L'abbaye de Cluny et la petite congrégation qui en dépendait alors sous le nom d'Ordre de Cluny, furent choisies par les novateurs pour y faire l'essai d'une réforme liturgique complète et digne de la France.
On se rappelle ce que nous avons dit du Bréviaire monastique en général et de celui de Paul V en particulier. L'ordre de Cluny avait alors pour abbé général le cardinal de Bouillon. Ce prélat, si malheureusement célèbre par le relâchement de ses mœurs et par sa colossale vanité, ajouta à ses autres responsabilités devant l'Église, celle d'avoir, le premier, anéanti en France la Liturgie romaine, et d'avoir choisi pour inaugurer un corps d'offices totalement étranger aux livres grégoriens, la sainte et vénérable basilique de Cluny. Il possédait cette abbaye, non en commende, mais par l'élection du chapitre qui fut maintenu jusqu'à la suppression des ordres monastiques, dans la possession de choisir l'abbé de Cluny, pourvu que l'élu ne fût pas un moine ; cette servitude, si honteuse et dégradante qu'elle fût, plaçait néanmoins l'abbaye de Cluny dans une situation supérieure à celles de la congrégation de Saint-Maur, qui, étant toutes soumises à la commende, demeuraient totalement étrangères à la désignation des abbés qu'il plaisait à la cour de leur nommer. Il est vrai que ces abbés simplement commendataires n'avaient aucune juridiction spirituelle sur les monastères. En vertu de sa qualité d'abbé régulier, son droit et son devoir était de veiller à tout ce qui concernait le service divin, et il était, de plus, susceptible de recevoir et d'exécuter à ce sujet toutes les commissions du chapitre général.
L'ordre de Cluny s'était toujours maintenu dans la possession de ses antiques usages liturgiques. Le Bréviaire de Paul V qui, comme on se le rappelle, n'était point strictement obligatoire pour tous les monastères, n'avait point été formellement accepté par cette congrégation. Nous laisserons donc de côté la question de droit, tout en faisant observer que si rien ne s'opposait à la réforme des livres monastiques de l'ordre de Cluny, la destruction complète et violente de tout le corps des offices grégoriens ne pouvait être considérée comme une réforme, et n'en pouvait revendiquer le caractère et les droits.
Ce fut, ainsi que nous l'apprenons de la lettre pastorale de l'éminentissime abbé de Cluny, ce fut dans le chapitre de l'ordre tenu en 1676, que l'on résolut la réforme du Bréviaire monastique de Cluny. On donna ce soin à D. Paul Rabusson, sous-chambrier de l'abbaye, et à D. Claude de Vert, trésorier. C'était précisément l'époque où François de Harlay faisait exécuter, en la façon que nous avons dit, la réforme du Bréviaire parisien, et comme cette réforme fut l'expression des principes qui s'agitaient alors dans l'Eglise de France, il était naturel de penser qu'on en retrouverait quelques applications dans le nouveau Bréviaire de Cluny. A part la connaissance que nous avons d'ailleurs de D. Claude de Vert et de ses principes liturgiques, la coopération de certains membres du clergé séculier qui avaient fait leurs preuves devrait nous éclairer suffisamment. Cette coopération est indiquée expressément dans, la lettre pastorale, et l'on sait par un auteur contemporain que les deux moines de Cluny eurent de grandes liaisons, pendant la durée de leur opération, avec les commissaires du nouveau Bréviaire de Paris, et qu'ils prirent dans ce dernier beaucoup de choses dont ils se firent honneur dans leur bréviaire (Thiers. Observations sur le nouveau Bréviaire de Cluny).
Mais de même qu'entre tous les commissaires du Bréviaire de Harlay, il n'y en eut aucun plus suspect de vues hétérodoxes, ni plus hardi, sous ses dehors de sainteté, que Nicolas Le Tourneux, de même aussi nul autre ne peut être égalé à ce personnage pour son zèle d'innovation, et pour l'importance des travaux qu'on lui laissa exécuter. La confiance que D. Claude de Vert et D. Paul Rabusson avaient en lui, le rendit maître du terrain. Il forma son plan et l'exécuta à son aise. Nous devons donc désormais nous tenir pour avertis, et nous attendre à trouver dans le Bréviaire de Cluny l'œuvre de Nicolas Le Tourneux. Les plus grands applaudissements du public de ce temps-là, préparé à tout par le Bréviaire de Harlay, accueillirent le nouveau chef-d'œuvre à son apparition, qui eut lieu en 1686.
Il y eut cependant quelques réclamations fondées sur l'étrangeté de plusieurs particularités qu'on remarquait dans cette production. Mais ce qui surprit tout le monde, ce fut de voir se lever au nombre des adversaires du Bréviaire de Cluny, le trop fameux, mais docte Jean-Baptiste Thiers, qui publia deux petits volumes intitulés : Observations sur le nouveau Bréviaire de Cluny. Sa critique violente, quelquefois même injuste, mais le plus souvent victorieuse, aurait grandement nui, en d'autres temps, à une œuvre aussi difficile à défendre que celle de D. Paul Rabusson et de D. de Vert ; mais tel était l'engouement des nouveautés liturgiques, que le factum de Thiers qui n'avait pu trouver d'imprimeur qu'à Bruxelles, n'arrêta en rien la marche de l'innovation. On fut même presque scandalisé de voir J.-B. Thiers, un si bon esprit, ne pas s'extasier devant une merveille comme le Bréviaire de Cluny. Son livre, qui parut en 1707, appelait néanmoins une réfutation, et D. Claude de Vert s'était mis en devoir de la préparer, lorsque Thiers vint à mourir. D. Claude de Vert ne jugea pas à propos de le poursuivre au-delà du tombeau ; peut-être aussi trouva-t-il son compte à cette suspension d'armes : car, assurément, le curé de Vibraye n'était pas homme à laisser le dernier mot à autrui, dans la dispute.
En attendant que nous fassions connaître un autre associé de D. Claude de Vert dans la fabrication du Bréviaire de Cluny, nous allons révéler au lecteur les progrès liturgiques qui signalaient cette oeuvre.
D'abord, le principe émis dans le Bréviaire de Harlay, mais qui n'avait pas reçu alors toute son application, ce principe si cher aux antiliturgistes, de n'employer plus que l'Ecriture sainte dans l'office divin, était proclamé dans la lettre pastorale et appliqué, dans toute son étendue, à tous les offices tant du Propre du Temps que du Propre des Saints et des Communs. Ainsi croulait déjà une partie notable du livre responsorial de saint Grégoire ; mais afin que la destruction fût plus complète encore, les novateurs qui cherchaient si ardemment à faire prévaloir l'Écriture sainte sur la tradition, en vinrent jusqu'à sacrifier, sans égard pour l'antiquité, au risque de découvrir à tous les yeux le désir de bouleversement qui les travaillait, en vinrent, disons-nous, jusqu'à sacrifier presque en totalité les innombrables antiennes et répons que les livres grégoriens ont empruntés de l'Écriture sainte elle-même, et cela, pour les remplacer par des versets choisis par eux, et destinés à former une sorte de mosaïque de l'Ancien et du Nouveau Testament dont ils avaient trouvé le plan dans leurs cerveaux. Et ces hommes osèrent encore parler de l'antiquité, quand ils mentaient à leurs propres paroles.
Après avoir donné la chasse aux traditions dans les antiennes et les répons, les commissaires du Bréviaire de Cluny, marchant toujours sur les traces de François de Harlay, mais de manière à le laisser bien loin derrière eux, trouvèrent pareillement le moyen d'en finir avec les légendes des saints. Pas une seule ne fut épargnée; on mit en leur lieu des passages des saints Pères d'une couleur plus ou moins historique, et si grande fut cette hardiesse, que, malgré le bon vouloir de plus d'un liturgiste du dix-huitième siècle, il fut reconnu impossible d'imiter, en cela, le Bréviaire de Cluny qui devait servir de modèle sous tant d'autres points.
Ce fut dans un but analogue que, après avoir supprimé la plupart des fêtes à douze leçons pour les réduire à trois, on décréta que le dimanche n'admettrait plus celles qui tombent en ce jour, si ce n'est les solennités les plus considérables, et que, sauf l'Annonciation et la fête de saint Benoît, toutes celles qui arrivent durant le carême seraient ou éteintes, ou transférées. Quignonez lui-même déclare dans la préface de son bréviaire, qu'il n'a pas osé aller jusque-là. Par suite de ces bouleversements bizarres, certaines fêtes se trouvaient dépopularisées par les translations les plus inattendues ; car, qui se serait imaginé, par exemple, d'aller chercher saint Grégoire le Grand au 3 de septembre, saint Sylvestre au 3 de janvier, saint Joseph un des jeudis de l'Avent ?
Mais non contents de remanier ainsi le calendrier pour les fêtes des saints, les commissaires du Bréviaire de Cluny avaient porté leur main audacieuse jusque sur les grandes lignes de l'année chrétienne. Toujours fidèles au système qu'ils avaient inventé à priori, et auquel il fallait que soit l'antiquité, soit les usages modernes de l'Église cédassent en tous les cas, ils imaginèrent, pour abaisser les fêtes de la sainte Vierge, de créer un quintenaire de fêtes de Notre-Seigneur, qui dussent être placées, pour l'importance, à la tête du calendrier. S'ils se fussent bornés au ternaire antique de Pâques, de la Pentecôte et de Noël, ils se seraient tenus dans les bornes des traditions ecclésiastiques ; mais en voulant égaler l'Epiphanie et l'Ascension aux trois premières, et tenir ces cinq solennités dans une classe où nulle autre, pas même la fête du Saint Sacrement, ne peut trouver place, ils mirent au jour leur manie d'innovation et en même temps les plus énormes contradictions avec leurs solennelles prétentions à la connaissance de l'antiquité.
Le culte de la sainte Vierge fut réduit dans le Bréviaire de Cluny. La fête de son Assomption descendit au degré appelé par les commissaires Festivité majeure. L'octave de la Conception fut supprimée ; l’ Annonciation fut nommée, à l'instar du Bréviaire de Harlay, Annuntiatio et Incarnatio Domini . Mais on alla plus loin : François de Harlay avait du moins laissé à la sainte Vierge la fête de la Purification ; les commissaires de Cluny, toujours inquiets pour la gloire du Sauveur dans les hommages qu'on rendra à sa sainte mère, comme si l'unique fondement des honneurs déférés à Marie ne se trouvait pas dans la maternité divine, résolurent de nommer cette fête : Prœsentatio Domini et Purificatio B. Mariœ Virginis.
Parlerons-nous des hymnes, des antiennes, des répons si remplis de piété et de poésie par lesquels l'Église, dès le temps de saint Grégoire, s'était plu à exalter les grandeurs de Marie ? Toutes celles de ces formules antiques et sacrées qui avaient échappé aux coups de François de Harlay, avaient impitoyablement été sacrifiées par Le Tourneux, pour faire place à de muets centons de la Bible. Certes, on peut dire qu'en cela était porté un coup bien sensible à l'ordre de Saint-Benoît, si célèbre en tous les temps pour sa dévotion à la mère de Dieu ; et les commissaires, pour agir avec cette scandaleuse liberté, non seulement avaient à combattre l'Antiphonaire et le Responsorial de saint Grégoire, mais il fallait qu'ils étouffassent aussi la voix séculaire de la sainte église de Cluny, comme on parlait autrefois ; car elle déposait hautement de son amour pour la glorieuse Vierge et de son zèle à lui rendre ses plus doux hommages.
L'autorité du Siège apostolique qui a de si intimes rapports avec la confiance et le culte envers la mère de Dieu, avait souffert de nombreuses atteintes dans le nouveau Bréviaire de Cluny. Sans parler de la suppression des fêtes de la plupart des saints papes, ainsi que du retranchement des répons et antiennes sacrifiés déjà par le zèle de François de Harlay, on avait, à l'imitation de cet archevêque, humilié la fête du prince des apôtres jusqu'au degré de Solennité mineure ; on avait supprimé une des fêtes de la chaire de Saint-Pierre, et cela dans la basilique de Saint-Pierre de Cluny, dans le sanctuaire même où avaient si longtemps prié pour l'exaltation du Siège apostolique, le prieur Hildebrand, depuis, saint Grégoire VII ; le moine Othon de Châtillon, depuis, Urbain II ; le moine Raynier, depuis, Paschal II ; le moine Guy, depuis, Callixte II !
Qu'on ne nous demande donc plus pourquoi il n'est pas resté pierre sur pierre de cette antique et vénérable église, centre de la réforme monastique, et, par celle-ci, de la civilisation du monde, durant les XIe et XIIe siècles ; pourquoi les lieux qui formaient son enceinte colossale sont aujourd'hui coupés par des routes que traversent avec l'insouciance de l'oubli les hommes de ce siècle ; pourquoi les pas des chevaux d'un haras retentissent près de l'endroit où fut l'autel majeur de la basilique et le sépulcre de saint Hugues qui l'édifia. Saint-Pierre de Cluny avait été destiné à donner abri, comme une arche de salut, dans le cataclysme de la barbarie, à ceux qui n'avaient pas désespéré des promesses du Christ. De ses murs devait sortir l'espoir de la liberté de l'Eglise, et bientôt la réalité de cet espoir. Or la liberté de l'Église, c'est l'affranchissement du Siège apostolique. Mais lorsque ces murs virent déprimer dans leur enceinte cette autorité sacrée qu'ils avaient été appelés à recueillir, ils avaient assez duré. Ils croulèrent donc, et afin que les hommes n'en vinssent pas à confondre cette terrible destruction avec ces démolitions innombrables que l'anarchie opéra à une époque de confusion, la Providence, avant de permettre que les ruines de Cluny couvrissent au loin la terre, voulut attendre le moment où la paix serait rétablie, les autels relevés ; où rien ne presserait plus le marteau démolisseur ; où les cris de la fureur n'accompagneraient plus la chute de chaque pierre. C'en fut assez de la brutale ignorance, des mesquins et stupides ressentiments d'une petite ville pour renverser ce qui ne pesait plus que sur la terre. À la vue de cette inénarrable désolation, quel Jérémie oserait espérer d'égaler les lamentations à la douleur ! que le moine se recueille et prie : Ponet in pulvere os suum, si forte sit spes !
Le Bréviaire de Cluny, outre les graves innovations dont nous venons de parler, présentait encore de nombreuses singularités capables d'offenser le peuple catholique. Nous avons dit, à propos de la Liturgie monastique, que l'ordre de Saint-Benoît avait de très bonne heure adopté le Responsorial grégorien. Le Bréviaire monastique de Paul V, qui était conforme en beaucoup de choses à celui de saint Pie V, avait sanctionné de nouveau cette œuvre du génie bénédictin qui a semblé toujours porté vers les habitudes romaines. Il a dû résulter de là que plusieurs usages dans la règle de Saint-Benoît, pour les offices divins, ont fait place à d'autres usages plus en rapport avec les mœurs des diverses églises d'Occident. Ce n'était pas un mal que ces rares dérogations à un ordre d'office qui, dans tous les autres cas, demeurait toujours dans sa couleur propre, et les effacer n'était pas un progrès, puisqu'on ne le pouvait faire qu'en se séparant de l'Église romaine d'une part, et de l'autre en scandalisant les simples. C'est néanmoins ce que firent les commissaires en supprimant les prières de préparation à l'office, Pater ; Ave Maria ; Credo ; en abolissant les suffrages de la sainte Vierge et des saints, la récitation du symbole de saint Athanase, les prières qui se disent à certains jours après la litanie, les absolutions et les bénédictions pour les leçons de Matines, etc. Sans doute saint Benoît n'a point parlé de tous ces rites que l'Église n'a établis que dans des siècles postérieurs à celui auquel il a vécu ; mais les rédacteurs du Bréviaire de Cluny pensaient-ils donc que ce saint patriarche revenant au monde, après mille ans, eût voulu, sous le prétexte de rendre l'office de ses moines plus conformes à celui du VIe siècle, briser tous les liens que cet office avait, par le laps de temps, contractés avec celui de l'Église universelle ?
Mais voici quelque chose de bien plus étrange. Depuis le IXe siècle, la tradition de l'ordre de Saint-Benoît porte que, durant les trois derniers jours de la semaine sainte, l'office divin, dans les monastères, sera célébré suivant la forme gardée par l'Église romaine, afin qu'il paraisse à tous les yeux que les fils de la solitude s'associent en ces jours solennels à la tristesse de tout le peuple fidèle. La même coutume est inviolablement observée dans les autres ordres qui ont un bréviaire particulier. N'eut-on donc pas droit de crier au scandale quand on vit le Bréviaire de Cluny prescrire, à l'office de la nuit des jeudi, vendredi et samedi saints, les versets Deus, in adjutorium ; Domine, labia mea aperies ; un invitatoire, une hymne, douze psaumes, trois cantiques, douze leçons, douze répons ; l'usage du Gloria Patri, non seulement dans ces répons, mais à la fin de chaque psaume ; à laudes, aux petites heures, à vêpres et à compiles, toutes les particularités liturgiques employées par les usages bénédictins, dans le reste de l'année ? En vain D. Claude de Vert, pour soutenir son œuvre, a-t-il pris la peine de composer un dialogue fort pesant entre un certain dom Claude et un certain dom Pierre ; il n'est parvenu à démontrer qu'une seule chose, que personne d'ailleurs ne conteste, savoir, que saint Benoît, en établissant la forme de l'office par ses moines, n'a point dérogé, dans sa règle, à cette forme pour les trois derniers jours de la semaine sainte, et qu'on ne peut être contraint à embrasser les usages romains, en ces trois jours, en vertu d'une déduction logique. Tout cela est très vrai ; mais, quoi qu'en dise D. de Vert, la coutume suffit bien pour suspendre l'effet d'une loi, et d'ailleurs, les rares exemples d'une pratique contraire qu'il voudrait produire ne détruisent point ceux, beaucoup plus nombreux, qu'on peut alléguer en faveur de la coutume actuelle.
Parlerons-nous de la singulière idée qui porta les commissaires du Bréviaire de Cluny à inventer, pour le 2 novembre, un office propre de la Commémoration des défunts, avec des hymnes, douze psaumes, trois cantiques, des capitules, des répons brefs, etc., en un mot, toutes les parties qui composent les offices réguliers du cours de l'année. Ce n'est sans doute là qu'une bizarrerie et une hardiesse de plus. Mais voici une remarque d'un autre genre. Nos doctes travailleurs se piquaient d'érudition, et comme la connaissance de la langue grecque était alors une sorte de luxe dans l'éducation, ils trouvèrent fort convenable d'afficher dans leur bréviaire quelqu'une des découvertes philologiques qu'ils avaient pu faire. Aujourd'hui leur petite vanité nous paraîtra, sans doute, quelque peu risible : alors il en était autrement. Il y avait longtemps que leurs savantes oreilles étaient choquées d'entendre prononcer dans l'Église romaine les deux mots Kyrie, eleison, sans qu'on parût faire la moindre attention, pensaient-ils, à la valeur de la lettre êta. Ils voulurent donc y remédier, et faire ainsi la leçon, non seulement à toute l'Église latine, mais encore à l'Église grecque elle-même. Ils imprimèrent donc, dans tous les endroits où se trouva la litanie, Kyrie, eleéson. La science a fait un pas, ou plutôt on s'est mis tout simplement en devoir de demander la prononciation du grec aux Grecs, et aux monuments philologiques des anciens ; et Kyrie, eleéson est devenu simplement ridicule.
Il faut convenir, cependant, que si les nombreux bréviaires du XVIIIe siècle firent de riches emprunts au Bréviaire de Cluny, tous, à l'exception de ceux des congrégations de Saint-Vannes et de Saint-Maur, laissèrent à dom de Vert son eleéson. Mais Érasme imposait si fortement à ce novateur, que non content d'en adopter, après François de Harlay, les sentiments audacieux sur saint Denys l'Aréopagite et sur sainte Marie-Madelaine, il se fit l'écho de ce docteur ambigu, jusque dans ses absurdes théories sur la prononciation grecque. Son zèle ne s'arrêta donc pas à la création de l’eleéson : il démentit la tradition que François de Harlay avait respectée sur le mot Paraclitus, et alla jusqu'à chanter et osa écrire en toutes lettres, Paracletus, en dépit de la quantité. Au reste, et ceci prouvera combien les instincts liturgiques s'étendent loin : dans la même censure où la Sorbonne, en 1526, vengeait les traditions catholiques contre Érasme, elle notait aussi, comme nouveauté intolérable, l'affectation pédantesque du Paracletus que, cependant, tous nos bréviaires français ont emprunté à D. de Vert. Il est curieux qu'aujourd'hui, après avoir parcouru un long cercle, la science vienne à se retrouver au point où était déjà rendue la Sorbonne au XVIe siècle, par la seule fidélité aux traditions. Dieu veuille nous délivrer, pour l'avenir, des hommes à systèmes et à idées toutes faites !
Concluons tout ceci par une appréciation générale du Bréviaire de Cluny, et disons que si cette œuvre, que nous croyons avoir démontrée intrinsèquement mauvaise, ne paraissait pas d'abord destinée à exercer une influence funeste, parce que ce corps d'offices ne devait, après tout, s'exercer que dans un petit nombre d'églises conventuelles dans lesquelles le public était accoutumé à voir pratiquer la Liturgie bénédictine, qui diffère déjà de la romaine en beaucoup de points, elle n'en devait pas moins produire les plus désastreux effets dans l'Église de France. Déjà la réforme parisienne avait retenti au loin et éveillé le goût de la nouveauté ; mais elle était insuffisante, du moment qu'on se disposait à franchir les limites posées par la tradition. Il fallait un type à tous les créateurs en Liturgie que le pays se préparait à enfanter. Il fallait un drapeau à ces champions du perfectionnement. Le Bréviaire de Cluny était tout ce qu'on pouvait désirer : tout y était nouveau. Les théories qui ne faisaient que poindre dans l'œuvre de François de Harlay rayonnaient accomplies dans celles de D. Paul Rabusson,de D. Claude de Vert et de Nicolas Le Tourneux.
Aussi dirons-nous en finissant, pour la gloire du Bréviaire de Cluny, si tant est que ce soit là une gloire, que la plus grande partie de ce que renferment de meilleur (dans leur système) les nouveaux bréviaires, appartient à celui dont nous faisons l'histoire. Nous ne refuserons donc pas aux commissaires du chapitre de Cluny de 1676, mais surtout à Le Tourneux, une grande connaissance des saintes Écritures, tout en détestant l'emploi condamnable qu'ils ont fait de cette connaissance, en substituant des phrases de la Bible choisies par eux, dans leur lumière individuelle, et dès lors isolées de toute autorité, à la voix sûre, infaillible de la tradition, ou encore aux passages de l'Écriture que l'Église elle-même avait choisis dans le Saint-Esprit, in Spiritu sancto, pour rendre des sentiments, exprimer des mystères dont elle seule a la clef, parce qu'elle seule est dans la lumière, tandis que les hérétiques et leurs fauteurs se meuvent dans les ténèbres.
Nous n'aurions pas dit tout ce qui est essentiel sur le Bréviaire de Cluny, si nous ne faisions pas connaître son hymnographe.
DOM GUÉRANGER
INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XVII, DE LA LITURGIE DURANT LA SECONDE MOITIE DU XVIIe SIECLE. COMMENCEMENT DE LA DEVIATION LITURGIQUE EN FRANCE. — AFFAIRE DU PONTIFICAL ROMAIN. — TRADUCTION FRANÇAISE DU MISSEL. — RITUEL D'ALET. — BREVIAIRE PARISIEN DE HARLAY. — BRÉVIAIRE DE CLUNY. — HYMNES DE SANTEUIL. — CARACTÈRE DES CHANTS NOUVEAUX. — TRAVAUX DES PAPES SUR LES LIVRES ROMAINS. — AUTEURS LITURGIQUES DE CETTE ÉPOQUE.