Cette Eglise que le Sauveur a bâtie et qu'il conserve de sa main divine, est-elle seulement la société des esprits
qui possèdent, et des cœurs qui aiment la vérité apportée du ciel ? L'a-t-on suffisamment définie, quand on l'a appelée une société spirituelle ? Non, assurément ; car nous savons qu'elle devait
s'étendre et qu'elle s'est étendue de fait au monde entier.
Or, comment auraient pu avoir lieu ces progrès, comment auraient pu s'étendre ces conquêtes, si la société fondée
par le Rédempteur n'eût été extérieure et visible, en même temps que spirituelle ? Les âmes ne communiquent pas sans l'intermédiaire des corps. "La foi vient de l'ouïe, dit l'Apôtre ; or
comment entendront-ils, si on ne leur prêche ?" Lors donc que Jésus ressuscité dit à ses Apôtres : "Allez, enseignez toutes les nations", il indique assez que la parole devra retentir aux
oreilles, qu'elle fera son bruit dans le monde, un bruit qui sera entendu de ceux qui se rendront à cette parole, comme de ceux qui la dédaigneront. Cette parole a-t-elle le droit de circuler ainsi librement, sans demander permission aux puissances de la terre ? Qui oserait nier
qu'elle ait ce droit ? Le Fils de Dieu a dit : "Allez, et enseignez toutes les nations" ; il doit être obéi ; et la parole de Dieu confiée à ses envoyés ne saurait être
enchaînée.
La voilà donc
déclarée libre, cette parole extérieure, et dans sa liberté elle enfante de nombreux disciples. Ces disciples demeureront-ils isolés les uns des autres ? Ne se grouperont-ils pas autour de leur
apôtre pour l'entendre ? Ne se sentiront-ils pas frères et membres d'une même famille ? Alors il faut qu'ils s'assemblent ; et tout à coup le peuple nouveau apparaît, visible à tous les regards.
Il en devait être ainsi ; car si ce peuple qui doit assimiler tous les autres ne frappait pas les regards, ses destinées ne s'accompliraient pas.
Mais il faut
à ce peuple qui s'assemble des édifices, des temples. Il va donc bâtir au soleil les maisons de la prédication et de la prière. L'étranger, à la vue de ces nouveaux sanctuaires, se demande :
Qu'est-ce que ceci ? D'où viennent ces hommes qui ne prient plus avec leurs concitoyens ? Ne dirait-on pas une nation dans la nation ? L'étranger a raison ; c'est une nation dans la nation,
jusqu'à ce que la nation elle-même ait passé tout entière dans les rangs de ce peuple nouveau.
Les besoins
de toute société exigent qu'elle ait ses lois, comme elle a sa hiérarchie ; l'Eglise montrera donc au grand jour les signes d'un gouvernement intérieur dont les effets se produisent
à l'extérieur. Ce sont des fêtes, des solennités dont la pompe annonce un grand peuple, des règlements rituels qui
forment entre les membres de la société un lien visible au dehors comme au dedans du temple ; des commandements, des ordres émanés des divers degrés de la hiérarchie, qui sont promulgués et
viennent réclamer l'obéissance ; des institutions, des corporations qui se meuvent au sein de la société, et lui apportent secours et splendeur ; tout enfin, jusqu'à des lois pénales contre les
délinquants et les réfractaires.
Mais il ne
suffit pas à l'Eglise d'avoir des lieux de réunion pour les assemblées de ses fidèles ; il faut qu'il soit pourvu à l'entretien de ses ministres, aux dépenses du culte qu'elle rend à Dieu, aux
nécessités de ses membres indigents. La voila donc qui, secondée par la générosité de ses enfants, prend possession de certaines parties du sol qui deviennent par là même sacrées à raison de leur
destination, et à cause de la dignité surhumaine de celle qui les possède. Bien plus, lorsque les princes, lassés de s'opposer vainement au progrès de l'Eglise, demanderont eux-mêmes à en faire
partie, il deviendra nécessaire que le Pasteur suprême ne soit plus sujet d'aucun roi dans l'ordre temporel, et qu'il devienne roi lui-même. La société chrétienne accueille avec acclamation ce
couronnement de l'œuvre du Christ, à qui "toute puissance a été donnée au ciel et sur la terre", et qui devait un jour régner temporellement dans son Vicaire.
Telle est donc l'Eglise : société spirituelle, mais extérieure et visible, de même que l'homme, spirituel quant à
son âme, tient à la nature physique par son corps qui fait partie essentielle de lui-même. Le chrétien aimera donc la sainte Eglise telle que Dieu l'a voulue, et il aura en horreur ce faux et hypocrite spiritualisme qui, pour renverser l'œuvre du Christ,
prétend refouler la religion dans le pur domaine de l'esprit. Nous ne pouvons accepter un tel sort. Le Verbe divin a revêtu notre chair ; il s'est donné "à voir, à entendre, à toucher" ; et
s'adressant aux hommes, il les a organisés en Eglise visible, parlante et palpable. Nous sommes un vaste Etat ; nous avons notre monarque, nos magistrats, nos concitoyens, et nous devons être
prêts à donner notre vie pour cette patrie surnaturelle, dont la dignité s'élève autant au-dessus de celle de la patrie terrestre que le ciel est au-dessus de la terre. Satan, jaloux de cette
patrie qui doit nous conduire à celle dont il est exclu, n'a rien épargné dans le cours des siècles pour la renverser. Il s'est d'abord attaqué à la liberté de la parole sacrée qui enfante les
membres de l'Eglise : "Nous vous défendons, disaient ses premiers organes, de parler désormais de ce Jésus". Le stratagème est habile ; et s'il n'a pas réussi, si la prédication chrétienne
s'est fait jour malgré tout, l'ennemi n'a pas laissé de l'appliquer jusqu'à nos temps dans la mesure qui lui restait possible.
Les assemblées des chrétiens ont éveillé de bonne heure les poursuites de la puissance mondaine. La violence a
tenté de les disperser ; souvent nous avons été réduits à chercher les antres et les forêts, à choisir les heures de la nuit pour célébrer les Mystères de lumière, pour chanter les splendeurs du
divin Soleil de justice. Que de fois nos temples les plus aimés, monuments de la piété, consacrés par les plus chers souvenirs, ont couvert la terre de leurs débris ! Satan eût voulu effacer jusqu'aux traces du domaine de son vainqueur.
Et les lois que l'Eglise promulgue pour ses fidèles, et les relations de ses Pasteurs entre eux et avec leur Chef,
à quelles tyranniques jalousies n'ont-elles pas donné lieu ! On a voulu refuser à la société des chrétiens jusqu'au droit de se gouverner elle-même ; des hommes serviles ont aidé les gens de
César à garrotter l'Epouse du Fils de Dieu. Ses biens temporels ont aussi tenté la cupidité des puissances du monde ; ils lui procuraient l'indépendance ; il fallait donc les lui ravir, afin
qu'elle n'eût plus qu'une situation précaire : attentat que nos sociétés politiques expient cruellement chaque jour, mais moindre pourtant que celui qui est le crime de notre siècle, et qui a
fait descendre de son trône, après mille ans de royauté temporelle, le Pasteur qui tient les clefs du Royaume de Dieu.
Cependant,
les plus odieuses erreurs circulent : l'idée d'une Eglise toute spirituelle, d'une Eglise qui ne doit pas être visible, à moins qu'elle ne consente à devenir l'un des ressorts du gouvernement
national, cette idée impie et absurde trouve de nombreux partisans. Pour nous, nous n'oublierons pas les innombrables martyrs qui ont donné leur sang pour maintenir et assurer à l'Eglise de
Jésus-Christ sa qualité de société publique, extérieure, indépendante de tout joug humain, en un mot complète en elle-même. Peut-être sommes-nous les derniers héritiers de la promesse ; raison de
plus pour proclamer jusqu'à la fin les droits de celle que Jésus s'est donnée pour Epouse, à laquelle il a conféré l'empire de ce monde qui n'a été conservé qu'à cause d'elle, et qui s'écroulera le jour où elle en serait exilée.
DOM GUÉRANGER
L'Année Liturgique
Benoît XVI
Pope Benedict XVI, center, arrives to deliver his eulogy at the funeral service of Cardinal Tomas Spidlik, of the Czech Republic, inside St. Peter's Basilica, at the Vatican, Tuesday, April
20, 2010 photo: http://news.yahoo.com/