait que trop qu'elle pourrait devenir ainsi le principe de leur conversion et de leur sanctification : Ne credentes salvi fiant.
En effet, si, lorsqu'elles ont entendu le ministre de l'Eglise, elles sortaient bien persuadées que c'est Dieu même qui leur a parlé, et qu'il ne leur reste plus que de mettre en pratique ce qu'on a pris soin de leur enseigner et de leur remontrer ; si, comprenant un de leurs devoirs les plus essentiels, elles pensaient sérieusement à procurer aux pauvres toute l'assistance qu'elles sont en état de leur donner ; si, respectant et envisageant Jésus-Christ dans la personne de ces pauvres, elles s'affectionnaient à les prévenir, à les chercher, à les visiter ; si, non contentes d'une vue superficielle et d'une connaissance générale, elles entraient dans le détail de ce qu'ils ont à souffrir, et qu'elles se fissent une dévotion d'y remédier autant qu'il leur est possible, et de n'y rien épargner de tout ce que leurs facultés leur permettent : ah ! ce serait là le commencement d'un retour sincère et parfait à Dieu. Chaque pas qu'elles feraient pour les pauvres, serait compté par le père et le tuteur des pauvres. Dieu, mille fois plus libéral qu'elles ne peuvent l'être, répandrait sur elles ses grâces, à mesure qu'elles répandraient sur les membres de Jésus-Christ leurs largesses ; et avec ces grâces, de quels égarements ne reviendraient-elles pas ? quelles difficultés ne surmonteraient-elles pas ? J'oserais alors répondre d'une réformation entière de leur vie ; et j'en aurais pour garants tant de promesses si expresses, si solennelles, et si souvent réitérées dans l'Ecriture ; j'en aurais pour garants tant de pécheurs qui n'ont point eu d'autre ressource, et qui, du plus profond abîme où ils étaient plongés, sont parvenus, avec le secours de l'aumône et par les pratiques d'une solide pénitence , à la plus sublime perfection. Or voilà à quoi elles ne font nulle attention, parce que l'esprit séducteur, cet esprit de ténèbres, les aveugle , et qu'il leur ôte toutes ces pensées si utiles pour elles, mais si contraires à ces entreprises : Et tollit verbum de corde eorum, ne credentes salvi fiant.
Je dis plus, et sans que le démon s'en mêle ( car combien de choses lui imputons-nous que nous ne devons imputer qu'à nous-mêmes ?), sans, dis-je, que le démon y ait part, le monde, par tous les objets qu'il leur présente et où elles se portent, les détourne des saints exercices de la charité chrétienne. Comme leur cœur est dans un perpétuel épanchement, et qu'il s'attache à tout ce qui leur frappe les yeux, ce qu'on leur a dit du triste état où sont réduits les pauvres, des maux qu'ils endurent et qu'ils auront encore à endurer, des soulagements qu'ils attendent, et qu'elles ne peuvent, sans crime, leur refuser ; tout cela s'échappe en un moment pour faire place à d'autres idées, à d'autres entretiens , à de vaines occupations et aux plus frivoles amusements. Ce qu'il y a de plus déplorable, c'est que, par l'habitude qu'elles se sont faite de ne rentrer jamais en elles-mêmes, et de mener une vie tout extérieure, elles n'en ont pas le moindre scrupule, et qu'elles ne se reprochent pas une fois devant Dieu cette dissipation. S'en accusent-elles au saint tribunal ? mettent-elles au nombre de leurs péchés d'avoir par là rendu inutiles tant d'instructions, et par là même d'avoir si longtemps vécu dans l'indifférence à l'égard des pauvres ? elles seraient étonnées qu'un confesseur leur fit sur cela quelque peine, et elles ne s'accommoderaient pas d'une morale qui leur paraîtrait si étroite, et peut-être si peu pensée.
Voilà le premier abus que vous avez à corriger. Abus dont les pauvres se ressentent par le délaissement où ils se trouvent ; car, après bien des assemblées, après bien des conférences et des exhortations, après que les prédicateurs ont mis en œuvre tout leur zèle et tout ce qu'ils ont reçu de talents, la charité demeure toujours également languissante, et chaque jour même elle se refroidit davantage. Si donc la Providence a conduit ici de ces femmes mondaines dont je viens de vous faire la peinture, je m'adresse à elles en concluant cet article, et voici ce que j'ai à leur dire. C'est d'opposer au désordre de leur dissipation le remède d'une sérieuse réflexion ; c'est de se persuader que cette assemblée n'est point une pure cérémonie, ni cette exhortation un simple discours, mais une instruction nécessaire , mais une instruction dont Dieu leur demandera compte, et sur laquelle il les jugera ; c'est de s'examiner elles-mêmes là-dessus, et de s'examiner solidement, de voir comment elles ont jusqu'à présent satisfait au précepte de la charité envers les pauvres, de reconnaître leurs négligences passées, et de s'en confondre ; c'est de faire surtout cette recherche et cet examen dans le temps qu'elles consacrent à la prière : car, toutes dissipées qu'elles sont, elles ne laissent pas d'avoir des temps de prière ; et, par un assemblage assez étrange, plusieurs ont trouvé ou cru trouver le secret d'accorder ensemble Dieu et le monde. Mais en général, concevez bien que ce que j'appelle ici dissipation, est la cause la plus universelle et la plus commune des dérèglements du siècle. Pourquoi voyons-nous tant de corruption dans le christianisme ? pourquoi, dans les états même les plus chrétiens en apparence, est-on si peu chrétien ? et pourquoi parmi les personnes dévotes de profession, y a-t-il si peu de vraie dévotion ? Le Prophète nous l'apprend : Desolatione desolata est terra, quia nullus est qui recogitet corde (Jerem., XII, 11.) : Toute la terre est dans une affreuse désolation; tout est défiguré dans l'Eglise de Jésus-Christ ; quoiqu'elle subsiste toujours, et qu'elle soit toujours sainte et sans tache, tout y est renversé, parce qu'il n'y a plus de recueillement ni de retour du cœur sur soi-même. Ce n'est pas qu'il n'y ait encore certains dehors de piété ; mais, sous ces dehors, il n'y a plus ou presque plus d'esprit intérieur. Ce sont des dehors spécieux ; on prononce des paroles, on récite des offices, on lit de bons livres, on fait même l'oraison ou l'on se flatte de la faire, on en sait toutes les méthodes ; mais, dans le fond, il n'y a rien là qui parte du cœur. C'est un cœur évaporé qui ne peut se renfermer un moment en lui-même ; un cœur qui se répand continuellement, et qui laisse évanouir tout ce que Dieu, ou ceux qui tiennent la place de Dieu, lui communiquent. Ainsi voulez-vous être chrétiennes, ne sortez jamais hors de vous-mêmes. C'est là que vous trouverez Dieu ; car c'est dans le cœur que Dieu habite, et qu'il veut habiter.
L'action est louable, elle nous est même ordonnée ; mais il faut que la méditation la précède, qu'elle l'accompagne, qu'elle l'anime : sans la méditation, elle ne peut longtemps se soutenir.
BOURDALOUE
DEUXIÈME EXHORTATION SUR LA CHARITÉ ENVERS LES PAUVRES
La Belle Comtesse, Sébastien Bourdon, National Gallery of Art, Washington