Aujourd’hui le fiacre, qu’il soit à deux ou à quatre places, est une voiture bien construite, peu élevée au-dessus du sol, garnie intérieurement de drap bleu, close, légère, attelée de chevaux qui se reposent au moins un jour sur deux, conduite par un cocher uniformément vêtu, portant son numéro sur sa caisse et sur ses lanternes, lavée et brossée une fois en vingt-quatre heures, et qui offre sinon un grand luxe, du moins un confortable suffisant.
Si l’on rencontre encore par-ci par-là des rôdeurs menant une voiture écaillée, sale, dont la tenture est déchirée, la caisse bossuée et les harnais déchiquetés, soyez persuadé que ce véhicule dégradé n’appartient pas à la Compagnie générale. Cette dernière en effet, malgré la libre concurrence, se regarde encore, et avec raison, comme chargée de subvenir spécialement aux besoins du public parisien ; aussi n’épargne-t-elle point ses efforts pour tenir en bon état un matériel chaque jour usé et détérioré par un service que rien ne ralentit et qui devient de plus en plus étendu. Son personnel, qui est presque une petite armée, se compose de 6 815 agents de tout rang et de toute fonction.
Quand un cocher charge à la station ou sur la voie publique, il doit inscrire sur sa feuille l’heure, le point de départ, le point d’arrivée ; avant de quitter la station, il fait viser ce bulletin par l’inspecteur. Le soir, lorsqu’il rentre au dépôt, il remet entre les mains d’un agent spécial sa feuille de retour et le gain de la journée, après avoir prélevé les quatre francs qui constituent actuellement son salaire quotidien. Puis il va se coucher où il veut, à son domicile s’il est marié, le plus souvent dans un garni s’il est célibataire. Les laveurs s’emparent alors de la voiture couverte de poussière ou de crotte ; ils l’aspergent à grande eau, la brossent, la fourbissent rapidement et la remisent à son numéro d’ordre ; pendant ce temps, les palefreniers détellent les chevaux, les lavent, les étrillent, les bouchonnent, les attachent au râtelier sur la litière et les mettent à même de réparer leurs forces épuisées par la fatigue.
Le lendemain matin, à l’heure réglementaire, lorsque le cocher arrive, il trouve ses chevaux pansés, nourris, attelés, sous des harnais luisants, à une voiture nettoyée. Avant qu’il parte, un maréchal-ferrant a visité les pieds des chevaux ; un charron a examiné les roues, les ferrements, a frappé sur les essieux, a tâté les écrous, et un vitrier a vérifié si les glaces ne sont point cassées. Le cocher va chercher sa feuille, il monte sur son siège et se rend à la station. Et tous les jours il en est ainsi.
La Compagnie générale construit elle même ses voitures ; elle achète le bois en grume, le fer en barres, le cuir en tas. Dans ses immenses ateliers de carrosserie, où les scies à vapeur et les marteaux-pilons ne sont jamais en repos, on se hâte, on se presse afin que les voitures mises au rebut soit remplacées sans que le public ait jamais à souffrir de retard ; on tresse les licous, on taille les caparaçons, on rembourre les coussins, on coud les passementeries ; c’est un monde d’ouvriers qui s’agite et pousse annuellement sur le pavé de Paris plus de 500 voitures neuves, estimées en moyenne 1 007 fr. 66. Le chêne, l’érable, l’orme, le sapin et le peuplier sont les essences généralement utilisées par le charronnage et la carrosserie. Quelle est la durée de la vie moyenne d’une de ces voitures surmenées et qui semblent toujours errantes comme des âmes en peine ? Dix ans au moins, douze ans au plus. Parfois elle meurt violemment, avant l’âge, prise entre une muraille et un fardier. Malgré la quantité considérable de voitures qui se meuvent dans Paris, les accidents qui les atteignent sont relativement rares et ne sont presque jamais irréparables.
En 1866, sur les 4 500 voitures qu’elle possède, la Compagnie générale en a mis en circulation 3 200, qui ensemble ont fait 1 178 488 journées de travail ; on voit donc que le repos est rare pour les chevaux, pour les cochers, et que ce n’est pas tout plaisir que d’être à la disposition d’un maître aussi pressé, aussi multiple, aussi exigeant que le public parisien.
Maxime Du Camp, Les voitures publiques dans la ville de Paris, Revue des Deux Mondes, 1867