Le mystère de la glorieuse Ascension est accompli ; c'en est fait, Jésus ne se montrera plus à nos regards,
jusqu'à ce qu'il vienne juger les vivants et les morts. La foi seule nous le révèle désormais, et nous ne pouvons plus le saisir que par l'amour : telle est la condition de notre épreuve, jusqu'à
ce que, pour récompense de cette foi et de cet amour, nous soyons admis à l'intérieur du voile.
Ne murmurons
pas cependant. Espérons plutôt de cette espérance qui ne trompe pas, comme dit l'Apôtre. Et comment ne serions-nous pas tout entiers à cette espérance fortunée, lorsque nous nous souvenons que
Jésus nous a promis d'être avec nous jusqu'à la consommation des siècles ? Il ne se rendra pas visible, mais il sera là toujours. Pourrait-il abandonner l'Eglise son épouse ?
et ne sommes-nous pas les membres de cette épouse bien-aimée ?
Mais Jésus a
fait plus encore pour nous. S'il se retire, c'est en nous disant avec une tendresse infinie : "Je ne vous laisserai pas orphelins". Quand il nous disait : "Il vous est avantageux que je
m'en aille", il ajoutait : "Si je ne m'en allais pas, le Consolateur ne viendrait pas vers vous". Ce consolateur ineffable est l'Esprit-Saint, l'Esprit du Père et du Fils qui va
descendre incessamment sur nous, et qui doit demeurer avec nous, visible dans ses œuvres, jusqu'à ce que Jésus reparaisse pour enlever ses élus d'un monde qui aura mérité d'être abandonné aux
flammes. Mais l'Esprit ne doit pas descendre qu'il ne soit envoyé, et, comme nous l'apprend l'Evangéliste, "il ne doit pas être envoyé que Jésus n'ait été glorifié". Il vient continuer
l'œuvre ; mais cette œuvre devait d'abord être conduite par le Fils de Dieu jusqu'au terme assigné dans les décrets éternels.
Après ses
labeurs, Jésus est entré dans son repos, emportant avec lui notre humanité élevée en lui aux honneurs divins. L'Esprit-Saint ne revêtira pas cette nature ; mais il vient nous consoler de
l'absence de Jésus, il vient opérer ce qui reste à accomplir dans l'œuvre de notre sanctification ; et c'est lui déjà que nous avons vu à l'œuvre dans les deux jours précédents, lorsque nous
avons contemplé les prodiges de la foi et de l'amour, depuis le départ de celui qui est l'objet de l'une et de l'autre. C'est l'Esprit-Saint qui produit la foi dans les âmes, de même que c'est
lui "qui répand la charité dans les cœurs".
Nous voici
donc au moment de voir s'ouvrir une nouvelle série des merveilles de l'amour de Dieu envers sa créature. Encore quelques heures, et le règne de l'Esprit-Saint aura commencé ; mais en ce jour, le
dernier qui nous reste, puisque dès demain, à l'heure du soir, s'ouvrira déjà la solennité de la Pentecôte, laissons-nous aller au légitime besoin de vénérer encore les traces augustes de notre
divin Rédempteur sur cette terre. La sainte Liturgie nous l'avait rendu présent jour par jour, depuis ces touchantes semaines de l'Avent où nous entourions la divine Mère, attendant avec respect
l'heureux moment où elle nous donnerait son fruit à jamais béni ; et maintenant, pour le retrouver, il nous faut lever les regards vers le ciel, sortir de ce monde où il ne se laisse plus voir.
Heureux souvenirs de l'intime commerce que nous eûmes si longtemps avec l'Emmanuel, alors qu'il nous admettait à le suivre dans toutes ses voies, nous ne pouvons vous mettre en oubli. Bien plus,
nous comptons sur l'Esprit divin pour vous graver plus profondément encore dans nos âmes. Jésus n'a-t-il pas annoncé que cet ineffable Consolateur étant venu en nous, il nous ferait
ressouvenir de tout ce que nous avons entendu, goûté et expérimenté dans la société de celui qui, étant Dieu, a daigné vivre avec nous de notre vie, pour nous préparer à vivre nous-mêmes
éternellement de la sienne ?
Au reste, s'il nous est cher de suivre ainsi les vestiges de notre Sauveur sur la terre, il nous est bien permis
de nous rappeler aussi qu'il ne l'a pas voulu quitter sans y laisser une marque sensible de son amour pour cet humble séjour où il fut conçu au sein de la Vierge, où il naquit, où il daigna passer par toutes les phases de la vie de l'homme, où il mourut sur la
croix, où il ressuscita glorieux, et d'où il s'élança enfin pour monter à la droite de son Père. N'a-t-il pas laissé sur la roche du mont des Oliviers le double vestige de ses derniers pas ? tant
il se détachait avec peine de cette humble demeure où son amour pour nous l'avait retenu durant trente-trois années ! Ce fait est fondé sur le témoignage de saint Augustin, de saint Paulin, de
saint Optât, de Sulpice Sévère, qui nous attestent le prodige que les siècles suivants ont constaté après eux.
En vain,
comme le remarquent ces anciens, l'armée de Titus vint s'établir en ce lieu, d'où elle dominait la ville déicide sur laquelle elle allait fondre ; ni les pas du soldat romain, ni les roues des
chariots de guerre, ni les pieds des chevaux, ne purent altérer ces traces du dernier adieu que Jésus laissa à sa sainte Mère, à ses disciples, à nous tous, du lieu même où il doit reparaître au
dernier jour. C'était donc sur ce même sol que, quarante ans après, les enseignes romaines apparaissaient tout d'abord, à cette heure si terrible pour l'ingrate Jérusalem. Rappelons-nous ici les
deux Anges qui vinrent annoncer le dernier avènement du Fils de Dieu, au moment même où la nuée le dérobait à tous les regards terrestres, et le rapprochement que le Seigneur avait fait lui-même
de la ruine de Jérusalem et de la dernière catastrophe du monde. Ces derniers vestiges des pas de Jésus sont donc à la fois un adieu plein de tendresse et la menace d'un retour plein d'effroi. Au
bas de la montagne s'étend la Vallée de Josaphat, la Vallée du Jugement ; et ce n'est pas en vain que le Prophète a dit : "Ses pieds poseront en ce jour sur la montagne des Oliviers qui est en face de Jérusalem, à l'Orient".
Acceptons
humblement cette impression de crainte, par laquelle le Seigneur visite notre âme en ce moment, afin de l'établir plus solidement dans l'amour, et baisons avec émotion ces derniers vestiges des
pieds sacrés de notre Emmanuel. La pieuse impératrice sainte Hélène, dont la noble mission ici-bas fut de rechercher et d'honorer les traces du passage du Fils de Dieu sur la terre, n'eut garde
d'oublier celles que gardait encore le mont des Oliviers. Par ses ordres un somptueux édifice, construit en rotonde, s'éleva pour couvrir ce lieu auguste ; mais lorsque les ouvriers voulurent
revêtir le sol de marbres précieux, et qu'ils arrivèrent à l'endroit où étaient imprimes les pas du Christ, une force invincible les arrêta. La pierre éclatait et jaillissait à leur visage, en
sorte qu'ils durent laisser apparentes les traces surnaturellement empreintes sur la roche.
Tels sont les
faits merveilleux constatés par une longue série d'auteurs pieux et graves qui remonte jusqu'au siècle même où ils s'opérèrent ; mais le Sauveur ne voulut pas se borner à maintenir accessibles
aux regards des hommes ces derniers vestiges qui semblent nous dire qu'il n'est pas parti depuis longtemps et qu'il ne doit pas tarder à revenir ; il daigna confirmer l'espérance que nous avons
de le suivre un jour, en opérant un nouveau prodige. Quand il fallut fermer la voûte de l'élégant sanctuaire qui devait abriter le monument suprême du passage du Fils de Dieu sur la terre, un
nouvel obstacle se déclara. Les pierres ne pouvaient tenir et tombaient à mesure qu'on les plaçait.
On dut renoncer à terminer l'édifice dans sa partie supérieure, qui resta ouverte, comme pour apprendre aux hommes que la voie inaugurée par l'Emmanuel sur le sommet du mont des Oliviers leur est
toujours accessible, et qu'ils doivent sans cesse aspirer à rejoindre leur divin chef qui les attend dans les cieux.
Saint
Bernardin de Sienne rapporte, dans son premier Sermon pour la fête de l'Ascension, une émouvante histoire qui nous servira d'utile entretien dans cette journée où nous faisons nos derniers adieux
à la présence visible de notre Rédempteur. Il raconte qu'un pieux chevalier entreprit le voyage d'outre-mer, désirant visiter les lieux témoins des mystères du salut. Dans son dévot pèlerinage,
il voulut débuter par Nazareth, et sur le lieu même où le Verbe se fit chair, il rendit ses hommages à l'amour infini qui l'avait attiré du ciel en terre, afin de nous retirer de la perdition.
Bethléhem vit ensuite notre pèlerin arriver dans ses murs, cherchant le lieu de la bienheureuse naissance qui nous donna un Sauveur. Ses larmes coulèrent abondantes à l'endroit où Marie avait
adoré son nouveau-né, et comme parle saint François de Sales qui a voulu aussi raconter cette délicieuse histoire, "il lécha la poussière sur laquelle la première enfance du divin poupon avait
été reçue". De Bethléhem, le noble voyageur, qui ne craignait pas de parcourir en tous sens la
Palestine, se rendit sur les bords du Jourdain, et s'arrêta à Bethabara, au lieu appelé Béthanie, où le Précurseur avait baptisé le Rédempteur. Afin d'honorer plus complètement le mystère, il voulut à son tour entrer dans le lit du fleuve, et se plongea avec délices dans ces eaux qui
lui rappelaient celles que Jésus avait daigné sanctifier par le contact de ses membres sacrés. De là, suivant toujours la trace du Fils de Dieu, il s'enfonça dans le désert, voulant avoir sous
les yeux le théâtre de la pénitence, des combats et de la victoire de notre Maître. Sa marche se dirigea ensuite vers le Thabor, sur les sommets duquel il honora le mystère de la Transfiguration
de Jésus, lorsqu'il laissa briller aux regards de trois de ses disciples quelques rayons de sa gloire.
Enfin notre pieux chevalier entra dans Jérusalem. Le saint Cénacle le vit recueillant avec le plus tendre amour,
dans un si auguste asile, les souvenirs du lavement des pieds aux disciples, et de l'institution du grand et sublime mystère de l'Eucharistie. Soutenu par le désir de ne pas laisser une station
sans y avoir versé ses larmes avec ses prières, il passa le torrent de Cédron, et se rendit au jardin de Gethsémani, où la pensée de son Sauveur couvert d'une sueur de sang fondit son cœur dans
une ineffable sympathie pour la victime de nos péchés. Bientôt il se représenta ce même Sauveur chargé de chaînes et entraîné dans Jérusalem.
" Il
s'achemine alors, nous dit Saint Bernardin de Sienne, à qui il convient de rendre la parole sur un
tel sujet ; il s'achemine, suivant partout les traces de son bien-aimé, et le voit en imagination traîné çà et là chez Anne, chez Caïphe, chez Pilate, chez Hérode, fouetté, bafoué, craché,
couronné d'épines, présenté au peuple, condamné à mort, chargé de sa croix, laquelle il porte, et la portant fait la pitoyable rencontre de sa mère toute détrempée de douleur, et des dames de
Hiérusalem pleurantes sur lui. Si monte enfin ce dévost pèlerin sur le mont Calvaire, où il voit en esprit la croix estendue sur la terre, et Nostre Seigneur que l'on renverse et que l'on cloue
pieds et mains sur icelle cruellement. Il contemple de suite comme on lève la croix et le crucifié en l'air, et le sang qui ruisselle de tous les endroits de son divin corps. Il regarde la pauvre
sacrée Vierge toute transpercée du glaive de douleur, puis il tourne les yeux sur le Sauveur crucifié, duquel il escoute les sept paroles avec un amour non pareil, et enfin le voit mourant, puis
mort, puis recevant le coup de lance, et monstrant par l'ouverture de la playe son Cœur divin, puis osté de la croix et porté au sépulcre où il va le suivant, jettant une mer de larmes sur
les lieux détrempez du sang de son Rédempteur, si qu'il entre dans le sépulcre, et ensevelit son cœur auprès du corps de son Maistre.
" Puis,
ressuscitant avec luy, il va en Emmaüs, et voit tout ce qui se passe entre le Seigneur et les deux disciples, et enfin revenant sur le mont Olivet où se fit le mystère de l'Ascension, et là
voyant les dernières marques et vestiges des pieds du divin Sauveur, prosterné sur icelles, et les baisant mille et mille fois avec des soupirs d'un amour infiny, il commença à retirer à soy
toutes les forces de ses affections, comme un archer retire la corde de son arc quand il veut descocher sa flèche, puis se relevant, les yeux et les mains tendus au ciel : Ô Jésus, dit-il,
mon doux Jésus, je ne sçay plus où vous chercher et suivre en terre. Hé ! Jésus, Jésus mon amour, accordez donc à ce cœur qu'il vous suive et s'en aille après vous là-haut, et avec ces ardentes paroles il lança quant et quant son âme au ciel, comme une sacrée
sagette, que comme divin archer il tira au blanc de son très heureux object". Traité de l'Amour de Dieu, Livre VII, chap. XII.
Saint
Bernardin de Sienne raconte que les compagnons et les serviteurs du pieux chevalier, le voyant ainsi succomber sous l'effort de son amour, coururent chercher un médecin, dans la pensée qu'il
serait possible encore de le rappeler à la vie. Mais cette bienheureuse âme s'était envolée à la suite du Rédempteur, nous laissant un monument immortel de l'amour qu'a pu faire naître au cœur
d'un homme la seule contemplation des divins mystères que nous avons suivis à loisir, sous la conduite de l'Eglise, dans la succession des scènes de la sainte Liturgie.
Puissions-nous posséder maintenant en nous le Christ que nous avons été si à même de connaître ! et daigne l'Esprit-Saint, dans sa visite si prochaine, conserver dans nos âmes
les traits de ce divin chef, avec lequel il vient nous relier plus étroitement encore !
DOM GUÉRANGER
L'Année
Liturgique
Coupole de l'Ascension à la Basilique Saint Marc de
Venise